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Rémanences des jours (journal)

 Des choses vues, des scènes vécues, des faits lus ou entendus au fil des jours...




 © Ramy Zein                        

 

Jeudi 2 mai

Neuf morts dans l’incendie d’une pizzeria rue Bechara el-Khoury. Une fuite de gaz a provoqué une explosion : les employés se sont trouvés piégés par les flammes qui les ont refoulés vers le fond du restaurant, puis vers la cave où, hélas, ils ont vite manqué d’oxygène avant de mourir asphyxiés.

Le drame aurait pu être évité si ce restaurant s’était conformé aux règlements en vigueur. Or il ne disposait ni d’extincteurs, ni d’issue de secours, ni de détecteurs de gaz ou de fumée. Il n’était même pas déclaré. Une entreprise hors norme et hors la loi, comme des milliers au Liban.

Ironie du sort, les neuf employés sont morts la veille de la fête du Travail, victimes de la pauvreté qui les a mis sous la coupe d’un patron irresponsable, victimes d’un État qui édicte des lois sans veiller à leur application. S’il y avait une justice au Liban, les familles des victimes se tourneraient, non seulement contre le propriétaire des lieux, mais aussi contre l’État qui, par sa négligence criminelle, a causé la mort de leurs enfants.

 

Mercredi 1er mai

Après le retrait partiel de l’armée israélienne, plusieurs charniers ont été découverts dans la bande de Gaza ces dernières semaines, notamment sur les sites des hôpitaux Al-Shifa et Nasser. Les corps retrouvés appartiennent à des hommes, des femmes et des enfants, certains les poings liés, d’autres les yeux bandés, d’autres encore portant des traces de torture et d’exécution. Autant d’éléments qui corroborent l’hypothèse de crimes de guerre, surtout si on les place dans le contexte des opérations militaires menées par Israël depuis le 7 octobre, où la volonté de punir le Hamas a débouché sur un châtiment collectif d’une rare violence infligé à toute la population de Gaza. Israël nie avoir commis des crimes de guerre après la découverte des fosses communes, arguant qu’il s’est contenté d’examiner les cadavres enterrés pour vérifier qu’aucun n’appartenait aux otages israéliens. De leurs côtés, les Nations-Unies, Amnesty International et l’International Rescue Committee ont exigé des enquêtes indépendantes.

Quoi qu’il en soit, cette guerre a été monstrueuse pour les Palestiniens. Mais elle a fait beaucoup de mal à Israël aussi, non seulement en raison de ses pertes humaines et de l'épreuve subie par les otages, mais parce qu’elle a mis à nu, comme jamais auparavant, la politique israélienne de persécution et de colonisation en Palestine. Ce qu’on a cherché à faire oublier pendant des décennies est étalé à présent sur la place publique internationale : la terre entière est témoin de l'oppression des Palestiniens. Le jusqu’auboutisme de Netanyahou a réussi, de plus, à exacerber la défiance des Arabes à l’égard d’Israël, ce qui n’augure rien de bon pour l’avenir, sans parler de la montée de l’antisémitisme provoquée par cette guerre interminable, faisant d’Israël aujourd’hui, non plus le refuge des juifs, mais la cause principale de leur stigmatisation dans le monde.

 

Mardi 30 avril

Un ami se rend au commissariat de Tayyouneh pour payer une contravention. On lui réclame cinq timbres de cent mille livres. Où peut-on en trouver ? demande-t-il naïvement, croyant qu’on va l’aiguiller vers un guichet du bâtiment. Or non, le commissariat ne met pas de timbres à la disposition des contrevenants, ce serait trop simple, il faut les acheter ailleurs. Où ailleurs ? Le policier lui fait un geste vague qui semble englober le quartier alentour, ou peut-être la ville entière, ou tout le pays, allez savoir. Mon ami se met donc en quête de timbres : il pousse des dizaines de portes, interroge autant de passants et de commerçants. Quelqu’un lui parle de l’OMT tout proche : il s'y rend et découvre que l'OMT a cessé de traiter les contraventions. Une autre personne lui parle de Libanpost, mais en lui déconseillant d’y aller car, dit-il, c’est loin et on n’y trouve pas toujours des timbres. On lui indique finalement un café (pourquoi un café ?) qui approvisionne la population en timbres fiscaux. Le cafetier le reçoit aimablement, non sans lui demander de revenir le lendemain matin : son stock de timbres est épuisé pour la journée. Le lendemain donc, mon ami retrouve le gérant du café, qui lui vend les cinq timbres à huit cent mille livres, lui faisant comprendre que c’est à prendre ou à laisser. Mon ami n’a pas le loisir de laisser : il a hâte d’en finir. Il paye sa dîme à la mafia des timbres et fonce vers le commissariat pour ne pas arriver en retard à son travail (il arrivera quand même en retard, l’agent chargé des perceptions ayant débarqué une demi-heure après l’heure d’ouverture).

Cette mésaventure ordinaire illustre à la fois l’incompétence des autorités publiques, la compromission de certains responsables avec les mafias locales (notamment dans les régions où la pénurie de timbres est bien plus sévère) et la complicité passive du citoyen qui se soumet au système par désespoir et lassitude. Si depuis des années l’on n’est pas capable d’assurer une chose aussi élémentaire que des timbres fiscaux à la population, comment espérer un jour régler les grands problèmes du pays ?... La délivrance n'est pas pour demain.

 

Lundi 29 avril

Une formation politique, El-Jamaa el-islamiyya, s’est livrée à une parade militaire hier dans le Akkar, pendant les obsèques de deux de ses membres tués dans un raid israélien au sud du pays. Les images montrent des hommes en treillis tirant au RPG et aux armes automatiques. Des tirs en l’air qui ont blessé plusieurs personnes, dont un enfant.

Jusque-là, rien que de très banal. Une histoire libanaise comme on en a toujours connu. Là où l’affaire devient singulière, c’est quand les hommes politiques et les commentateurs de tous bords feignent de s’étonner devant ce spectacle. Dans une parfaite unanimité, ils font semblant d’oublier que les partis politiques libanais sont presque tous des milices en puissance, avec des armes bien cachées mais susceptibles d'émerger à la surface si nécessaire, comme on l’a vu en maintes occasions. Les accords de Taëf stipulaient le désarmement des milices. Non seulement les milices n’ont pas déposé les armes, se contentant de les dérober aux regards, mais elles se sont emparées du pouvoir pour y poursuivre, par d’autres moyens, leur travail de sape qui a conduit à l’effondrement terminal. 

 

Samedi 27 avril

Dans la nuit du 19 au 20 avril, une famille palestinienne a été décimée par un bombardement israélien à l’est de Rafah qui a fait dix-neuf morts. Les médecins ont réussi à pratiquer une césarienne sur le corps agonisant de la mère enceinte, Sabrine el-Sakani, grièvement blessée à la tête, qui a succombé quelques minutes après l’accouchement. Le bébé né à trente semaines a été placé dans une couveuse et on lui a donné le prénom de Rouh (âme ou esprit en arabe), conformément au souhait de sa sœur de 4 ans, morte dans l’explosion.

À peine née, Rouh a cristallisé l’espérance de tout un peuple et bien au-delà. L’épreuve était effroyable, on n’en voyait pas le bout, mais cette petite créature était la démonstration que la vie pouvait triompher de la mort malgré tout. Un fardeau symbolique énorme, à la mesure des souffrances endurées, pesait sur le nourrisson d’1,4 kg. Ses frêles épaules supportaient seules le poids d’un océan de sang et de larmes versés depuis des mois. Rouh est devenue ainsi l’emblème de la vie, de la résistance, de la Palestine. On suivait son état qui s’améliorait de jour en jour. On parlait de sa sortie prochaine de la couveuse, de sa vie auprès de son oncle Rami el-Sheikh.

Or hier vendredi, on a appris que Rouh, dernière survivante de sa famille, s’est éteinte à l’hôpital de Rafah. Sa condition s’était dégradée subitement et l’équipe médicale n’a rien pu faire pour la sauver. L’enfant miraculée a été enterrée auprès des siens, au cimetière Awni Daher, alors que les bombes continuaient de s’écraser sur la ville. 

