Grisé par l’alcool, bouleversé par sa propre voix, Yad
devint lyrique, passionné, volubile. Il prit la main de Line, ajouta que de
toute façon, quelles qu’elles soient, les identités ne sont jamais
absolues ; elles n’ont rien d’essentiel ni d’éternel ; elles sont le
fruit du hasard, des contingences ; à l’échelle des planètes elles ont la
fugacité d’une goutte de rosée menacée par la montée du jour ; elles
existent, certainement, elles structurent, façonnent, donnent des repères, mais
aussi prégnantes soient-elles, elles n’ont pas toujours été, elles auraient pu
ne pas être ou être différentes et, de toute manière, elles sont appelées à
changer puis à disparaître définitivement ; elles ne méritent pas qu’on
leur sacrifie son bonheur, encore moins sa vie. (21)
Des clients les observaient comme on observe en
Orient, sans détour, sans vergogne, sans réaction non plus, benoîtement,
ingénument, avec l’assurance de son bon droit de voyeur, droit inaliénable dont
tout un chacun dispose pour scruter autrui jusqu’à la moelle. (24)
Line avait rejoint son rayon dans la bibliothèque des
souvenirs, section fiction pour adultes. Leur histoire avait été victime de
l’Histoire, c’était ainsi, il fallait l’accepter. (26)
C’était un garçon tranquille, avec une galette des Rois
pour visage et des yeux clairs qui semblaient s’excuser de voir. (35)
Yad essaya de savoir qui avait la haute main sur le
réglage du volume, le cheikh ne souhaita pas le lui dire ; il se contenta
de pointer l’index vers le ciel, ce qui pouvait signifier les autorités
religieuses de la ville, les institutions de référence à l’étranger, les
associations ou organismes donateurs. Mais peut-être que ce doigt dressé du
cheikh visait plus haut encore, songea Yad, le Très-Haut en personne qui aurait
Lui-même exigé le réglage au maximum des haut-parleurs, car Dieu aime le bruit,
comme chacun le sait, sinon pourquoi les églises et les mosquées se
livreraient-elles à une telle surenchère de vacarme ? (58-59)
Les lieux de culte étaient engagés dans une guerre des
décibels pour maintenir leur mainmise sur le territoire, et la mosquée du
quartier, comme tous les sanctuaires de la ville, devait protéger son pré carré
sonore contre les mosquées concurrentes et les clochers des églises voisines.
Elle ne céderait pas une miette de son espace aérien. (59)
Yad sentait surgir en lui des pulsions
destructrices : il fixait les trombes déversées sur la route avec l’espoir
semi-conscient qu’elles allaient tout noyer, tout emporter, qu’il ne resterait
plus rien de son pays ; les villes et les villages seraient dévastés par
des torrents d’eau et de fange ; la côte, la montagne, la plaine de la
Békaa seraient purifiées comme la terre après le Déluge ; son peuple
finirait sa course dans les caniveaux de l’histoire et il n’y aurait pas un
crocodile sur la planète pour pleurer sa disparition. Il roulait et des visions
apocalyptiques lui traversaient l’esprit, il voyait des immeubles charriés par
les flots telles des tiges d’allumettes, il voyait des minarets et des clochers
flotter comme des bâtonnets de mikado, il voyait des turbans, des soutanes, des
tapis, des encensoirs, le tout poussé par les courants vers un destin terminal.
