Des choses vues, des scènes vécues, des faits lus ou entendus au fil des jours...
© Ramy Zein
Les apatrides
À la faveur d’un décret présidentiel, Gianni Infantino, président de la FIFA, vient d’être naturalisé libanais pour services rendus à la nation. La décision est justifiée : l’homme est marié à une Libanaise (Lina al-Achkar) dont il a quatre enfants. De plus, la FIFA s’est engagée à financer la construction d’un stade ultramoderne de vingt mille à trente mille places à Beyrouth, à charge pour la fédération nationale de fournir le terrain. Aucun problème donc. Le Liban ne se déshonore pas en comptant Gianni Infantino parmi ses citoyens, comme il s’était déshonoré dans les années 90, sous la férule syrienne, quand des cohortes d'individus ont été naturalisées indûment pour des raisons communautaires et électoralistes. Là où le bât blesse, en revanche, c’est qu’au moment où Infantino obtient un troisième passeport d’un simple claquement de doigts, il y a des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants qui vivent au Liban depuis leur naissance, dont la mère est libanaise, mais qui, eux, sont privés de la nationalité de leur pays car leur père est étranger, avec toutes les conséquences qu’on imagine dans leur vie quotidienne. Comment ne pas comprendre leur amertume et leur colère face à ce décret présidentiel ?
Le plus cocasse dans l’affaire est que les propres enfants de Gianni Infantino, privés jusque-là de la nationalité libanaise, vont devenir libanais, non par leur mère libanaise, mais par leur père italo-suisse naturalisé libanais ! On peut difficilement concevoir un système plus absurde, plus injuste et plus misogyne, dont l'unique motivation est de maintenir l'équilibre démographique entre les communautés, car les naturalisations par la mère, si elles devaient avoir lieu, profiteraient surtout aux musulmans. Voilà sur quoi est bâti notre pays : la peur de l'autre. (9/12/25)
Silence, on tue !
Une femme de vingt et un ans a été tuée de
manière atroce en octobre dernier : son mari l’avait ébouillantée avec de
l’huile. Une photo de la malheureuse, prise sur son lit d’hôpital peu
avant sa mort, la montrait totalement couverte de pansements, une momie blanche
où l’on devinait, çà et là, quelques morceaux de chair violacée et tuméfiée.
Cet homicide, comme tous les féminicides,
aurait pu être évité si la justice et la société n’avaient pas failli à leurs
devoirs. Et quelle faillite ! L'épouse ébouillantée était loin d'être la seule victime de l'individu ; il avait été marié et
divorcé deux fois avant elle. Sa première femme vient de faire une déposition glaçante, où elle raconte les tortures qu’elle subissait : son mari la battait férocement, attachait ses mains avec un câble électrique, lui donnait
des coups de marteau sur les jambes, introduisait des aiguilles sous ses
ongles, l’électrocutait à lui faire perdre connaissance, après quoi il la
réveillait avec un seau d’eau froide. La deuxième épouse décrit d’autres actes
de barbarie : des coups de poing sur le visage, la tête cognée contre le mur,
des entailles au couteau sur le corps, et cela dès le premier jour de mariage,
qui a duré un seul mois. Quant à la troisième femme, la brûlée vive, les
enfants du bourreau, qui vivaient sous le même toit que le couple, racontent les
scènes d’horreur auxquelles leur père les obligeait à assister : il
dénudait sa femme, la bâillonnait pour l’empêcher de crier et, après lui
avoir entravé les mains et les pieds, il la battait, la fouettait, l’électrocutait,
l’ébouillantait, la brûlait avec de la braise, la tailladait avec une pince à
charbon qu’il lui enfonçait dans la chair.
Pendant des années, avec trois épouses successives, cet homme a commis l’effroyable et personne n’a rien fait pour mettre un terme à sa barbarie sadique et criminelle. On a laissé un monstre agir impunément pendant plus de dix ans. Silence de la famille. Silence des voisins. Silence du clergé. Silence de l’école. Silence de la police. Silence des médias.