La banalité du mal dans l'enfer de Gaza. 


Vendredi 26 avril

L’Assemblée nationale a reporté d’un an les élections municipales, qui étaient prévues pour ce mois de mai 2024. Faut-il s’en étonner quand les responsables libanais ont coutume de se dérober à leurs obligations ? L’inaction est leur devise, l’attentisme leur mode d’être, le déni et l’inconscience au cœur de leur éthos politique. Après avoir empêché l’élection d’un nouveau président de la République, les voilà qui ajournent les élections municipales alors qu’un grand nombre de conseils municipaux sont dissous en raison de conflits internes et qu’ils se trouvent à présent paralysés pour treize mois supplémentaires. Notre démocratie était déjà imparfaite ; elle est dorénavant confisquée par ceux-là mêmes qui en sont les garants.

L’excuse brandie pour le report du scrutin est la guerre au Sud. Or le même Parlement avait donné son feu vert aux élections municipales de 1998 en exceptant les régions frontalières occupées par Israël à l'époque. On note au passage que l’État hébreu a organisé ses élections municipales en janvier 2024 sans invoquer l’excuse de la guerre, lui.

Maintenant que le report est acté, on suppose que les travaux engagés par les mairies ces dernières semaines seront bâclés ou suspendus. Les engins de chantier auront vite fait de disparaître, avant de réapparaître au printemps prochain, peu avant les échéances de 2025, à moins que les élections municipales ne soient de nouveau renvoyées aux calendes libanaises. 

 

Jeudi 25 avril

Journée caniculaire à Beyrouth. Le ton collectif est à la complainte : il fait chaud, ça tape dur, quelle fournaise. Rengaine unanime accompagnée de mines épuisées. Il y a pourtant quelque chose de doux et d’agréable dans cette touffeur ardente de l’air, une sensation d’enfance, de grandes vacances, de liberté, une odeur de mer et de soleil, un goût d’abandon, un appel de l’ailleurs. La chaleur plonge certains dans une torpeur stérile ; pour d’autres, elle élargit le monde en repoussant les frontières de la mémoire.


Mardi 23 avril

La glycine blanche au parfum capiteux, comme un cœur démultiplié dans le crépuscule, d’une incandescence de braise sous son éclat nivéal. Ses lanternes juxtaposées illuminent votre chemin le long des rues silencieuses et, quand vous regagnez votre habitation aux éclairages artificiels, elles continuent de flamboyer en vous avec l'intensité d’un souvenir indélébile. 

 

Lundi 22 avril

L’Algérie a proposé l’adhésion pleine et entière de la Palestine aux Nations-Unies, la Palestine ne bénéficiant à ce jour que d’un statut « d’État non-membre observateur ». Sans surprise, les États-Unis ont mis leur veto à cette proposition. De son côté, Israël a convoqué les ambassadeurs des pays du Conseil de sécurité de l’ONU ayant voté en faveur de l’initiative algérienne, dont l’ambassadeur de France. Le message adressé aux diplomates affirme qu’« un geste politique aux Palestiniens et un appel à reconnaître un État palestinien – six mois après le massacre du 7 octobre – est une prime au terrorisme ».

Cette assertion illustre bien l’incapacité du pouvoir israélien à tirer les véritables enseignements du 7 octobre et, surtout, l’amalgame qu’il fait entre le peuple palestinien et le Hamas. L’État hébreu ne cesse d’agir comme si le 7 octobre avait été commis par l'ensemble des Palestiniens qui peuplent Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. Netanyahou et son gouvernement de guerre se trompent : l’édification d’un État palestinien n’est pas une « prime au terrorisme ». Elle constitue la meilleure protection contre le terrorisme et l’unique moyen de garantir durablement la paix et la sécurité des deux peuples.

 

Samedi 20 avril

Dans le village à majorité chrétienne orthodoxe de Kfar Habou (Akkar), les murs d’une église ont été souillés par des graffitis en rouge. On y déchiffre notamment le mot Souriyya (Syrie en arabe). Il n’en a pas fallu plus pour réveiller les sentiments antisyriens à Kfar Habou et ailleurs, à supposer que ces sentiments se soient jamais endormis. Or après une enquête menée par les renseignements de l’armée, il s’est avéré que les auteurs des graffitis étaient, non des Syriens, mais des Libanais.

Le Liban a trouvé un bouc émissaire idéal en la présence syrienne sur son territoire. Une présence dont beaucoup de Libanais s'obstinent à nier la nature complexe au profit d’un jugement simpliste et xénophobe. Le Liban ne peut pas supporter la présence de deux millions de Syriens sur son sol, c'est un fait. Mais le Liban ne peut pas non plus faire semblant d'oublier que nombre de ces Syriens sont là parce qu'il a besoin d'eux, et que d'autres Syriens sont là parce qu'ils risquent leur vie en rentrant chez eux.

 

Jeudi 18 avril

À bord de la compagnie nationale, la Middle East Airlines, les écrans diffusent des messages publicitaires. L’un d’eux informe en français que les voyageurs peuvent se procurer des articles hors taxe auprès de l’équipage. Suit une courte liste des articles en question, parmi lesquels on trouve des « produits libanaise » (sic). Soit il s’agit d’une coquille, et l’on s’étonne qu’un texte aussi court n’ait pas été soigneusement relu pour éviter cette erreur. Soit il s’agit d’une faute, auquel cas on se demande pourquoi la MEA, connue pour ses bénéfices colossaux engrangés sur le dos des passagers grâce à un système de quasi-monopole sur certaines destinations, pourquoi la MEA, donc, ne confie pas la rédaction de ses textes à des spécialistes. Cela lui éviterait de telles bourdes, sans parler des maladresses de formulation et de mise en page.

Ce « produits libanaise » est un détail, mais les détails en disent long parfois.

 

Dimanche 14 avril

Le Liban a fermé son espace aérien entre 1 h et 7 h du matin en raison de la contre-attaque iranienne ayant visé Israël (l'État hébreu avait bombardé le consulat iranien à Damas le 1er avril, faisant quatorze morts). Tous les vols ont été reportés, ce qui a créé une situation chaotique à l’aéroport de Beyrouth. Il faut espérer que Téhéran s’en tiendra à cette riposte mesurée et probablement concertée avec Washington.

Impression d’être assis sur une poudrière (ou sur 2750 tonnes de nitrate d'ammonium si l'on veut suggérer un parallèle pas si absurde que cela), tandis que, tout autour, des gamins jouent avec le feu.

 

Samedi 13 avril

Le racisme antisyrien a atteint un nouveau sommet au Liban après le meurtre de Pascal Sleiman. Des passants se sont fait tabasser en pleine rue, d’autres se sont vu fracasser leurs motos ou leurs voitures, des municipalités ont fixé des ultimatums aux ressortissants syriens pour quitter leurs territoires, des boutiques tenues par des Syriens ont été mises sous scellés, etc.

Les Libanais sont pris dans leurs propres contradictions. D’un côté ils laissent les Syriens s’installer chez eux par centaines de milliers sans exiger en retour le respect des lois relatives à la domiciliation, au travail et au commerce, de l’autre côté, de façon aussi fugace que brutale, ils réagissent à des faits divers en sévissant contre l’ensemble de la population syrienne. D’un côté on réclame le départ des Syriens, de l’autre on les recrute à tour de bras parce qu’on a besoin de leur main-d’œuvre...

Au-delà de l’incohérence et du racisme qui caractérisent le comportement collectif majoritaire des Libanais à l’égard des Syriens, ce que révèle ce nouvel épisode est surtout notre propension à nous décharger sur autrui de nos propres maux et responsabilités. Le coupable est forcément étranger. Il en a toujours été ainsi. C’est commode, c’est rassurant, mais cela ne résout pas les problèmes. Il est bon de se le rappeler en ce 13 avril, 49e anniversaire de la guerre civile libanaise.

