La civilisation, c’est la justice. La culture, c’est la mémoire. Nous avons bradé la justice, nous avons perdu la mémoire.
Texte publié dans Culture et barbarie - L'Orient Littéraire, n°100, Beyrouth, Editions de l'Orient des Livres, octobre 2014
Le 21 octobre 1990, à l’aube, des individus armés font irruption dans l’appartement de Dany Chamoun, opposant politique de renom. On l’entraîne vers un coin du séjour, on lui bourre le corps de balles silencieuses avant de mitrailler sa femme Ingrid. De leurs deux enfants accourus, alertés par le bruit, l’aîné, Tarek, sept ans, est abattu à bout portant. Julian, âgé de cinq ans, cherche à s’échapper. Il court en hurlant vers sa chambre, se jette sous son lit et rampe jusqu’au mur. On le tire par la cheville. L’enfant se débat ; il est immobilisé par une décharge qui lui ensanglante la tête et le thorax. Laissé pour mort, il expirera peu après dans l’ambulance. Les seules survivantes du massacre sont la gouvernante et la dernière-née du couple, un bébé d’un an, dont on ne saura jamais si elle a été épargnée par les tueurs, ou si, comme il était communément admis alors, les hommes ne l’avaient pas vue dormant dans son berceau.
Le récit de ce massacre, lu dans la
presse, m’a bouleversé plus que tout autre depuis le début de la guerre. Ce
n’était pas la tuerie la plus meurtrière pourtant. En quinze ans de conflit
j’avais eu connaissance d’un tas d’autres massacres ; ma mémoire
grouillait – grouille encore – d’une multitude de scènes imaginées à partir de
relations orales ou écrites de carnages perpétrés dans différentes régions du
pays : des dizaines d’hommes alignés contre un mur sommairement exécutés, tout
un village exterminé à l’arme blanche, une explosion de voiture piégée faisant
plus de cinquante victimes, des centaines de familles anéanties en quelques
heures dans un camp de réfugiés...
Malgré l’atrocité de ces massacres, je ne
me souviens pas de m’être jamais senti concerné par aucun d’eux. Peiné, oui, indigné,
sans doute, effrayé quelques fois, révolté, stupéfait, mais jamais concerné
en tant qu’individu. Ces événements ne me touchaient pas, ils me paraissaient
lointains, pour ainsi dire irréels. Les signes linguistiques qui les
désignaient dans les médias me semblaient renvoyer à un référent abstrait, une notion
théorique relevant de l’Idée de la guerre. Pudeur ou défaut d’information, les
comptes rendus de ces tueries étaient le plus souvent pauvres en détails et se
contentaient de quelques formules laconiques : "seize habitants de S.
ont été sauvagement assassinés dans leurs maisons par un commando non
identifié", "les cadavres égorgés d’une famille ont été découverts
dans un ravin sur la route de G.". Suivaient parfois, selon l’obédience du
journal qui rapportait la nouvelle, des accusations directes ou voilées contre
l’autre camp, des commentaires outrés sur le caractère "horrible",
"odieux", "monstrueux", "abominable" ou "inqualifiable"
du crime. La récurrence de ces adjectifs galvaudés et d’adverbes à l’avenant,
associée à des conventions d’écriture au moins aussi rigides (on
"déplore", "malheureuses victimes", "baignant dans
leur sang"...), combinée à des prises de position politiques franches ou
implicites, avait pour effet d’épaissir un peu plus la cloison symbolique dressée
entre moi et les événements. Les faits rapportés étaient non seulement, dans la
plupart des cas, réduits à quelques indications sur le lieu du massacre, le
nombre des morts, leur confession religieuse, les instruments du crime, à
l’exclusion de tout détail sur le déroulement et les circonstances de la
tuerie ; ils étaient de surcroît farcis de clichés stylistiques et
d’éléments idéologiques qui les rattachaient à la mythologie de la Guerre
plutôt qu’à des faits avérés.