Cette histoire tragique est parvenue miraculeusement à nos oreilles. Combien de milliers d’autres resteront captives du silence ? Notre passivité collective fait le lit de l'abomination. (6/12/25)
Les saints anonymes
Vous suivez depuis deux jours les déplacements du pape au Liban. Des images lisses, convenues, sans guère d'aspérité. Une organisation au cordeau qui laisse peu de place à l’imprévu. Des serrements de mains, des bénédictions, des prières. Même les grands rassemblements à Harissa et à Bkerké vous paraissent d’une perfection un peu froide et cérémonieuse. Le pontife est sympathique pourtant. « Proche du cœur », comme disent les Libanais. On le dit humble, sensible, à l’écoute des autres, mais les mesures de sécurité et les impératifs logistiques l’ont cantonné dans son rôle liturgique et rituel.
Et voilà que subitement, ce mardi matin, surgit la lumière. Une lumière intense, pénétrante, qui vous prend aux tripes. Une lumière incarnée par une femme, une religieuse nommée Marie Makhlouf, supérieure de l’hôpital psychiatrique de la Sainte-Croix. Alors qu’elle prononçait son discours à l’adresse du pape installé sur l’estrade auprès d’elle, elle s’est interrompue à plusieurs reprises, la voix étranglée par l’émotion. Les larmes baignaient ses yeux et ses phrases, elle se faisait violence pour réfréner ses sanglots. Évoquer ses protégés, pour la plupart oubliés de leurs propres familles et exclus du monde, raconter les difficultés financières de l’institution, la douleur et la frustration qui sont son lot quotidien, malgré la foi, malgré l’espérance, c’était au-dessus de ses forces, et il y eut à cet instant-là comme une brèche dans le mur, un moment de vérité humaine. La communion profonde et transcendante qu’on attendait, elle s’exprimait là, devant nos yeux embués, entre le pape et la religieuse (par le regard, par les paroles, par le geste), entre nous, témoins derrière leurs écrans, et les deux personnages sortis soudain de leur rôle social pour s'inscrire au cœur de l’Être. (2/12/25)
Le Soûri
Qu’est-ce qui s’est passé au juste ?
Qui a commencé ? On l’ignore. Toujours est-il qu’une altercation a eu lieu
entre un ouvrier syrien et deux lycéens de l’International College, école
prestigieuse de Beyrouth. Comme, manifestement, les deux jeunes gens n’ont pas réussi
à prendre le dessus sur le Soûri, l’un d’eux a fait appel au chauffeur
de son père, qui se trouve être le conseiller de l’ancien Premier ministre Najib
Mikati. Ni une ni deux, les trois individus retrouvent le Syrien : le
chauffeur se met à le battre à bras raccourcis, avant d'inviter le fils de
son patron à continuer le travail, et c’est là où les images (filmées par l’autre
lycéen) deviennent insoutenables : le jeune homme s’acharne sur l’ouvrier avec
une brutalité effarante, une rafale interminable de coups de poing et de pied dont la
violence n’a d’égale que l’extrême rapidité. Le Syrien n’oppose pourtant aucune
résistance. On le voit assis, la tête dans les mains, encaissant les coups en
silence, conscient sans doute d’être le maillon faible de la chaîne, parce qu’il
est pauvre, parce qu’il est syrien, parce qu’il est en situation irrégulière
selon toute probabilité.
Malheureusement pour les trois agresseurs, les images ont fuité : elles ont tourné sur les réseaux sociaux, acculant les autorités à réagir. La justice s’est saisie de l’affaire et la police a arrêté le chauffeur, tandis que Najib Mikati et l’International College condamnaient fermement l’agression. L’IC a même exclu l’élève impliqué. Autant de mesures saines et rassurantes, mais dont on ignore si, une fois la poussière retombée et l’attention publique portée ailleurs, elles seront encore de mise.
Si le chauffeur et son protégé n’avaient pas été aveuglés par leur haine, le premier aurait compris qu’il battait un semblable, et le second, au lieu de tabasser un immigré syrien, se serait rappelé que la richesse exige un minimum de décence et d’humilité à l’égard des plus démunis. (13/11/25)
Les Routes du Pape
Les Libanais se plaignent régulièrement de
l’état de leurs routes semées de bosses, d’ornières et de nids-de-poule, aux
revêtements si désagrégés par endroits qu’elles s’apparentent plus à des pistes
agricoles qu’à des routes en bonne et due forme. Les pouvoirs publics ont
coutume de rétorquer que les caisses sont vides et que le gouvernement n’a pas
les moyens de réhabiliter toutes les voies du pays. Les Libanais comprennent
ces arguments, eux qui ne se sont pas encore remis de la crise. Ils se résignent
et ils attendent le faraj, le jour de la délivrance.