 

Mardi 9 avril

Le Liban est secoué depuis deux jours par une sombre affaire d’homicide qui a coûté la vie à Pascal Sleiman, haut responsable des Forces Libanaises. Selon la version officielle, l’homme est tombé dans un guet-apens tendu par un gang syrien de voleurs de voitures sur la route reliant Mayfouk à Khérbé (caza de Jbeil). M. Sleiman ayant tenté de résister à ses agresseurs, ces derniers l’ont battu à mort avant d’exfiltrer son corps et son véhicule (une Audi 4X4) vers la Syrie.

Là où les organes de sécurité désignent un meurtre crapuleux, les partisans des Forces Libanaises dénoncent, eux, un assassinat politique. Certains vont plus loin en accusant nommément le Hezbollah d’avoir commandité l’élimination de M. Pascal Sleiman, les FL étant connues pour leur hostilité au parti de Dieu. Des menaces ont été proférées contre des chiites habitant dans la région de Jbeil, en plus de nombreuses voies de fait contre des passants syriens.

Ce drame illustre l'extrême tension qui règne dans le pays. Le Liban est plus divisé que jamais et, même en s’armant d’optimisme, on ne voit pas de quel côté pourrait venir la délivrance quand les seuls à même de le sauver, ses responsables politiques, s’acharnent à le maintenir dans un état de mort cérébrale par leur immobilisme et leur inféodation à l'étranger.

 

Dimanche 7 avril

Israël a mené cette nuit plusieurs raids aériens contre des installations militaires du Hezbollah à Baalbek. L’armée de l’État hébreu a déclaré que ces frappes ont été conduites en réponse à la destruction par le Hezbollah d’un drone israélien dans l’espace aérien… libanais !

On lit et relit cette dépêche de Reuters en se demandant si une erreur ne s’y est pas glissée. Or non, Israël justifie bien l’offensive contre le parti de Dieu par l’attaque d’un drone israélien survolant le territoire libanais. Israël considère donc comme légitime de violer l’espace aérien libanais, mais comme une agression caractérisée la destruction d’un drone envoyé en mission d’espionnage chez son voisin du nord ! Faut-il voir dans cette déclaration saugrenue un trait d’humour ? Une provocation ? Un symptôme d’aveuglement? Une tendance à l’autovictimisation poussée jusqu’à l’absurde ?...

Pour rappel, entre 2006 et 2022, Israël a commis 22111 violations de notre espace aérien par 8231 avions de combat et 13102 drones.

Le 17 octobre 2019, ou une révolution pour rien...

C’est l’histoire d’un peuple qui avait le malheur de vivre dans une République bananière nommée Liban, où des institutions fantoches servaient les intérêts exclusifs de l’oligarchie en place : le Gouvernement était constitué d’une pléthore de ministres placés sous la tutelle directe des grands leaders communautaires, pour la plupart d’anciens chefs de guerre, dont le seul objectif était de se partager les profits et les privilèges. Le Parlement était une chambre d’enregistrement, issue d’un simulacre d’élections, qui avait pour fonction de fournir un vernis légal aux malversations de l’exécutif. Idem pour la Justice, le Conseil constitutionnel, la Cour des comptes, tous aux ordres des hommes politiques qui s’acharnaient à les dévier de leurs missions, désignant eux-mêmes chacun de leurs membres, exigeant en retour une sujétion absolue à leur autorité arbitraire. Certes, ici ou là, y compris dans les hautes sphères de l’État, on pouvait rencontrer des individus honnêtes et dévoués au bien commun, mais leur participation au pouvoir servait de caution à la foule de leurs pairs corrompus sans parvenir, loin s’en fallait, à contrebalancer leurs turpitudes.

Or voilà qu’un beau soir, le fameux Grand Soir des rêveries libertaires, le peuple s’est dressé comme un seul homme. Ou plutôt comme une seule femme, les femmes ayant pris une part massive au soulèvement. L’icône de la Révolution a été une militante justement, une passionaria nommée Malak Alawiyyé qui a donné un coup de pied au sbire d’un zaïm armé d’un fusil automatique, visant – tout un symbole – ses parties intimes. En quelques jours, un phénomène extraordinaire s’est déroulé sous les yeux incrédules des Libanais : ils ont assisté ni plus ni moins au réveil de leur nation anesthésiée par des décennies de propagande officielle et de démocratie confisquée. Des jeunes qu’on croyait individualistes et frivoles se sont emparés fougueusement de la chose publique. Des forums ont surgi partout dans le pays : on débattait avec ferveur, on réclamait des élections libres, on appelait à l’abolition du système confessionnel, on élaborait des projets de réformes pour une société plus juste, moins archaïque, davantage respectueuse des droits de la femme. Pour la première fois depuis des lustres, les Libanais se sont pris à espérer.

Mais comme on pouvait s’y attendre, les maîtres du pays ont tout fait pour briser la révolte qui menaçait leur mainmise sur le Liban. Les uns ont envoyé leurs nervis tabasser les manifestants à Tyr, Beyrouth et ailleurs. Les autres ont mené une vaste propagande dans le but de discréditer les révolutionnaires en les accusant d’être instrumentalisés par les ambassades, provoquant ainsi une ligne de fracture communautaire dans le corps du Hirak. D’autres encore, plus fourbes et tout aussi nocifs, ont terni le mouvement en bloquant des routes dans le Nord, le Kesrouan ou le Chouf, avec le dessein de récupérer la colère du peuple pour affaiblir leurs adversaires, comme s’ils pouvaient se refaire une virginité au mépris de leur bilan et de l’Histoire.  

Comble de l’imposture, on a même vu des leaders politiques s’autoproclamer révolutionnaires ! Des trémolos dans la voix, la main sur le cœur, ils juraient leurs grands dieux qu’ils étaient des partisans convaincus des réformes et qu’ils avaient toujours œuvré pour la moralisation de la vie publique. Après avoir pillé et endetté le pays sur plusieurs générations, ils vitupéraient en chœur contre la corruption ! Ces tartufferies auraient pu être drôles si elles n’étaient obscènes ; quoi de plus insoutenable que les leçons de morale dans la bouche d’un politicien véreux coupable d’avoir détourné des milliards de dollars et d’avoir monopolisé tous les postes de la fonction publique afférents à sa communauté, et qui, au lieu de se terrer dans le silence (faute de croupir en prison), continue de pérorer sur les médias nationaux ; lesquels médias n’ont aucun scrupule à se faire complices de son indécence en relayant ses discours d’une manière servile et révérencieuse, alors qu’ils se prétendent par ailleurs les porte-parole du peuple insurgé avec un zèle non exempt de démagogie.

La révolution du 17 octobre a été tuée dans l’œuf. Ce fut comme un rêve, une parenthèse enchantée. Le pays est revenu à la case départ. La même caste est toujours aux commandes. Aucune procédure judiciaire n’a été engagée contre les dirigeants qui ont ruiné le pays, les fonds détournés ne sont pas près de rentrer dans les caisses de l’État, les prébendes et les concussions ont encore de beaux jours devant elles, l’impunité qui a prévalu après la guerre, à la faveur de la calamiteuse amnistie, continue d’être la règle aujourd’hui, encourageant les malfrats à poursuivre leurs prévarications. La situation générale s’est en fait empirée avec la crise économique : le chômage est devenu endémique, le pouvoir d’achat s’est effondré, sans parler des restrictions bancaires appliquées de façon drastique aux petits déposants, à l’exclusion des gros bonnets qui ont eu le loisir d’expatrier leurs fortunes vers des cieux plus cléments. Quant aux ingérences étrangères, source de tous les maux, elles sont loin d’avoir cessé, menaçant même de s’accroître avec la faillite de l’Etat officialisée par le premier défaut de paiement de son histoire.

Une révolution pour rien en somme. 

Splendeurs et misères de la Francophonie (extraits)

 



Webinaire, Université Saint-Joseph de Beyrouth, Faculté des Lettres et des sciences humaines, le 12 décembre 2020. Verbatim (extraits).


