Samedi 30 novembre

Il s’appelle Ali Kaddouh, alias Abou Hussein. À quatre-vingt-onze ans, il est le dernier berger de Nabatiyyeh et, à ce titre, la population locale lui voue un grand respect et autant d’affection. Il porte beau, Abou Hussein, élancé, la moustache fournie, l’œil espiègle sous son turban arabe. Il n’est pas farouche, notre berger, il raconte volontiers ses histoires de l’ancien temps, quand les gens mangeaient leur propre pain et se nourrissaient de ce qu’ils plantaient, vivant dans la pauvreté mais satisfaits de leur sort, sans besoins superflus pour les tourmenter, ni voitures, ni vacarme, ni pollution. Il vous parle du fameux marché de Nabatiyyeh, qui drainait jadis tout le peuple du Sud, de Yaroun à Tibnine, et il esquisse un geste ample pour illustrer ses propos, comme si Yaroun et Tibnine se confondaient avec les confins du monde. Il vous raconte comment les gens faisaient le pèlerinage de la Mecque à pied, un long trajet qu’ils effectuaient par tout temps, un mois à l’aller, un mois pour le retour, et personne ne se plaignait alors, pas comme les citadins d’aujourd’hui qui vous tirent une langue longue comme le bras au bout de cent mètres de marche. C’est parce qu’ils ne bougent plus et mangent mal, vous explique-t-il. Lui, quand il a soif en faisant paître son troupeau, il boit du lait de chèvre à même le pis de la bête ; pas besoin ni de bouteille, ni d’emballage. Il est intarissable, Abou Hussein, il cabotine un peu, feignant une colère toute théâtrale qu’il interrompt avec un immense éclat de rire. Il chante aussi, des mawwals et des mijanas qui sentent bon le roc, le jurd et la treille sous la lune. On l’écoute en contemplant ses mains calleuses qui ne tiennent pas en place et qui vous évoquent irrésistiblement la main d’un aïeul que vous embrassiez, enfant, parce qu’il était d’usage, alors, d’embrasser les mains des anciens. Vous aimeriez qu’il vive éternellement, ce berger antédiluvien, parce qu’à travers lui survit une partie de votre histoire, de votre identité, des ombres familières englouties par le temps.

Après l’élargissement du conflit le 23 septembre, alors que tout le monde pressait Abou Hussein de quitter Nabatiyyeh, il s’est obstiné à rester sur sa terre, auprès de ses bêtes qu’il refusait d'abandonner. Aucune voix, aucun argument ne parvenaient à lui faire entendre raison. Au fil des semaines, il est devenu l’icône de la résistance, non pas la résistance militaire et politique, mais la résistance du peuple attaché à sa terre, qui ne se laisse intimider ni par les bombes ni par les drones, qui demeure là, continuant sa vie comme si de rien n’était, sans forfanterie, sans héroïsme, avec la simplicité d’un ruisseau qui trace son chemin parmi les herbes.

Il faut croire que les engins de guerre n’aiment pas les icônes. Le lundi 25 novembre, l’avant-veille du cessez-le-feu, les vieux os d’Abou Hussein ont été brutalement brisés. Un obus israélien a mis fin à sa vie, fauchant ce dernier témoin d’un monde révolu. Il est mort, Abou Hussein, et sa mort est scandaleuse, comme celle de tous les civils broyés par cette guerre absurde. Avec lui, c’est un pan de notre mémoire qui s’en va. Un morceau de notre âme collective de Libanais, emporté par les torrents de l’histoire.