C’est
l’histoire d’un peuple qui avait le malheur de vivre dans une République
bananière nommée Liban, où des institutions fantoches servaient les intérêts
exclusifs de l’oligarchie en place : le Gouvernement était constitué d’une
pléthore de ministres placés sous la tutelle directe des grands leaders
communautaires, pour la plupart d’anciens chefs de guerre, dont le seul
objectif était de se partager les profits et les privilèges. Le Parlement était
une chambre d’enregistrement, issue d’un simulacre d’élections, qui avait pour fonction
de fournir un vernis légal aux malversations de l’exécutif. Idem pour la
Justice, le Conseil constitutionnel, la Cour des comptes, tous aux ordres des hommes
politiques qui s’acharnaient à les dévier de leurs missions, désignant
eux-mêmes chacun de leurs membres, exigeant en retour une sujétion absolue à
leur autorité arbitraire. Certes, ici ou là, y compris dans les hautes sphères
de l’État, on pouvait rencontrer des individus honnêtes et dévoués au bien
commun, mais leur participation au pouvoir servait de caution à la foule de
leurs pairs corrompus sans parvenir, loin s’en fallait, à contrebalancer leurs turpitudes.
Or
voilà qu’un beau soir, le fameux Grand Soir des rêveries libertaires,
le peuple s’est dressé comme un seul homme. Ou plutôt comme une seule femme, les
femmes ayant pris une part massive au soulèvement. L’icône de la Révolution a
été une militante justement, une passionaria nommée Malak Alawiyyé qui a donné
un coup de pied au sbire d’un zaïm armé d’un fusil automatique, visant –
tout un symbole – ses parties intimes. En quelques jours, un phénomène
extraordinaire s’est déroulé sous les yeux incrédules des Libanais : ils
ont assisté ni plus ni moins au réveil de leur nation anesthésiée par
des décennies de propagande officielle et de démocratie confisquée. Des jeunes
qu’on croyait individualistes et frivoles se sont emparés fougueusement de la
chose publique. Des forums ont surgi partout dans le pays : on débattait avec
ferveur, on réclamait des élections libres, on appelait à l’abolition du
système confessionnel, on élaborait des projets de réformes pour une société
plus juste, moins archaïque, davantage respectueuse des droits de la femme. Pour
la première fois depuis des lustres, les Libanais se sont pris à espérer.
Mais
comme on pouvait s’y attendre, les maîtres du pays ont tout fait pour briser la
révolte qui menaçait leur mainmise sur le Liban. Les uns ont envoyé leurs nervis
tabasser les manifestants à Tyr, Beyrouth et ailleurs. Les autres ont mené une
vaste propagande dans le but de discréditer les révolutionnaires en les accusant
d’être instrumentalisés par les ambassades, provoquant ainsi une
ligne de fracture communautaire dans le corps du Hirak. D’autres encore,
plus fourbes et tout aussi nocifs, ont terni le mouvement en bloquant des
routes dans le Nord, le Kesrouan ou le Chouf, avec le dessein de récupérer
la colère du peuple pour affaiblir leurs adversaires, comme s’ils pouvaient se
refaire une virginité au mépris de leur bilan et de l’Histoire.
Comble
de l’imposture, on a même vu des leaders politiques s’autoproclamer révolutionnaires !
Des trémolos dans la voix, la main sur le cœur, ils juraient leurs grands dieux
qu’ils étaient des partisans convaincus des réformes et qu’ils avaient toujours
œuvré pour la moralisation de la vie publique. Après avoir pillé et endetté le
pays sur plusieurs générations, ils vitupéraient en chœur contre la corruption !
Ces tartufferies auraient pu être drôles si elles
n’étaient obscènes ; quoi de plus insoutenable que les leçons de morale
dans la bouche d’un politicien véreux coupable d’avoir détourné des milliards
de dollars et d’avoir monopolisé tous les postes de la fonction publique afférents
à sa communauté, et qui, au lieu de se terrer dans le silence (faute de croupir
en prison), continue de pérorer sur les médias nationaux ; lesquels médias
n’ont aucun scrupule à se faire complices de son indécence en relayant ses
discours d’une manière servile et révérencieuse, alors qu’ils se prétendent par
ailleurs les porte-parole du peuple insurgé avec un zèle non exempt de
démagogie.
La révolution du 17 octobre a été tuée dans l’œuf. Ce fut comme un rêve, une parenthèse enchantée. Le pays est revenu à la case départ. La même caste est toujours aux commandes. Aucune procédure judiciaire n’a été engagée contre les dirigeants qui ont ruiné le pays, les fonds détournés ne sont pas près de rentrer dans les caisses de l’État, les prébendes et les concussions ont encore de beaux jours devant elles, l’impunité qui a prévalu après la guerre, à la faveur de la calamiteuse amnistie, continue d’être la règle aujourd’hui, encourageant les malfrats à poursuivre leurs prévarications. La situation générale s’est en fait empirée avec la crise économique : le chômage est devenu endémique, le pouvoir d’achat s’est effondré, sans parler des restrictions bancaires appliquées de façon drastique aux petits déposants, à l’exclusion des gros bonnets qui ont eu le loisir d’expatrier leurs fortunes vers des cieux plus cléments. Quant aux ingérences étrangères, source de tous les maux, elles sont loin d’avoir cessé, menaçant même de s’accroître avec la faillite de l’Etat officialisée par le premier défaut de paiement de son histoire.
Une révolution pour rien en somme.