Il faut se rappeler d’abord que la francophonie tient peu de la nécessité et beaucoup du hasard dans cette partie du monde. Ici comme en Afrique, elle est le produit contingent des aléas de l’histoire : le Liban est francophone, mais il n’aurait pas suffi de beaucoup pour qu’il fût italianophone (l’italien rivalisait avec le français au XIXe siècle), anglophone (l’issue de la Première Guerre mondiale et les accords de Sykes-Picot auraient pu imposer d’autres partages en Orient), voire turcophone si l’empire ottoman avait survécu à sa longue maladie et à la Grande guerre. Cette contingence de la greffe linguistique française au Levant n’explique pas à elle seule les difficultés actuelles du français sous nos latitudes, mais il est bon de la garder à l’esprit pour mieux cerner la position de la langue française au Liban en 2020.

[…]

Contrairement à l’Algérie où elle a débarqué avec les fusils et les canons, la langue française est entrée au Liban, dès le XVIIe siècle, par la porte du savoir et de l’instruction. L’empire ottoman avait consenti au roi de France le titre de protecteur officiel des pèlerins chrétiens se rendant à Jérusalem, une tutelle protectrice qui s’est étendue progressivement à tous les chrétiens d’Orient, ce qui a favorisé l’installation des congrégations chrétiennes dans la montagne libanaise. Les Lazaristes, les capucins, les jésuites, les maristes, entre autres congrégations, se sont employés dès lors à instruire des générations de petits Libanais. Les établissements fondés par les missionnaires n’ont pas fait qu’introduire le français dans cette partie de l’empire ottoman ; ils ont joué aussi un rôle primordial dans l’enseignement de la langue arabe. C’est par le truchement des congrégations occidentales que nombre de Libanais ont appris à lire et à écrire leur propre langue (dans sa forme classique s’entend). Il faudra attendre le XIXe siècle pour que la présence culturelle et commerciale de la France au Liban prenne un visage plus franchement politique et se traduise, notamment, par le soutien apporté à la communauté chrétienne après les massacres de 1860 qui ont conduit à la mise sur pied de la Moutassarifiyyat. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France a œuvré pour la création du Grand-Liban que la communauté chrétienne, notamment maronite, appelait de ses vœux. Il n’est pas illégitime d’exprimer des réserves sur la politique de la France au Liban depuis le XIXe siècle, mais il serait injuste de ne pas lui reconnaître qu’elle n’a pas mené au Liban de répressions violentes et meurtrières comparables à ses campagnes militaires en Syrie entre 1925 et 1927, puis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Qu’elle prenne parti pour les chrétiens, majoritaires à l’époque, ou qu’elle exerce un mandat sur le Liban de 1920 à 1943, la France ne s’y est pas conduite en puissance coloniale prête à tout pour asseoir sa domination. Il y a bien eu quelques incidents ici ou là, dont le fameux 11 novembre 1943 qui a vu l’incarcération des dirigeants libanais de l’époque dans la citadelle de Rachaya en réponse à leurs velléités indépendantistes de plus en plus insistantes, mais cet épisode somme toute folklorique n’a pas terni l’image plutôt positive du mandat français dans la mémoire collective des Libanais. Une preuve parmi d’autres de ce regard libanais sur la présence française : après l’explosion du 4 août 2020, une pétition a circulé pour réclamer le retour du mandat français au Liban, recueillant des dizaines de milliers de signatures ! 77 ans après l’Indépendance, l’on en est réduit à réclamer le retour de la puissance mandataire. C’est dire l’échec retentissant de la classe politique libanaise depuis 1943 et, surtout, depuis 1990.

[…]

Le Liban n’est pas l’Algérie. Il n’y a pas eu de sang – ou si peu – entre le Liban et la France. Voilà pourquoi le pays du Cèdre s’est engagé avec ferveur dans l’Organisation internationale de la Francophonie sous la houlette de Charles Hélou, président du Liban entre 1964 et 1970, qui a contribué grandement à l’institutionnalisation de la Francophonie avec le président français de l’époque Georges Pompidou, mais aussi le président sénégalais Léopold Sédar Senghor qui a joué un rôle déterminant dans la création de l’Organisation internationale de la Francophonie. […] L’Algérie, quant à elle, refuse jusqu’à ce jour de prendre sa place dans l’assemblée francophone, accusant la France, à tort ou à raison, d’utiliser la Francophonie comme un levier politique pour perpétuer sa domination néocoloniale sur ses anciennes possessions.

Un autre élément historique a facilité l’implantation du français au Liban, c’est la coexistence paisible entre les deux langues arabe et française. L’acculturation francophone ne s’est pas faite chez nous au détriment de l’arabe, ou du moins pas dans des proportions telles que le lien entre les Libanais et la langue arabe s’en est trouvé compromis. L’enseignement de l’arabe a toujours été encouragé dans les établissements scolaires dirigés par les missions occidentales, et cela demeure le cas aujourd’hui dans les écoles francophones où l’on attache beaucoup d’importance à l’apprentissage de l’arabe classique, ce qui correspond d’ailleurs aux exigences du programme officiel. Si l’arabe et le français ne sont pas toujours également pratiqués au sein des familles pour des raisons sociologiques sur lesquelles nous reviendrons, les deux langues sont valorisées et inculquées de façon complémentaire dans les écoles. […]

L’histoire du français au Liban explique donc le caractère décomplexé et serein de sa pratique. Le locuteur libanais francophone est rarement en proie à des crises identitaires l’amenant à remettre en question sa pratique quotidienne du français. […]

Et quand bien même l’on serait mal à l’aise avec la francophonie pour des raisons idéologiques, l’on peut toujours se rappeler que le français n’appartient pas à la France mais fait partie du patrimoine universel. Les langues à vocation internationale comme le français ne sont plus la chasse gardée d’aucune nation ni d’aucun peuple. […] Ce n’est pas faire acte d’allégeance à la France que d’employer la langue de Molière. Rappelons-nous que les premiers écrivains libanais de langue française ont pris la plume à la charnière des XIXe et XXe siècles, pour revendiquer l’autodétermination du Liban - du Liban et plus largement de la Syrie et du monde arabe -, et non pas pour jurer fidélité et soumission à la France.

[…]

Le côté lumière a son pendant obscur toutefois. Les nombreux bénéfices et satisfactions inhérents à la francophonie vont de pair avec quelques désagréments, voire de vrais obstacles à l’épanouissement intellectuel, et c’est ce versant moins lumineux de la francophonie que nous allons tenter d’explorer à présent.

Il convient de rappeler d’abord que la France est le seul ancien empire colonial à n’avoir pas donné naissance à un pays pratiquant la même langue qu’elle, plus peuplé et plus grand en superficie. Le Royaume-Uni a accouché des États-Unis. L’Espagne a mis au monde le Mexique, la Colombie et presque toute l'Amérique latine. Le Portugal est à l’origine d’un pays, le Brésil, cent fois plus vaste et vingt-cinq fois plus peuplé que lui. Rien de tel dans le cas français. La France est demeurée le plus grand pays de langue française au monde. Cela a eu pour conséquence de positionner la France, et plus particulièrement Paris, comme le centre absolu et incontournable de la francophonie. Autrement dit, et pour donner une illustration concrète de ce phénomène sociolinguistique, lorsqu’on est un jeune auteur qui aspire à faire entendre sa voix, on doit obligatoirement passer par le système éditorial français pour exister et compter un tant soit peu. Or nul n’ignore le caractère hermétique des maisons d’édition parisiennes, en particulier pour les auteurs témoignant de sensibilités et de réalités non conformes aux références habituelles françaises. Et si par miracle, notre jeune écrivain parvient à trouver un éditeur, sa visibilité restera modeste tant qu’il n’aura pas été recensé par un grand média français et distingué par une instance de consécration parisienne, lesquels médias et instances consacrent peu les francophones, à moins qu’ils ne soient installés de longue date à Paris et qu’ils n’aient leurs entrées dans les institutions ad hoc. Il est symptomatique, par exemple, que les auteurs libanais les plus consacrés en France, à savoir Amin Maalouf, Andrée Chedid et Vénus Khoury-Ghata, se soient installés à Paris respectivement en 1976, 1946 et 1969, soit il y a 44, 74 et 51 ans ! Idem pour Wajdi Mouawad, qui a quitté le Liban au début de la guerre, a vécu en France puis au Québec avant de diriger le théâtre national de la Colline dans le vingtième arrondissement de Paris. Le message est clair : il ne suffit pas de publier un livre dans une maison d’édition parisienne, même prestigieuse, pour exister dans le paysage littéraire français, donc francophone. Il faut en plus résider ou effectuer des séjours fréquents à Paris, tisser des réseaux utiles, se ménager des entrées dans les institutions préposées au tressage des lauriers littéraires, et l’on aura peut-être une chance d’émerger un tant soit peu de l’ombre. […] Les auteurs francophones n’ont que la qualité de leurs textes pour les défendre, et la qualité pèse moins que d’autres paramètres sur le marché de l’édition.