Or voilà que depuis quelques semaines, on
assiste à un spectacle aberrant : les engins du ministère des Travaux
publics sont mobilisés en masse pour la réfection de certaines voies urbaines et interurbaines, y compris, parmi elles, des voies qui n’en ont guère besoin. On goudronne à tout-va des chaussées
en bon état et on néglige, ailleurs, des routes fortement dégradées. Que s’est-il passé ?
Pourquoi ce sursaut soudain et néanmoins incongru ? La raison en est
simple : le Liban attend la visite du Pape Léon XIV à la fin de ce mois.
Partout où la papamobile passera, on a décidé de refaire les routes à neuf,
abstraction faite de leur état initial. Et tant pis pour le reste du pays.
Dommage que le Pape ne séjourne pas un mois entier au Liban et qu’il ne soit pas convié dans chaque village du littoral, de la montagne et de la Békaa. Nous disposerions pour les fêtes d’un réseau nickel de routes impeccables dans toutes les régions, y compris dans les zones lointaines habituellement oubliées du gouvernement central. (11/11/25)
Au royaume de la chasse
Officiellement, la chasse est interdite au Liban. En réalité, elle continue d’être pratiquée à grande échelle dans toutes les régions du pays. Mieux : il n’y a pas une méthode de chasse illégale qui ne soit infligée à nos oiseaux, qu’il s’agisse de la chasse à la glu, des filets, des pièges ou des appeaux électroniques, entre autres procédés cruels et non sélectifs dont les répercussions sont catastrophiques sur notre faune. Les responsables font la sourde oreille et, quand ils sont acculés à s’expliquer par quelque journaliste ou militant écologique, ils se payent de déclarations outrées sans rien entreprendre de décisif pour faire cesser le massacre.
L’éternelle excuse brandie par le pouvoir est le manque de moyens. Pas assez d’effectifs, véhicules insuffisants, absence de financement. Ce n’est là qu’un prétexte, bien entendu. La lutte contre la chasse illégale n’est simplement pas une priorité au pays du Cèdre. Il n’y a nulle volonté politique d’y mettre un terme, d’abord parce que l’environnement a toujours été le dernier de nos soucis, ensuite parce qu’en période pré-électorale, il n’est jamais bon de fâcher une frange considérable de l’électorat. (8/11/25)
Le Coq de Sioufi
Un coq résiste. Le dernier. Anachronique.
Obstiné. Dans la montée Sioufi qui mène au jardin du même nom, il existait dans
le temps une série de vieilles bâtisses à flanc de colline en dessous de la
route, auxquelles on accédait par des escaliers raides qui conduisaient à un
dédale de paliers et de terrasses. Ces constructions étaient habitées par une
population pauvre, à laquelle se sont ajoutés des travailleurs immigrés au fil
des décennies.
Après la fin de la guerre civile, j’ai vu
disparaître l’un après l’autre ces vieux immeubles, remplacés par des tours résidentielles
destinées à des habitants plus fortunés. À présent, il n’en reste plus qu’un
seul, ultime témoin de l’époque d’avant-guerre, et comme pour symboliser cette
survivance archaïque, chaque fois que je passe dans le quartier le matin, j’entends
un chant de coq qui semble défier le flot de voitures engouffrées sur le
boulevard Pierre Gemayel en contrebas.
Combien de temps tiendront encore ce coq et le bâtiment qui l’abrite ? Très peu sans doute. (6/11/25)
Prewedding à Jeïta
On croyait la grotte de Jeïta en de bonnes
mains. C’est quand même un joyau de la république, une merveille du patrimoine
universel : le nombre de visiteurs par heure est limité et une équipe de spéléologie
veille scrupuleusement à la protection des lieux. Il est interdit d’y prendre
des photos et des vidéos, de toucher les formations géologiques, de courir dans
les allées, de faire du bruit et de parler fort.