Avec le massacre du 21 octobre 1990 en
revanche, s’il y eut profusion de commentaires, d’adjectifs et d’accusations plus
ou moins voilées, il y eut dans la presse des comptes rendus précis de
l’événement, ce qui était dû sans doute à la notoriété de Dany Chamoun et au
contexte politique de l’assassinat. En lisant les journaux, je découvris, seconde
par seconde, le déroulement concret d’une succession d’actes qui conféraient au
récit une réalité matérielle irréductible. Le crime n’était pas vrai ; il
était réel. Il me concernait. Je le voyais, je m’y voyais.
Ce qui m’a le plus marqué dans le récit du
massacre, ce sont les détails touchant à la résistance du petit garçon et sa tentative
de fuite. La panique de cet enfant, sa course éperdue, sa précipitation sous le
lit, sa terreur au moment où la main de l’homme lui a agrippé la cheville, ses
efforts pour s’en libérer, ses derniers instants de vie... Je n’arrivais pas à
me défaire de ces visions. Il y avait en elles quelque chose d’incompréhensible,
de littéralement impensable. Elles dépassaient les limites, non de la cruauté,
ni de l’inhumanité, ni de l’abjection, mais simplement du possible. Le drame de
Julian a reculé dans mon esprit la frontière du "possible". Possibles
étaient pour moi, parce que connus, les massacres des civils, y compris "des
enfants, des femmes et des vieillards", selon la trilogie de l’innocence consacrée
par les médias ; impossible en revanche était cette scène où un homme
traquait un petit garçon après avoir assassiné son frère sous ses yeux, le
happait par la cheville, le tirait de sa cachette, restait sourd à ses
supplications, sourd à ses appels au secours, vidait son chargeur dans son
corps de cinq ans. Des faits similaires s’étaient sans doute produits
auparavant, mais je n’en avais jamais appris que les bilans chiffrés, l’identité
des victimes, l’endroit où ils avaient eu lieu, et quelques autres indications
extrinsèques qui les situaient dans la représentation générale de la Guerre sans
rien révéler, ou si peu, de leur réalité brute.
Mon désarroi était d’autant plus grand que
le crime, je le savais d’expérience, allait demeurer impuni. Les assaillants et
leurs complices ne seraient pas retrouvés. Même pas recherchés. Recherchés par
qui d’ailleurs ? Les autorités légales à qui revenait cette tâche – et qui
avaient amorcé un semblant d’enquête pour donner le change – étaient contrôlées
depuis le début de la guerre par les différents partis engagés dans le conflit
et leurs bases arrière régionales, donc par ceux-là mêmes qui commanditaient
les assassinats et les massacres. Je ne pouvais espérer aucune réparation de ce
côté-là : ni arrestation, ni aveu, ni procès, ni reconnaissance publique
du crime.
Cet homme qui avait pourchassé un enfant
jusque dans sa chambre, qui l’avait extirpé de son refuge et l’avait vu se débattre
avant de l’achever de son arme silencieuse, cet homme, je n’avais même pas la
consolation de me dire que sa mauvaise conscience l’accablerait de remords et
qu’il souffrirait a posteriori de son acte. Tant d’issues s’offraient
désormais à lui : il pouvait se persuader qu’il n’était qu’un simple
exécutant, un sicaire loyal, que s’il avait refusé la mission, quelqu’un
d’autre s’en serait chargé à sa place, sans parler des sanctions qu’il aurait subies.
Il pouvait se convaincre qu’en participant à l’élimination de cet opposant et
de ses descendants, il avait débarrassé la terre d’une engeance ennemie
coupable d’avoir commis des massacres au moins aussi abjects, et susceptible,
qui plus est, à la faveur d’un nouveau retournement de la situation
politico-militaire, de rééditer ses crimes. L’opération à laquelle il avait
participé, pour atroce qu’elle fût, aurait servi à épargner la vie de milliers
d’innocents ! Tant de choses il pouvait se dire. Les ressources de
l’autojustification sont inépuisables. Infiniment inventifs les accommodements
avec la conscience.