Le pire ne réside pas là en réalité : il concerne surtout la représentation que l’écrivain francophone est en droit, ou non, de proposer de son pays. Cette représentation doit coïncider avec l’horizon d’attente de l’éditeur, ou de ce que l’éditeur imagine être l’attente du lecteur occidental, et non pas avec la perception subjective de l’écrivain francophone, qu’il s’agisse de la guerre, de la femme, des conflits sociaux ou de tout autre thème. S’il existe des éditeurs parisiens assez ouverts d’esprit pour accepter de se laisser surprendre, et je peux en témoigner personnellement, la plupart attendront de l’écrivain libanais qu’il valide ce que Pierre Halen nomme les « zones imaginaires d’identification », à savoir les stéréotypes néo-orientalistes et les idées reçues, et certainement pas qu’il les nuance par une perspective plus personnelle ou plus subtile. De là à ce que l’écrivain francophone se mette de lui-même, de façon plus ou moins consciente, à s’autocensurer et à produire des textes en adéquation avec les souhaits des éditeurs, il n’y a qu’un pas que certains auteurs peuvent être amenés à franchir. Cette sujétion volontaire fait écho à une autre forme de soumission plus ou moins consentante, celle des écrivains francophones à ce que Jànos Riesz et Jean-Marc Moura nomment l’hypotexte colonial et/ou exotique si difficile à dépasser.

[…]

L’écrivain libanais de langue française n’a que Paris dont les portes sont pratiquement closes, et s’il se résigne à être publié sur place à Beyrouth, il sera condamné à n’être lu qu’au Liban, et encore, car, comme nous le verrons, une grande partie du lectorat francophone libanais considère avec circonspection la production locale. Il y a donc une forme de malédiction qui poursuit l’écrivain francophone.

Pascale Casanova a bien expliqué ce phénomène dans La République mondiale des Lettres, où elle distingue entre le centre où tout se passe, et la périphérie où les francophones sont cantonnés au rôle de spectateurs. Pour parodier Lafontaine, selon que vous serez dans le centre ou dans la périphérie, les grands ordonnateurs de la littérature vous rendront visibles ou invisibles. Or ces grands ordonnateurs, ce ne sont pas seulement les éditeurs de Saint-Germain, mais tout le système institutionnel et médiatique qui gravite autour de l’édition. On l’a vu récemment avec l’explosion de Beyrouth : lorsqu’un journaliste français pense opportun d’interroger des écrivains sur la catastrophe, ce sont rarement les auteurs installés à Beyrouth qu’on sollicite, donc les témoins directs de l’événement ; on leur préfère en général les écrivains établis en France de longue date, non seulement pour des raisons pratiques de proximité, mais aussi, et surtout, pour se conformer aux exigences de la société du spectacle qui lie la valeur à la notoriété. […]

Il y a donc une hiérarchisation arbitraire de la littérature francophone, qui a peu à voir avec la qualité des textes et beaucoup avec la localisation des auteurs. […] Or rien n’est entrepris en France pour remédier à ce déséquilibre, ni au niveau des maisons d’édition, ni au niveau institutionnel (ou si peu), encore moins dans les médias. Songeons que Les Soleils des indépendances, chef d’œuvre de la littérature francophone africaine et de la littérature universelle, aurait pu ne jamais voir le jour n’était l’acharnement de son auteur Ahmadou Kourouma. Le manuscrit avait été refusé par toutes les maisons d’éditions de la place parisienne en 1966. L’année suivante, Kourouma apprend par hasard qu’une revue canadienne cherche des manuscrits francophones. Il envoie son texte, qui est accepté par l’éditeur Georges-André Vachon. Le roman est publié au Presses universitaires de Montréal, ce qui lui permettra ultérieurement de se faire remarquer en France et d’être réédité aux éditions du Seuil. Pour un manuscrit sauvé grâce à des circonstances extraordinaires, combien de manuscrits perdus à jamais, combien d’écrivains méconnus parce qu’aucune disposition n’a été prise pour soutenir la littérature francophone ? […]

La France, cependant, ne porte pas à elle seule la responsabilité de cette situation. Les pays francophones contribuent eux-mêmes, paradoxalement, à la marginalisation de leur propre littérature. Dans le cas du Liban, aucun effort institutionnel n’est fait pour promouvoir la création francophone, et les initiatives privées sont trop rares pour compenser le désintérêt officiel. Mais le vrai problème ne se situe pas au niveau des instances de consécration ou du manque de subvention et de soutien. Il touche à ce que les psychologues appellent la haine de soi, corollaire de la fascination pour l’autre. Soumis à l’aura symbolique de la littérature française multiséculaire, nombre de Libanais, qu’ils se l’avouent ou pas, qu’ils en prennent conscience ou non, rechignent à considérer la littérature francophone locale comme digne d’intérêt. La plupart du temps, ils en jugent sans même l’avoir lue, avec une condescendance parfaitement assumée. Un dédain qui englobe d’ailleurs toute la francophonie. Je le constate chaque année avec un cours que j’assure sur les littératures francophones du Maghreb et d’Afrique noire. Mis à part les rares étudiants qui ont déjà eu l’occasion de découvrir cette littérature, les réactions sont en général sceptiques. Les yeux disent clairement ce que les bouches se gardent de formuler : qu’est-ce qu’on vient nous embêter avec des auteurs non français, dont personne n’a jamais entendu parler, et qui, en plus, font évoluer leurs personnages à Kouroussa ou à Diagaramba au lieu de situer leurs romans en France comme tout le monde ! Heureusement, au bout de quelques semaines, au contact de Driss Chraïbi, de Fatou Diome ou de Kateb Yacine, leurs regards changent et ils s’étonnent qu’on ne leur ait pas parlé plus tôt de cette littérature riche et variée. En remontant un peu dans le temps, je me souviens de l’époque où j’avouais, presque avec honte, que ma thèse de doctorat portait sur la littérature libanaise francophone. Les réactions de mes interlocuteurs allaient du : Ah bon, ça existe ? au Tu as trouvé suffisamment de matière chez ces auteurs ? Il est certain qu’avec une énième thèse sur Flaubert ou Claude Simon, j’aurais suscité moins de commisération et plus d’admiration. Le prestige de ces monuments français aurait rejailli sur ma petite personne. Mais il faut croire que la quête de sens prend le pas parfois sur le besoin de reconnaissance. Plus tard, lors d’une soutenance de thèse à laquelle je participais comme membre du jury, un professeur s’est exclamé avec exaspération : Qu’est-ce que c’est que cette mode de la francophonie ?, s’agaçant qu’on puisse considérer la littérature francophone comme un objet d’étude en soi. C’était l’époque où les universités libanaises commençaient frileusement à enseigner la littérature de langue française, au grand dam de notre éminent professeur qui a bien évolué depuis, fort heureusement. Ce n’est pas le cas, hélas, de ses compatriotes qui conservent dans leur majorité une réticence de principe à l’égard de la littérature francophone. La littérature libanaise de langue française est inégale, c’est entendu ; elle charrie parfois des œuvres conformistes, des recueils de poèmes poussiéreux dans leur forme et leur esprit, il lui arrive même d’être imprégnée d’une idéologie conservatrice, sinon réactionnaire ; mais elle renferme aussi des textes d’une grande originalité, beaux et puissants, qui méritent le détour. La rejeter en bloc n’est pas seulement injustifié ; c’est une faute morale.