(74)
Le garçon jovial disparaissait derrière la mine
patibulaire d’un individu renfermé et misanthrope. Le silence de l’habitacle
l’engloutissait ; il n’aspirait plus qu’à se retrancher dans sa cellule
d’ermite parmi ses livres et ses pensées, totalement coupé du monde. Ses deux
visages si contrastés semblaient se modeler l’un sur l’autre, comme on voit les
penchants respectifs de certains couples s’exacerber au fil du temps. Il vivait
en couple avec lui-même et son deuxième visage était l’absolu négatif du
premier. (80)
Il s’obligeait à l’immobilité pour ne pas se trahir,
contemplant Sarah avec cette espèce d’euphorie triste qu’il avait toujours
éprouvée dans ce genre de situations : il était heureux, heureux de sentir
dans ses entrailles les convulsions de l’amour, de voir vivre un être si
désirable en se livrant aux vibrations d’une voix capable d’atteindre les
profondeurs de son être ; et en même temps il découvrait avec amertume
combien sa vie depuis des mois, voire des années, avait été privée de cette
simple sensation de bien-être sans quoi l’existence n’était qu’une morne
traversée des jours. (81)
Là où il croyait écrire un roman à quatre mains riche
de plein d’aventures et de rebondissements, un roman-fleuve à l’embouchure
incertaine qui allait les promener le long de mille rivages enchantés, leur
histoire, en fait, devait bientôt échouer sur l’écueil d’une courte nouvelle à
la chute aussi bâclée qu’absurde. (83)
Avant elle, il y avait eu Rouba, fille de son oncle
Kazem, une fervente musulmane dont la piété tenait plus de la bigoterie
monomaniaque que de la transcendance spirituelle. Rouba était déterminée à
ramener dans le droit chemin les brebis égarées de la famille. Son charisme et
ses capacités de persuasion étaient redoutables : elle avait réussi à
retourner comme un gant l’ensemble de sa fratrie ainsi que ses parents, tous
parfaitement areligieux jusque-là, voire antireligieux, les transformant en
dévots au comportement exemplaire. Ses pouvoirs étaient aussi illimités que les
peurs irrationnelles dont elle se servait pour conquérir les âmes dévoyées. (91)
Elle n’avait pas son pareil pour semer l’épouvante
dans les esprits fragiles. Là résidait sa principale force, car autant on peut
résister à la promesse d’un éden gorgé de splendeurs et de délices, autant il
est difficile d’ignorer la menace d’une éternité de souffrances et de ténèbres.
(93)
Les soldats d’occupation mis à part, c’était la
première fois qu’il voyait des Israéliens en chair et en os ; il a fallu
que ce soit dans une cabine d’ascenseur en panne, sans aucune possibilité de
fuite. Comble de l’absurde, il tenait un bouquet de fleurs destiné à ses amis
qui s’interposait bizarrement entre lui et le couple. (98-99)
En ce temps-là, les moniteurs des colonies de vacances
n’avaient rien à voir avec les animateurs d’aujourd’hui, ces professionnels de
l’éducation récréative qui font de leur mieux pour occuper intelligemment et
sportivement leurs pensionnaires ; dans les années soixante-dix, les
gamins, on les laissait tranquilles, on ne se sentait pas obligé de les
occuper du matin au soir, ils avaient le loisir de s’ennuyer, de rêvasser, de
meubler leur temps à leur guise ; la vie intérieure des enfants n’était
pas étouffée sous une avalanche d’activités incessantes qui les préparaient à
leur avenir d’adultes surmenés et surbookés. (106)
Yad tombait des nues. Le pourfendeur de musulmans
était lui-même musulman ! Il se faisait plus royaliste que le roi, portant
une croix grosse comme un glaive, sans parler de l’insigne des phalangistes
imprimé sur tous ses tee-shirts. Son imposture, Yad était capable de la
comprendre à l’époque, lui qui mentait sur sa religion, mais il ne comprenait
pas ce besoin de persécuter ses semblables pour mieux se démarquer d’eux !