Or voilà qu’à la faveur de vidéos fuitées et partagées abondamment sur les réseaux sociaux, l’on apprend qu’une fête a été organisée dans la grotte de Jeïta ! Non pas une petite fête en comité restreint, mais un « prewedding » (sic) à grande échelle où étaient conviées cent vingt personnes. Sur les vidéos, on voit distinctement une foule d’individus se trémoussant sur une musique rythmée à plein volume, le tout sous un puissant éclairage. De plus, les convives se pressaient sur des passerelles fragiles qui ne sont pas conçues pour supporter un tel poids et qui auraient pu céder avec les conséquences qu’on imagine.
Au-delà du traitement réservé au patrimoine naturel et archéologique au Liban, ainsi qu’à l’environnement en général, ce que cette lamentable affaire dit de nous se résume en une formule : l’argent roi. On peut tout acheter au pays du Cèdre, des diplômes (on l’a vu récemment), des juges, des policiers, et même le droit de mettre en péril la plus belle et la plus grande de nos grottes. Une somme de trente mille dollars aurait été versée à la municipalité de Jeïta pour obtenir l’autorisation d’y organiser cet indispensable et essentiel « prewedding », dernière lubie de la bourgeoisie libanaise. (5/11/25)
Cyclus Libanus
Depuis quelques semaines, en marchant dans les rues de Beyrouth, j’ai l’impression d’être ramené aux années 90 où l’on ne pouvait pas faire deux pas dans la capitale sans entendre des bruits de chantier. Les chantiers sont partout, ici une immense fosse d’où surgira bientôt un immeuble ou une tour, là un bâtiment en cours de restauration, plus loin un local évidé qui accouchera d’une boutique avant les fêtes, rue de Damas des affiches annoncent le lancement des travaux pour l’édification du BEMA (Beirut Museum of Art), à quoi s’ajoutent les chantiers publics sur la voirie et ailleurs…
Après la ruine, la reconstruction, et après la reconstruction, la ruine : voilà le cycle naturel du Liban depuis les années 70. Un cycle qui n’aurait pas été possible sans l’extraordinaire vitalité et le non moins extraordinaire aveuglement des Libanais. Car depuis 1975, le pays du Cèdre n’a pas connu une seule période de paix réelle susceptible de garantir une perspective de stabilité suffisamment longue pour permettre, sans crainte d’un nouveau conflit ou d’une crise majeure, le lancement de projets ambitieux de reconstruction. Et pourtant, à chaque répit, les Libanais se retroussent les manches et se remettent à bâtir à tout crin, obstinément, imperturbablement. Ainsi d’aujourd’hui : rien n’est réglé avec Israël qui continue de nous bombarder et de nous menacer chaque matin d’une opération de grande envergure, ce qui n’empêche pas les promoteurs de construire, les investisseurs d’investir, les particuliers de créer ou de rénover des entreprises, quitte à perdre en un clin d’œil, comme cela est arrivé à maintes reprises durant le demi-siècle écoulé, le fruit de leurs efforts. J’ignore s’il faut louer les Libanais pour cet increvable dynamisme, ou pointer leur incapacité de poser un regard lucide sur leur passé et leur avenir. (2/11/25)
Diplômes à vendre
- Je suis journaliste, je voudrais avoir un diplôme de master et de doctorat dans ma spécialité pour enseigner à l’université, combien ça coûte ?
- Pas de problème. Notre contact travaille au bureau du ministre et il peut vous délivrer les diplômes que vous souhaitez. L’année dernière, nous avons obtenu un diplôme de la LAU de Jbeil pour un avocat. Moi-même, je suis titulaire d’un faux doctorat.
- Mais alors, si je me rends à l’université qui m’aura délivré le diplôme, elle me donnera les attestations nécessaires ?
- Vous n’aurez pas besoin de vous rendre sur place. Vous obtiendrez un diplôme par nos soins, cacheté et légalisé, avec trois copies conformes.
[…]
- Et pour les tarifs ?
- Tout dépend du diplôme. On commence à 5000 $. La licence vaut 5000 $, le master 6500 $. Le doctorat, si j’ai bon souvenir, « il » me l’a tarifé la dernière fois à 7300 $. Si vous désirez avoir un diplôme de l’Université américaine, il y a un supplément de 800 $ pour la licence, 1000 $ pour le master et 1300 $ pour le doctorat.