Les aprioris négatifs envers la littérature francophone disparaissent comme par enchantement lorsqu’un auteur reçoit un prix littéraire à Paris. Le petit serf anobli par le grand seigneur, il n’en faut pas plus pour que ses semblables s’emballent et reconnaissent à leur tour l’heureux lauréat. Si la France décrète qu’il est bon, c’est qu’il est bon. Le cas d’Amin Maalouf est éloquent à cet égard : même si l’auteur de Léon l’Africain avait suscité un intérêt bien mérité à Beyrouth depuis ses débuts littéraires ; à partir de 1993, année où il a remporté le prix Goncourt, il est reconnu parmi les siens comme un écrivain de premier plan, et chacune de ses visites publiques à Beyrouth suscite un engouement collectif. L’adoubement de la France a été perçu comme la preuve ultime de sa qualité littéraire. L’écrivain libanais doit donc remporter un prix littéraire à Paris pour être lu à Beyrouth. Le paradoxe, c’est que les Français eux-mêmes, en partie du moins, relativisent les prix littéraires tant ils connaissent les ressorts secrets et les jeux d’intérêts qui président à leur attribution, contrairement aux prix anglosaxons qui sont beaucoup plus transparents et honnêtes (les jurys du Booker Price en Grande-Bretagne et du Pulitzer aux États-Unis sont renouvelés chaque année pour éviter les conflits d’intérêts). Les Libanais eux, dans leur majorité, accordent une valeur absolue à tout prix, a fortiori quand il vient de France, et ne consentent à reconnaître une œuvre francophone que si elle a été primée par un jury parisien. Voilà pourquoi l’on voit les écrivains libanais francophones en mal de reconnaissance faire des pieds et des mains pour candidater à des prix littéraires français, même mineurs, même inconnus, conscients qu’ils sont de l’impact symbolique de ces prix sur leurs compatriotes s’ils venaient à les remporter. Entre l’écrivain francophone et son compatriote, il faut un intermédiaire en somme, et cet intermédiaire, c’est Paris. La situation est aussi absurde que symboliquement violente. C’est la France qui décide, en définitive, de ce que nous devons lire ou pas de nos propres auteurs.

La survalorisation de l’ancienne puissance mandataire et la dévalorisation de soi ne résument pas à elles seules les problèmes de la francophonie libanaise.

Il convient d’y ajouter d’abord le manque de diversité sociale dans la famille francophone. Il est vrai que plus de 60 % des élèves libanais effectuent leur scolarité en français, et que ces milliers d’élèves scolarisés en français sont issus de tous les milieux sociaux, y compris les plus modestes. Mais suivre un enseignement scolaire en français ne fait pas de vous automatiquement un locuteur francophone une fois devenu adulte. Et c’est là précisément qu’intervient la différence sociale : à la sortie de l’école, les jeunes qui sont capables de soutenir une conversation en français appartiennent, en règle générale, aux couches les plus favorisées de la société libanaise. Plusieurs raisons expliquent cette disparité ; en premier lieu, la pratique du français est plus répandue dans les milieux bourgeois, si bien que les enfants y sont exposés très jeunes au français comme langue vivante, et non seulement comme langue scolaire, donc langue quasi morte. Autre raison de cette inégalité dans la pratique du français oral : la qualité de l’enseignement du français qui varie selon les établissements scolaires et les moyens dont ils disposent pour l’apprentissage de la langue. Dans les écoles fréquentées par les enfants de la bourgeoisie, les méthodes d’enseignement, les équipements, les formations continues des professeurs et les effectifs allégés rendent l’apprentissage du français plus efficace que dans les écoles à faibles moyens, qu’elles soient publiques ou privées. De facto, le français est devenu la deuxième langue, voire la première langue de la bourgeoisie libanaise.

Cette frontière sociale se superpose, sans toujours coïncider avec elle, à une autre ligne de fraction, communautaire celle-là. En effet, pour les raisons historiques évoquées plus haut, le français s’est davantage diffusé dans la communauté chrétienne que parmi les autres. L’anglais est plus répandu dans les communautés sunnite et, surtout, druze (dont les alliés, au XIXe siècle, étaient les Britanniques). Quant aux chiites, s’ils ont été longtemps francophones, en partie grâce à l’expatriation de nombreux chiites en Afrique dès le début du vingtième siècle, tous les chiffres sur l’enseignement du français au sud du Liban, fief de cette communauté, montrent un recul du français au bénéfice de l’anglais. Alors que le français se maintient au nord, il est en perte de vitesse dans les régions méridionales.

Une troisième disparité, corrélée aux précédentes, concerne justement la répartition régionale de la francophonie. Loin de s’étendre sur tout le territoire, la pratique « vivante » du français concerne essentiellement les quartiers est de la capitale et les cazas de Baabda, Metn, Kesrouan, Jbeil et Zahlé, ce qui correspond en gros à la région que les correspondants français appelaient le « réduit chrétien » pendant les années de guerre.

Cette réalité géographique, sociale et communautaire n’est pas sans effets sur la position du français au Liban. Conséquences sur l’image de la langue d’abord. Si le français bénéficie d’un certain prestige au pays du Cèdre, où il est associé à la culture, la littérature, la liberté, les droits de l’homme, il charrie concomitamment une autre image, souvent simpliste et caricaturale, qui est celle d’une langue pratiquée par les nantis, une langue de distinction et de salon qui serait l’apanage d’une élite un peu désuète, un peu vieux monde, la langue des « tantes d’Achrafieh » et des « chez nous à Paris ». Bref, quand l’anglais fait jeune et dans le vent, le français fait vieux, incarnant, à tort ou à raison, des valeurs, des orientations politiques, une certaine vision de la vie qui, toutes, manquent de diversité, ce qui porte préjudice à la francophonie.

D’autres obstacles entravent la diffusion du français au Liban, parmi lesquels le caractère étriqué du marché éditorial francophone. La dévaluation de la livre et la paupérisation brutale de la société libanaise ont porté un coup dur à la presse de langue française, mais aussi à la diffusion du livre français, aux maisons d’édition et à la création littéraire francophones. Quand les romans libanais publiés en France étaient vendus aux alentours de 30 mille livres en 2019, leur prix a triplé et quadruplé depuis, alors que, dans le même temps, le pouvoir d’achat des Libanais s’est littéralement effondré ; acheter un livre est devenu un luxe ; autant dire que l’écrivain libanais francophone a perdu son marché naturel, ce qui le place devant deux choix : renoncer à la publication papier en attendant des jours meilleurs, ou miser sur le marché franco-français en s’adaptant aux exigences éditoriales parisiennes, avec toutes les difficultés relatives à la position de l’écrivain périphérique bloqué par un plafond de verre, comme nous l’avons vu plus haut. Quoi qu’il en soit, il y a désormais une forme d’indécence de la part de l’écrivain francophone à se présenter devant le public libanais avec des livres hors de prix, a fortiori lorsqu’il milite en faveur de la démocratisation de la langue française au pays du Cèdre.

Une autre entrave à la diffusion du français au Liban est la difficulté de son apprentissage, surtout si on le compare à son rival anglais. Tous les professeurs de français au Liban s’accordent à dire que l’enseignement de l’orthographe française est une tâche ingrate tant cette orthographe fourmille d’incohérences, d’aberrations et de chausse-trappes. Au lieu de consacrer leur temps à développer les facultés de conceptualisation, de compréhension et d’expression chez leurs élèves, les enseignants en sont réduits à inculquer des dizaines de règles flanquées de centaines d’exceptions. Les complications de l’orthographe française placent l’apprenant dans une position de stress linguistique qui finit par le décourager, voire le détourner du français ; ce stress accompagne d’ailleurs le francophone tout au long de sa vie, tant il est difficile de maîtriser parfaitement l’orthographe française, y compris pour les spécialistes, et c’est là une singularité mondiale dont la francophonie pourrait tout à fait se passer. Au Liban, nombre de parents ont opté pour l’anglais parce qu’ils sont persuadés que les épreuves du brevet et du bac sont plus faciles en anglais qu’en français, et que les chances de réussite y sont supérieures, ce qui est effectivement le cas selon les chiffres officiels. Quand le très sympathique Bernard Pivot prenait son bâton de pèlerin pour organiser des dictées en France et dans le monde, sans doute ne pensait-il pas aux modestes enseignants des écoles reculées de l’espace francophone qui se heurtaient et se heurtent encore à l’enseignement de l’orthographe française. Je comprends que l’on soit attaché à l’orthographe traditionnelle, et j’y suis moi-même attaché par la force de l’habitude, mais de là à sacraliser l’orthographe au point de fermer la porte à toute tentative de réforme qui faciliterait l’apprentissage du français, il y a une forme d’aveuglement fétichiste et d’entêtement réactionnaire. Il faut se rappeler, d’ailleurs, que la langue ne peut pas être réduite à son orthographe : une langue, c’est avant tout un esprit, un lexique, une syntaxe, des proverbes, des expressions idiomatiques, et non pas une graphie qu’on entend figer aujourd’hui alors qu’elle n’a cessé d’évoluer au fil des siècles, pour le meilleur et pour le pire.