Dans le meilleur des cas, pensais-je,
l’homme qui avait poursuivi le petit garçon, qui l’avait arraché à son abri
pour lui perforer le corps de balles, cet homme pourrait un jour venir à
résipiscence, négocier une amnistie avec son Dieu, se jouer le jeu poignant de
l’âme rachetée et prête à passer devant le Tribunal du Très-Haut. Je songeais
aussi que l’individu allait probablement être liquidé par ses chefs, comme il
est de coutume dans ce genre d’opérations où l’exécutant, malgré la chaîne
préventive des intermédiaires qui le sépare du grand ordonnateur, en sait
toujours trop, et constitue par conséquent une menace potentielle pour sa
hiérarchie. Mais cette éventualité ne m’apaisait guère. Je ne voulais pas d’un homme
mort. Je le voulais vivant, cet assassin, les yeux grands ouverts sur son
crime. Mes fantasmes réparateurs me représentaient des scènes où je le voyais
enchaîné sur une chaise, une lampe braquée sur lui. On lui montrait des photos de
Julian avant le drame (gamin blond qui joue, qui pose avec sa famille, qui sourit
à l’objectif), puis de Julian sans vie (cadavre livide criblé de balles), on
exigeait de lui qu’il racontât son crime en s’arrêtant longuement sur chaque
détail. On lui demandait d’imaginer son propre enfant à la place de Julian, soumis
au même calvaire et voué au même sort. Seule sa repentance réelle et sincère aurait
pu m’apaiser ; je l’imaginais tel que je brûlais de le voir : contrit,
effondré, accablé par son acte, honteux de survivre à sa victime.
Mais il n’y eut pas de réparation. J’ai
vécu seul avec la frayeur de l’enfant traqué, la course vers la chambre, la
reptation affolée sous le lit, l’immobilité contre le mur, le souffle retenu,
la sensation de la main posée sur la cheville, la lutte désespérée contre la
force qui l’aspire, la vue du canon pointé sur lui, l’impuissance, les cris,
les tirs, les brûlures, la brume acide qui brouille les images ultimes et
enfonce dans les tumultes de la douleur, dernières attaches au monde.
Alors que jusque-là les vapeurs opaques du
discours conventionnel (partisan, rhétorique, moral) m’avaient empêché de
saisir dans leur réalité intrinsèque les crimes commis pendant la guerre, ce
massacre m’a mis rétrospectivement, par déduction, face à la matérialité brute
de tous les autres. Je me souviens par exemple que deux ans plus tard, lors de
la commémoration du dixième anniversaire des massacres de Sabra et Chatila,
j’étais à l’étranger en train d’écouter les nouvelles de la BBC. A la fin du
journal, on annonça la rediffusion d’un reportage réalisé sur le vif au
lendemain du carnage, puis j’entendis s’élever une voix d’homme aiguisée par
l’émotion, au débit frénétique, qui décrivait le charnier découvert dans les
deux camps ; il parla de fosses communes recouvertes d’une mince couche de
sable, de corps exhumés par centaines, de cadavres égorgés, éventrés,
mitraillés, tailladés ; il parla de membres épars que les secouristes
recueillaient en plein soleil dans des sacs en plastique, ici un pied, là une main,
une épaule, une tête, des membres qui pour beaucoup, ajouta-t-il, appartenaient
à des enfants en bas âge, y compris des nourrissons. Je coupai la radio. D’un
bond je me levai et ouvris la fenêtre. Avec avidité je me mis à observer
l’animation de la rue, comme si j’avais voulu me fondre dans le spectacle
ordinaire de la ville, dans ces silhouettes filant seules ou par paires avec
leurs histoires si prodigieusement différentes de la mienne.
Sans en prendre conscience, je venais de me
rappeler la mort du petit Julian, et ce souvenir intact, lancinant, avait déteint
sur les images suscitées par l’émission de la BBC. Malgré les articles et les
reportages que j’avais lus, vus ou entendus pendant dix ans sur les massacres
de Sabra et Chatila, je n’en avais jamais perçu la réalité qu’à travers des
images furtives, des représentations aussi figées et symboliques que des pictogrammes.