- Est-ce qu’on peut obtenir des diplômes dans toutes les spécialités ?
- Oui, à l’exclusion de la médecine. Si quelqu’un a une licence d’art dentaire, on peut lui délivrer un master. S’il a un master en Esthétique, il aura son doctorat, pas de souci.
- Et pour l’ingénierie ?
- Oui, s’il a sa licence. […] Nos diplômes sont 100 % réguliers et officiels.
[…]
- Vous n’avez jamais vu votre contact au ministère ?
- Non. Il ne laisse personne le voir. Moi, je communique avec lui à travers sa secrétaire. Son identité doit rester secrète parce qu’il travaille au bureau du ministre.
Non, il ne s’agit pas d’une scène de théâtre composée par un dramaturge spécialisé dans la satire sociale. Il ne s’agit pas, non plus, d’un sketch dans une émission de divertissement. L’échange qu’on vient de lire est le verbatim d’une communication téléphonique enregistrée par une journaliste de la chaîne libanaise NTV.
En novembre 2021, le ministère de l’Enseignement supérieur en Irak avait suspendu les inscriptions des étudiants irakiens dans trois universités libanaises (Jinane University, Modern University of Business and Science et Islamic University of Lebanon). Les institutions concernées accueillaient et diplômaient en ligne des centaines d’étudiants irakiens, notamment en master et en doctorat, sans appliquer les normes académiques en vigueur. On avait découvert à l’époque de nombreux cas de plagiat intégral et de travaux effectués par des prête-plume grassement rémunérés. Certaines thèses étaient reprises telles quelles par plusieurs doctorants. En d’autres termes, les étudiants achetaient leurs diplômes, ce qui leur permettait de prétendre à une revalorisation de leur salaire en Irak. Le scandale provoqué par cette affaire aurait pu entraîner un sursaut au ministère de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur. Il aurait pu décider les responsables libanais à sauver le dernier bastion et l’ultime fierté de notre pays, l’éducation. Il n’en est rien visiblement : ledit ministère continue d’être gangrené par la corruption, comme d’autres ministères libanais.
La nouvelle page annoncée tambour battant par le nouveau régime attend encore son encre et ses auteurs. (31/10/25)
Mort à Chatila
Un jeune automobiliste égaré se retrouve
en pleine nuit dans le camp palestinien de Chatila. Pris de panique, il
accélère, fonce à travers les rues étroites et force un barrage militaire. La
riposte est immédiate : un milicien
du camp lui tire dessus et le tue.
Quatre aberrations réunies ont provoqué ce
fait divers tragique :
- Trente-cinq ans après les accords de Taëf
et la fin de la guerre, il y a encore des milices (palestiniennes en l’occurrence)
qui érigent des barrages armés dans les rues de Beyrouth.
- Le ou les tireurs ont pris pour cible le
chauffeur de la voiture, au lieu de viser les pneus, comme il est d’usage dans
ces circonstances.
- Elio Abi Hanna, de confession chrétienne,
diplômé de l’université du Saint-Esprit, a probablement été élevé dans la peur
et la méconnaissance de l’autre, comme beaucoup de chrétiens de sa génération. La
guerre a beau être terminée, les barrières mentales perdurent dans toutes les
régions du pays, et l’on peut penser qu’en arrivant par mégarde à Chatila, le
jeune homme a été saisi de frayeur à la vue de signes, de symboles et d’individus
qui ont réactivé en lui une représentation peu rassurante des Palestiniens et
des musulmans transmise par son éducation et les médias de sa région.
- Elio avait coutume de se fier à son GPS
pour s’orienter sur les routes du pays, un phénomène répandu parmi les jeunes d’aujourd’hui
dont les repères spatiaux sont de plus en plus limités. Or le GPS est loin d’être
fiable, et il en a donné une preuve sinistre ce soir-là : Elio sortait d’un
dîner à Badaro avec ses amis ; il a suivi les recommandations de son GPS
qui, au lieu de le conduire vers le nord de la capitale, l’a mené au camp de
Chatila. On connaît la suite.