La désaffection à l’égard du français se ressent d’une manière plus marquée encore au niveau universitaire. Sur le nombre pléthorique d’universités au Liban, seule une toute petite poignée sont francophones. Et même les plus irréductibles des universités francophones, comme l’USJ et l’USEK, multiplient d’année en année les concessions à l’hégémonie anglosaxonne. Cela s’explique par les besoins du marché, notamment international, mais aussi, sur le plan scientifique, par le fait que la recherche aujourd’hui se fait principalement en anglais. Il est désormais admis partout que la langue de la recherche scientifique est l’anglais et qu’on doit publier des articles en anglais pour être audibles dans son domaine.

On le voit donc, la francophonie au Liban est confrontée à plusieurs défis qui compromettent son expansion, voire, à plus ou moins long terme, sa pérennité.

[…]

Il serait bon que les médias français se montrent moins rétifs à relayer les productions littéraires de la périphérie francophone, à commencer par des médias censément destinés à la francophonie comme Radio France Internationale et TV5, mais dont les émissions culturelles ont pour principal objet de promouvoir les produits soutenus par les grands groupes de communication français (ou suisses, belges et canadiens pour TV5). Une chose est sûre en tout cas : on ne peut plus continuer à faire comme si la francophonie n’existait pas, on ne peut plus entretenir l’illusion que les écrivains francophones installés en France depuis des lustres résument à eux seuls toute la francophonie, alors qu’ils sont l’arbre qui cache une vaste forêt caractérisée par sa richesse et sa diversité.

Des efforts peuvent être fournis également dans l’enseignement scolaire et universitaire en France. Il faut savoir qu’en France, aujourd’hui, on peut effectuer toute sa scolarité, puis préparer une grande école littéraire (hypokhâgne et khâgne), sans avoir jamais entendu parler d’Ahmadou Kourouma. Je donne cet exemple car je l’ai vécu personnellement avec une étudiante française en mobilité à Beyrouth, brillante par ailleurs. Suivant l’un de mes cours, elle m’a avoué ne pas connaître Kourouma, pas plus que les noms de la douzaine d’auteurs qui formaient le corpus de la matière, ce qui donne la mesure de l’indifférence, sinon du mépris, dans lesquels on tient la littérature francophone en général. L’ignorance de la littérature francophone est telle que dans l’esprit de beaucoup d’éminents universitaires et critiques littéraires français, la conviction est ancrée que la littérature francophone est strictement référentielle, sociale et engagée, et qu’elle n’est guère animée par un souci formaliste ou un regard métalittéraire sur elle-même, ce qui dispense lesdits chercheurs d’intégrer les écrivains francophones dans leur champ d’étude, alors qu’il suffirait de s’intéresser à la création francophone pour s’apercevoir qu’elle n’est dénuée ni d’ambition esthétique ni de distance critique sur elle-même.

À présent, et pour compléter ce tableau général sur la situation des francophones périphériques au pays du Cèdre, je me permets de vous livrer une illustration particulière à travers mon propre vécu au Liban. Je ne suis pas issu d’un milieu très francophone. Ma mère a fait ses études chez les sœurs et pratiquait le français, mais il n’était pas d’usage chez nous de parler un autre idiome que le dialecte libanais. Quant à mon père, ayant fait ses études de droit en français, il en avait une connaissance strictement livresque : le français était une langue morte pour lui, et s’il lui arrivait de dire quelques mots dans la langue de Molière, ou plutôt de Portalis, c’était pour faire une citation ou invoquer un proverbe. Longtemps le français n’a été pour moi qu’une langue scolaire, une matière parmi d’autres qu’on me dispensait à l’école. J’étais conscient toutefois que le français était auréolé d’un certain prestige au Liban. Sans que j’en saisisse le mécanisme sociologique, je constatais que cette langue était associée à des valeurs prisées par la société, comme la distinction, la culture, la modernité. Est-ce là ce qui a motivé mon intérêt précoce pour le français ? Sans doute en partie. Mais peu à peu, à mesure que j’apprivoisais cette langue étrangère qui ne l’était pas tout à fait, je me suis aperçu que je pouvais me l’approprier et l’utiliser comme outil d’expression, non pas orale (cela viendra plus tard), mais écrite. Pourquoi n’ai-je pas choisi plutôt ma langue maternelle, ce qui aurait été plus logique ? C’est parce ma langue maternelle, à savoir le dialecte libanais, ne s’écrivait pas encore, ni ne s’enseignait d’ailleurs. Il n’était ni codifié ni reconnu comme une langue à part entière. On m’avait conditionné à ne pas considérer comme possible l’expression écrite en libanais. L’écriture arabe ne pouvait qu’emprunter les voies de l’arabe classique qui m’était trop distant par sa morphologie et son caractère solennel, sacré et, pour ainsi dire, intouchable. Le français avait, de plus, l’avantage de son inconvénient : à savoir l’étrangeté. De fait, grâce à sa divergence absolue avec mon environnement linguistique naturel, le français me permettrait d’exprimer des peurs, des colères ou des désirs avec plus de liberté qu’en arabe, qui était associé à mon éducation et à la morale y afférente. Le français m’autorisait la transgression en quelque sorte, et jusqu’à présent d’ailleurs, dans mes livres, il me permet de dire des choses que j’aurais ressenti plus d’embarras à exprimer en arabe, qu’il s’agisse de questions taboues comme la sexualité ou de questions politiquement sensibles comme le communautarisme, la guerre du Liban ou le conflit israélo-palestinien. Le français est pour moi un outil de transgression en somme, ce qui est un paradoxe dans une société libanaise où il passe davantage pour être la langue de la convention, sinon de la réaction. J’ajouterai encore d’autres motivations à l’utilisation du français pour le petit garçon que j’étais : l’aspect ludique que je trouvais à manipuler une langue très différente de la mienne, ainsi que la volonté de me singulariser par une expression personnelle et originale dans un milieu majoritairement arabophone. Le français, c’était mon domaine exclusif, mon passage secret, ma porte dérobée. Peut-être mon choix du français, si choix il y a, a-t-il été motivé aussi par des facteurs d’ordre psychanalytique en lien avec l’imago du père et de la mère, mais ce n’est pas le lieu de m’étaler sur ces considérations hautement conjecturales. Voilà en tout cas comment le français est devenu ma langue d’écriture, indissociable de mon statut d’écrivain, avec toutes les joies et les difficultés que l’on connaît. Mon cheminement est à la fois singulier et banal, comme le sont tous les cheminements linguistiques dans un pays caractérisé par le multilinguisme. Je suis à l’image de tous mes compatriotes : le produit d’une histoire singulière qui tient beaucoup des contingences.

Webinaire, Université Saint-Joseph de Beyrouth, Faculté des Lettres et des sciences humaines, le 12 décembre 2020. Verbatim (extraits).