Une force en moi me retenait de franchir ce stade de la signification au-delà
duquel se déployait l’immense étendue d’une réalité crue où des êtres humains
étaient poursuivis, rattrapés, acculés à un mur, immobilisés au sol, violés, mitraillés,
égorgés, dépecés. Je voyais ces scènes à présent, je les voyais, les revoyais,
et tremblais de la même stupeur ulcérée qui, deux ans plus tôt, s’était emparée
de moi lorsque j’avais appris la mort de Julian ; les victimes avaient des
visages désormais, des yeux, des bouches, des voix ; les victimes avaient
existé avant d’être des cadavres entassés dans des fosses communes, elles
avaient couru, elles avaient appelé au secours, elles avaient demandé grâce,
elles avaient lutté en cherchant à fuir, elles s’étaient vues blessées, mutilées,
elles avaient vu leurs proches exécutés sous leurs yeux ; entre le début
de l’assaut et la retraite des assassins, un temps s’était écoulé sur lequel
j’avais fait l’impasse jusque-là, qui constituait pourtant, par-delà les bilans
chiffrés et les exploitations multiformes du massacre, l’identité ultime de
l’événement ; la tuerie n’était plus un nombre à quatre chiffres, ni un
nom de lieu ajouté à la longue liste des carnages et des génocides du vingtième
siècle ; elle n’était plus un élément d’analyse politique rattaché froidement
à d’autres faits d’histoire contemporaine dans le cadre d’un tableau de la
situation géopolitique du Proche-Orient brossé par quelque spécialiste patenté
sur un plateau de télévision ; elle n’était plus un instrument de
propagande employé dans le but d’accabler la sauvagerie des uns pour mieux promouvoir
la cause des autres ; elle n’était plus le thème d’un prêche moral pris
dans les fadeurs d’un discours convenu et abstrait ; elle n’était plus le sujet
d’une ode héroïque où la victime devenait martyre, la mort sacrifice, la
douleur résistance, le sang élixir abreuvant la terre des braves dans l’attente
d’une moisson de liberté.
La tuerie n’était plus rien de tout cela.
Elle était devenue elle-même, une réalité nue et brute. Un massacre envisagé
dans son déroulement concret.
Des comme Julian, petits ou grands, hommes
ou femmes, il n’y en a pas eu des dizaines depuis le début de la guerre (et
après sa fin officielle), il n’y en a pas eu des centaines, il y en a eu des
milliers, des milliers d’âmes en peine qui errent dans les oubliettes de nos
villes hâtivement reconstruites, attendant qu’un jour on veuille bien se
rappeler leur calvaire et juger leurs bourreaux.
Il faut pardonner pour aller de l’avant,
rétorquent les pragmatiques à l’intention des esprits chagrins qui réclament
justice pour les innocents sacrifiés. Mais comment pardonner à des
anonymes ? Comment absoudre des fantômes ? Pour dire « je vous
pardonne », plus encore pour penser « je vous pardonne », il
faudrait qu’il y ait quelqu’un derrière ce « vous », qu’il y ait
quelqu’un pour se lever et répondre à l’appel de ce « vous ».
Je pense à toi, Julian, petit squelette gisant dans la montagne du Chouf. Je pense à toi en me disant que les vrais barbares, ce ne sont pas les hommes qui t’ont assassiné, c’est nous qui t’avons oublié. Nous qui avons laissé les criminels de guerre s’autoamnistier avant de faire main basse sur les institutions de la République. Nous qui avons participé au complot du silence, toléré l’intolérable, nous soumettant à l’infamie sans remuer le petit doigt. La civilisation et la culture, dont nous nous réclamons avec complaisance, ne sont pas affaire d’arts, de lettres, de raffinement, de bonnes manières ou que sais-je encore ? Elles se mesurent à la volonté de protéger les plus faibles et de rendre justice aux opprimés. La civilisation, c’est la justice. La culture, c’est la mémoire. Nous avons bradé la justice, nous avons perdu la mémoire. Je m’incline devant ton corps meurtri Julian, comme devant les tombes des innocents oubliés. Pardonnez-nous et dormez en paix.
Culture et barbarie - L'Orient Littéraire, n°100, Beyrouth, Editions de l'Orient des Livres, octobre 2014