Quatre aberrations pour une mort absurde. Sans surprise, les médias libanais évoquent abondamment la première, mentionnent la quatrième, effleurent la deuxième et ignorent totalement la troisième. (30/10/25)
Parenthèse
Comme je le fais souvent, je m’engage ce matin
dans l’allée ombreuse qui relie le Musée national à la Direction générale des Antiquités,
un passage court mais agréable qui contraste avec le vacarme des rues
adjacentes encombrées de tôle et de klaxons. À peine franchi le portail qui sépare
le musée du chemin, je suis happé par une forte et fraîche odeur de chlorophylle :
un jardinier est en train de tailler les haies à grands coups de cisailles qui
rythment la pénombre des lieux.
Je ne peux pas m’arrêter, je ne peux pas poser mon sac et m’installer sur le banc ; je peux seulement ralentir pour savourer, le temps de quelques pas, une sensation qui me projette dans un temps heureux aux contours indéfinissables. (29/10/25)
Une vache sur l'autoroute
Une vieille guimbarde filant sur
l’autoroute du nord non loin de Batroun. Sur le siège avant, à côté du
chauffeur, un adolescent et deux enfants en bas âge encaqués entre le dossier
et le parebrise, à la merci du premier freinage. Sur la banquette arrière… Est-ce
possible ? On scrute de nouveau les images, oui, c’est bien ce qu’on voit :
une vache ! Pas un veau, une vraie vache fichtrement à l’étroit dans cet
espace improbable, qui sort sa tête par la fenêtre. Aucun sourire à bord. Les
passagers semblent absorbés par la route, inconscients du spectacle qu’ils
offrent aux automobilistes.
Les usagers de la route au Liban sont tellement assurés de ne pas tomber sur un barrage volant ou fixe de la police, ils sont tellement sûrs de ne pas voir l’ombre d’un gendarme sur leur trajet qu’ils poussent toujours plus loin les limites de la transgression. Et s’il demeure quelques reliquats d’inhibition, la misère se charge de les balayer, comme chez cette famille qui aurait préféré sans doute louer un véhicule ad hoc pour transporter l’animal, dont on image les efforts qu’elle a dû déployer pour pousser la vache dans l’habitacle arrière malgré le volume et le stress de la bête, mais qui a dû se rabattre sur la solution la plus économe. (28/10/25)
Marcher dans le temps
Promenade d’automne sur un sentier
antédiluvien bordé d’oliviers si vieux que leurs immenses troncs noueux
semblent comme minéralisés, pareils à des roches calcaires fendillées par l’érosion.
Des massifs de karst, justement, on en trouve partout sur ce chemin qui relie
Jeïta à la grotte éponyme, des plateaux aussi grands que des terrains de
tennis, offerts au soleil, où l’eau et le vent se sont amusés à tracer de
profonds sillons, tout en ciselant çà et là des encoches disséminées telles des
empreintes.
Au Liban, quand on croit évoluer dans l’espace, c’est dans le temps qu’on marche. (26/10/25)
Drones
Avant le 7 octobre 2023, des voix s’élevaient au Liban pour menacer Israël d'anéantissement s’il s’avisait d’attaquer notre pays. Les discours et le ton ont bien changé depuis : en guise de protestation contre le survol du Grand-Beyrouth et du palais présidentiel de Baabda par les drones israéliens, les autorités libanaises se sont contentées de « demander des explications » au Comité de supervision du cessez-le-feu sur les va-et-vient incessants des drones, en espérant « en savoir plus sur les intentions d'Israël ». C’est un peu comme si une femme habitant une maison isolée appelait la police pour « en savoir plus » sur les intentions d’un individu armé d’une machette rôdant autour de sa demeure. À ceci près que dans le cas de la dame, la police se déplacerait pour interpeller le rôdeur, alors que le Comité de supervision du cessez-le-feu se garde, lui, d’exercer la moindre pression sur l’État hébreu, lui laissant le champ libre pour mener ses raids quotidiens sur le Liban et imposer à sa population l’humiliante omniprésence des drones au-dessus de la capitale. (23/10/25)
Les Pins parasols
Étrange, la destinée des pins parasols : ils gravissent seuls les marches du ciel, sans tendre la main à personne, reclus dans leur carapace mouchetée d’écailles. Plus concentrés qu’un stylite sur sa colonne de prière, ils poursuivent leur ascension verticale, et on les croit à tort renfermés, farouches, hostiles à leurs congénères, lancés à jamais dans une équipée solitaire que seuls arrêteront les nuages. Mais non : ces créatures fuselées, reines du chacun-pour-soi, sont en réalité sociables et solidaires. Leur dessein altruiste se manifeste au pinacle de leur essor : les anciens solitaires s’agrippent à leurs voisins et les enlacent dans une étreinte que rien, jamais, ne défera. Ensemble ils forment un immense tapis au relief bosselé qui ondoie avec des scintillements de moire, comme pour célébrer leur dilution heureuse dans le destin collectif. (21/10/25)
Suicide
Cent cinquante personnes ont mis fin à leurs jours au Liban depuis le mois de janvier, un chiffre largement sous-estimé : le suicide est un tabou et nombre de familles dissimulent les véritables causes du décès auprès des autorités civiles comme religieuses. La principale tranche d’âge concernée par les suicides va de 18 à 35 ans, soit des individus jeunes confrontés à des difficultés personnelles aggravées par la situation économique du pays et le chômage qui frappe 40 % de la jeunesse libanaise. Il y a donc un lien direct entre la crise et le nombre élevé de suicides parmi les jeunes.