© Ramy Zein

Quelques pas dans la nuit (extraits)

 



Les chrétiens baptisent leurs enfants à l’eau bénite ; Rim a été baptisée aux larmes de sa mère, qui a éclaté en sanglots en apprenant la nouvelle : elle venait de mettre au monde une fille. (11)

Rim porte, elle, le prénom de sa grand-mère paternelle, Rim Khatib, alias Oum Marzouk, foudroyée par une crise cardiaque à l’âge de cinquante-sept ans alors qu’elle sarclait l’allée caillouteuse reliant sa modeste demeure au cimetière tout proche, comme si elle avait eu le pressentiment de sa fin imminente et qu’elle s’était hâtée d’aplanir l’ultime ligne droite qui la séparait du paradis. (11)

L’insolent avait jugé son statut de journalier similaire au leur, établissant une analogie intolérable entre sa situation de tâcheron rémunéré à la journée et celle de propriétaires vivant de leurs biens. Un pauvre comprend et excuse le mépris qu’il inspire aux riches ; il est intraitable si un semblable moins argenté s’avise de le considérer comme un égal. Saad venait de le découvrir à ses dépens. (18)

Elle détourne les yeux pour fixer la ligne de crête qui se découpe sur le ciel bleu nuit. Cette montagne qu’elle ne se lasse pas de contempler d’ordinaire, dont elle aime le surgissement majestueux, les teintes volatiles, les courbes légères, lui paraît soudain lugubre et étouffante. Le massif qui borde la vallée s’avère une prison qui l’enferme dans ses hautes murailles. (37)

Maher G. est allé chercher fortune sous le ciel d’Afrique ; pour toute fortune, il n’a trouvé que la mort. Il voulait réussir, rentrer la tête haute au pays ; il ne rentrera jamais, même les pieds devant. Il repose là-bas désormais, dans un cimetière marin où Rim n’ira pas se recueillir sur sa tombe. (41)

Elle jette un ultime coup d’œil sur les volets clos, le jardin, les arbres, le monceau d’herbes folles qu’elle n’a pas eu le temps de brûler. C’est fini. Maher et elle ont occupé six maisons différentes. Chacune porte un nom dans sa géographie intérieure. Il y a eu la maison du mariage, la première ; les maisons de Ghina, Taleb et Nour où sont nés chacun des enfants ; la maison de la mer à Sarafand ; et enfin cette ancienne ferme qu’elle quitte à présent, dont elle voit disparaître les murs blonds derrière les cyprès, qu’elle appellera désormais la maison de la mort. D’autres auraient dû suivre, africaines celles-là, plus grandes, plus cossues, mille fois inventées et rêvées par les enfants, tombées en ruines du jour au lendemain, balayées par le vent après avoir été bâties à chaux et à sable pendant les joyeuses veillées sous la treille du toit. (44-45)

Ses seuls moments de réconfort, c’est quand elle arrive à pleurer. Les larmes surgissent abondantes, douces, voluptueuses. Mais elles se tarissent trop vite, laissant dans leur sillage des muscles crispés, une gorge sèche, une sensation de néant. Il fait lourd. Il fait humide. Elle transpire à grosses gouttes. Sa robe colle à ses membres. Des émanations étranges se dégagent de sa peau moite. Elle est quelqu’un d’autre. Quelqu’un d’autre s’est emparé d’elle, qui sent cette odeur inconnue, acide. (48)

Elle a l’impression de ne plus coïncider avec elle-même, d’être le témoin distrait d’une existence approximative dont elle s’aperçoit, par intervalles, sans y attacher la moindre importance, qu’elle est la sienne. (64)

À peine quelques rues plus loin, elle se retrouve dans un quartier sale et sombre où des bâtiments informes, couverts de lézardes, se serrent au milieu d’une odeur rance d’immondices et de cuisine. Pas un arbre, pas un centimètre carré de verdure. Pas de trottoirs non plus, ni de réverbères pour éclairer les guimbardes cabossées et les adolescents rassemblés autour d’une radio qui écoutent de la musique occidentale en grillant une cigarette. Des faisceaux de fils électriques pendent anarchiquement entre les immeubles, des monceaux de détritus s’entassent dans les coins, qu’on va peut-être brûler comme on le fait dans les villages. Sur les balcons et devant les entrées des bâtisses, des hommes disputent une partie de tric-trac en fumant un narghilé, alors que leurs femmes, un fichu sur la tête, écossent des haricots, vident des courgettes, trient des graines de lentilles sur un plateau de fer-blanc. (71)

Alors qu’elle remonte une avenue, elle voit passer une troupe de mendiants couverts de loques : deux vieilles femmes, des hommes plus jeunes, des adolescents aux cheveux hirsutes ; quelques individus sont mutilés, amputés du bras ou de la jambe, les moignons à nu ; un garçon a le bas du visage et le cou entièrement brûlés ; un autre bouge la tête sans arrêt, une tête minuscule aux yeux hagards, les lèvres frémissantes comme s’il s’apprêtait à cracher ou à proférer une injure. (72)

Rim acquiesce, baisse la tête, s’éclipse. Elle est femme, elle est jeune : sa vie appartient à tout le monde. (102)

Ils ont toujours eu pour Soraya et son mari une déférence de classe faite de respect, d’admiration et de crainte. Rim ne veut plus voir cette attitude servile de son père et de sa mère, cette humiliation qu’ils acceptent sans rechigner parce qu’ils sont des fellahins et les G. des zawéts. Sa conscience politique est loin d’être éveillée encore, elle n’est pas animée par une révolte raisonnée contre un état de fait social, mais depuis quelque temps une répulsion nouvelle la soulève, une aversion confuse pour une réalité qu’elle peine à tolérer, dont l’évidence ne s’impose plus à elle comme une chose naturelle. (103-104)

Seule au milieu de la nuit, Rim lève le nez vers les étoiles et songe à Dieu, dernier survivant de ses anciennes croyances depuis que Maher l’a détournée de la prière. Il lui arrive de mettre en doute l’existence d’Allah, une pensée troublante qui ouvre un abîme sous ses pieds : elle mesure l’absurdité de l’univers privé de sens, frémit face à l’infini de l’espace, aux mystères des commencements, au néant d’après la mort. (109)

La haine. Au-delà de tout. Plus rien à perdre. La rage qui pulvérise d’un coup des années de peur, des siècles de soumission. (113)

Le véhicule se met en marche. Elle ferme les yeux en raidissant les membres pour essayer de calmer son souffle. Tout le trajet elle le fera les paupières closes, la gorge serrée, les mains agrippées aux accoudoirs telles des araignées sur le qui-vive. (114)

Elle avait honte de sa mère aux robes informes, de son père taiseux et fruste, vêtu invariablement comme un portefaix des souks. Elle regardait les nantis et elle avait mal, mal à en détester les siens, à en haïr son milieu, à rêver de devenir eux, rien qu’eux. Le spectacle le plus enivrant et le plus pénible à la fois était celui des petites filles de son âge dont les toilettes soignées et les manières coquettes la faisaient fantasmer pendant des jours. Elle rentrait chez elle, des images plein la tête, le cœur transpercé de mille échardes. Elle imitait leurs gestes, leur démarche. Elle s’attribuait leurs prénoms français ou américains, s’imaginait dans leurs maisons, leurs voitures, leurs salles de classe. Pourquoi eux et pas elle ? (123-124)

Elle évitait ses anciennes amies avec une brutalité cynique dont elle se surprenait à tirer plaisir, le même plaisir qu’elle éprouvait à snober ses semblables à l’université et ailleurs. (125)

Elle veut écrire à ses enfants. De sa propre main. Leur dire. Leur raconter. Quoi ? Elle ne sait pas encore, elle ne sait pas au juste. Elle le saura quand viendra le temps d’écrire, à moins que le temps de la mort ne soit plus rapide. (138)

Comment a-t-elle pu ? Était-ce elle d’abord ? Elle seulement ? Quelle force dans son bras, quel basculement, quelle absence ?... Sans arrêt elle revoit le geste, non pour le regretter, non pour s’horrifier d’avoir pu l’accomplir, mais avec perplexité et – elle a mis longtemps à le reconnaître – quelque chose comme, oui, une sorte de jouissance obscure qui lui fait peur : elle portait cela en elle, elle porte cela dans les profondeurs de son être. (138)

Les traits sereins, comme aplanis par une lumière invisible, elle leur fait un signe de la main qui semble dire aucune importance, plus rien n’a de l’importance désormais. (156)