(110)
Yad sent leur haine poisseuse qui le recouvre, il
pourrait la toucher, la pétrir dans ses mains comme du suif ou du cambouis. (114)
Du sommet de la colline, ils dominaient la vallée du
Litani et, plus au sud, le mont Hermon (Jabal el-Cheikh en arabe), coincé entre
trois pays : la Syrie, le Liban et la Palestine, alias Israël. Ce panorama
exceptionnel aux désignations variées, c’était à la fois son premier livre de
géographie et sa première leçon d’histoire. (120)
Yad refusa, non par héroïsme, mais par idéalisme, pour
maintenir hors de l’eau, en dépit de tout, son petit paquet d’illusions sur ce
pays qu’il n’arrivait pas à haïr. (142)
Si l’après-guerre lui a offert l’occasion d’être
enlevé par des chiites au sud et des sunnites au nord, selon une symétrie
parfaite qui comble son sens inné de l’équilibre, le premier enlèvement de Yad,
c’est aux chrétiens du centre qu’il le doit, et il leur garde pour cela une
reconnaissance infinie car il a pu, grâce à eux, faire très jeune l’expérience
de l’incarcération, ce qui allait s’avérer d’une grande utilité dans sa vie
d’adulte. (143)
L’homme harangua la classe d’une voix caverneuse. Il
avait le crâne rasé, les joues replètes, une grosse croix autour du cou. Sa
silhouette trapue dégageait une impression de puissance virile renforcée par
ses jambes musculeuses et ses mains velues qui hachaient l’air comme des
couperets tranchants. À la fin de chaque phrase, il se léchait subrepticement
les commissures des lèvres, un coup à gauche, un coup à droite, le regard aussi
insaisissable que celui de Paul quelques années plus tôt, un regard hermétique
au monde, un de ces regards dont vous savez d’emblée qu’ils ne réagiront pas à
vos sollicitations verbales ou muettes, qu’ils sont accaparés par une obsession
trop exclusive pour vous renvoyer le reflet de votre présence, le regard de la
passion obtuse et monomaniaque. (143-144)
Il y avait d’autres détenus autour de lui : un
punk à la crête iroquoise rouge et bleue, arrêté devant le centre
commercial Espace 2000 pour non-conformité avec les normes
capillaires de la milice ; un Arménien de quatre-vingts ans coupable
d’avoir insulté le chef du Parti dans un tripot de Borj Hammoud alors qu’il
était en état d’ébriété (dont il ne semblait pas tout à fait sorti) ; un
réfractaire au service militaire, lui aussi, venant d’une autre école, dont
l’appartenance aux témoins de Jéhovah lui interdisait de toucher aux armes et
qui passa son temps à prêcher la bonne nouvelle aux
prisonniers en leur assurant que la guerre du Liban était un signe
précurseur de la bataille terminale d’Armageddon. (157-158)
Il était écrit que son destin serait toujours lié à la
terre qui l’avait vu naître, où il avait grandi bon an mal an, parfois intégré
au point d’en oublier sa différence, souvent désintégré au point de ne plus
savoir qui il était, ballotté entre une identité réelle par définition
insaisissable, et une autre fantasmatique à laquelle on le renvoyait sans
cesse, qui en disait plus long sur ses interlocuteurs que sur lui-même. (161)
Aucune de ces demoiselles ne s’éloignait brusquement
en découvrant son identité religieuse. Les règles de la bienséance étaient
respectées : elles poursuivaient la conversation pendant quelques minutes,
un sourire figé aux lèvres, puis, avec des mouvements souples d’une loutre de
mer, elles se retiraient pour aller voir ailleurs. Leurs réactions étaient
tellement prévisibles que Yad ne s’en formalisait pas ; au contraire, il
trouvait amusante cette similitude des comportements qui commençaient par un
léger tressaillement vite contenu et se terminaient par un sauve-qui-peut
diplomatique. (162)
Le lendemain, un 15 août, jour de l’assomption où
Marie entra dans la gloire du Ciel, Chris, elle, fit exactement le chemin
inverse : elle fut précipitée dans un gouffre dont elle ne soupçonnait pas
l’existence. (167)
Yad venait voir des bourgeois coincés, un peu réacs,
franchement racistes ; il découvrit un couple attachant, sympathique,
tellement proche de lui et si éloigné de la représentation qu’il s’en était
faite. M. et Mme Sabbagh s’attendaient à recevoir un musulman concentrant dans
sa personne tous les attributs détestables du musulman médiatique ; ils
virent un homme, tout simplement un homme. (171)
Extraits de Ramy Zein, Tribulations d'un
bâtard à Beyrouth, 2016