Sans malice ni mauvais esprit, juste par curiosité, je me suis demandé en lisant cette nouvelle combien de cas de suicide ont été enregistrés parmi les hommes politiques libanais depuis l’Indépendance. En France, on le sait, plusieurs responsables politiques de haut rang se sont donné la mort : Roger Salengro, Pierre Bérégovoy, François Durand de Grossouvre, Jean Germain… Mais quid du Liban ? La réponse est simple : aucun. Sur les centaines d’hommes politiques libanais dont les compromissions et les crimes pourraient leur valoir des crises de conscience susceptibles de déboucher sur des actes désespérés, aucun n’a franchi le pas à ce jour. Soit parce qu’ils n’ont nulle conscience de leur responsabilité dans l’état du pays, soit parce qu’ils en ont conscience sans vouloir le reconnaître, soit, enfin, parce qu’ils sont suffisamment solides pour assumer sans grande souffrance morale leur implication dans le désastre général. (20/10/25)
Cinq mois après les noces
C’est une jeune Syrienne de vingt et un ans mariée à un Libanais depuis cinq mois. On l’imagine s’occupant de sa maisonnée, faisant des courses, préparant le repas, appelant ses parents en Syrie. On l’imagine travaillant dans un bureau ou un commerce, attablée dans un restaurant de la montagne avec son mari ou se promenant en sa compagnie sur la corniche au soleil couchant.
Voilà pour les images qui vous viennent à l’esprit quand on vous parle d’une jeune femme de vingt et un ans mariée depuis cinq mois. Mais une photo vient balayer ces scènes heureuses et tranquilles d’une vie de couple à peine commencée : la jeune épouse gît en réalité sur un lit d’hôpital à Hadeth, totalement couverte de pansements sur lesquels court un réseau de tubulures reliées à des drains et des sondes. On devine çà et là quelques morceaux de chair violacée et tuméfiée. La jeune mariée a-t-elle été victime d’un accident de la circulation ? A-t-elle chuté de son balcon en étendant son linge ?... Non, elle a été ébouillantée par son mari avec de l’huile chaude… Elle est brûlée au troisième degré sur une grande partie de son corps, son visage est irréversiblement défiguré, ses chances de survie sont minimes. L’homme, lui, a disparu après les faits. (19/10/25)
Quelle guerre ?
Avant la guerre, pendant la guerre, après la guerre : longtemps le conflit de 1975-1990 a constitué un jalon incontournable pour se repérer dans l’histoire contemporaine du Liban. La chronologie s’organisait naturellement autour de ce massif de quinze ans et, dans mes conversations, pendant mes cours, quand je situais un événement avant la guerre, il me semblait évident que mes interlocuteurs se repéraient sans difficulté dans le temps en question.
Depuis le conflit de 2006, et plus encore depuis celui de 2023-2024, les choses ont changé : à présent, quand je mentionne la guerre, on me répond le plus souvent : quelle guerre ? La durée, l’ampleur et le bilan du conflit de 1975 ne suffisent plus à l’imposer comme une référence absolue. Le temps a passé, la mort a produit son œuvre, les jalons se sont décalés. On a les repères de son âge. (17/10/25)