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Tribulations d'un bâtard à Beyrouth, 2016 (extraits)




Grisé par l’alcool, bouleversé par sa propre voix, Yad devint lyrique, passionné, volubile. Il prit la main de Line, ajouta que de toute façon, quelles qu’elles soient, les identités ne sont jamais absolues ; elles n’ont rien d’essentiel ni d’éternel ; elles sont le fruit du hasard, des contingences ; à l’échelle des planètes elles ont la fugacité d’une goutte de rosée menacée par la montée du jour ; elles existent, certainement, elles structurent, façonnent, donnent des repères, mais aussi prégnantes soient-elles, elles n’ont pas toujours été, elles auraient pu ne pas être ou être différentes et, de toute manière, elles sont appelées à changer puis à disparaître définitivement ; elles ne méritent pas qu’on leur sacrifie son bonheur, encore moins sa vie. (21)

Des clients les observaient comme on observe en Orient, sans détour, sans vergogne, sans réaction non plus, benoîtement, ingénument, avec l’assurance de son bon droit de voyeur, droit inaliénable dont tout un chacun dispose pour scruter autrui jusqu’à la moelle. (24)

Line avait rejoint son rayon dans la bibliothèque des souvenirs, section fiction pour adultes. Leur histoire avait été victime de l’Histoire, c’était ainsi, il fallait l’accepter. (26)

C’était un garçon tranquille, avec une galette des Rois pour visage et des yeux clairs qui semblaient s’excuser de voir. (35)

Yad essaya de savoir qui avait la haute main sur le réglage du volume, le cheikh ne souhaita pas le lui dire ; il se contenta de pointer l’index vers le ciel, ce qui pouvait signifier les autorités religieuses de la ville, les institutions de référence à l’étranger, les associations ou organismes donateurs. Mais peut-être que ce doigt dressé du cheikh visait plus haut encore, songea Yad, le Très-Haut en personne qui aurait Lui-même exigé le réglage au maximum des haut-parleurs, car Dieu aime le bruit, comme chacun le sait, sinon pourquoi les églises et les mosquées se livreraient-elles à une telle surenchère de vacarme ? (58-59)

Les lieux de culte étaient engagés dans une guerre des décibels pour maintenir leur mainmise sur le territoire, et la mosquée du quartier, comme tous les sanctuaires de la ville, devait protéger son pré carré sonore contre les mosquées concurrentes et les clochers des églises voisines. Elle ne céderait pas une miette de son espace aérien. (59)

Yad sentait surgir en lui des pulsions destructrices : il fixait les trombes déversées sur la route avec l’espoir semi-conscient qu’elles allaient tout noyer, tout emporter, qu’il ne resterait plus rien de son pays ; les villes et les villages seraient dévastés par des torrents d’eau et de fange ; la côte, la montagne, la plaine de la Békaa seraient purifiées comme la terre après le Déluge ; son peuple finirait sa course dans les caniveaux de l’histoire et il n’y aurait pas un crocodile sur la planète pour pleurer sa disparition. Il roulait et des visions apocalyptiques lui traversaient l’esprit, il voyait des immeubles charriés par les flots telles des tiges d’allumettes, il voyait des minarets et des clochers flotter comme des bâtonnets de mikado, il voyait des turbans, des soutanes, des tapis, des encensoirs, le tout poussé par les courants vers un destin terminal. (74)

Le garçon jovial disparaissait derrière la mine patibulaire d’un individu renfermé et misanthrope. Le silence de l’habitacle l’engloutissait ; il n’aspirait plus qu’à se retrancher dans sa cellule d’ermite parmi ses livres et ses pensées, totalement coupé du monde. Ses deux visages si contrastés semblaient se modeler l’un sur l’autre, comme on voit les penchants respectifs de certains couples s’exacerber au fil du temps. Il vivait en couple avec lui-même et son deuxième visage était l’absolu négatif du premier. (80)

Il s’obligeait à l’immobilité pour ne pas se trahir, contemplant Sarah avec cette espèce d’euphorie triste qu’il avait toujours éprouvée dans ce genre de situations : il était heureux, heureux de sentir dans ses entrailles les convulsions de l’amour, de voir vivre un être si désirable en se livrant aux vibrations d’une voix capable d’atteindre les profondeurs de son être ; et en même temps il découvrait avec amertume combien sa vie depuis des mois, voire des années, avait été privée de cette simple sensation de bien-être sans quoi l’existence n’était qu’une morne traversée des jours. (81)

Là où il croyait écrire un roman à quatre mains riche de plein d’aventures et de rebondissements, un roman-fleuve à l’embouchure incertaine qui allait les promener le long de mille rivages enchantés, leur histoire, en fait, devait bientôt échouer sur l’écueil d’une courte nouvelle à la chute aussi bâclée qu’absurde. (83)

Avant elle, il y avait eu Rouba, fille de son oncle Kazem, une fervente musulmane dont la piété tenait plus de la bigoterie monomaniaque que de la transcendance spirituelle. Rouba était déterminée à ramener dans le droit chemin les brebis égarées de la famille. Son charisme et ses capacités de persuasion étaient redoutables : elle avait réussi à retourner comme un gant l’ensemble de sa fratrie ainsi que ses parents, tous parfaitement areligieux jusque-là, voire antireligieux, les transformant en dévots au comportement exemplaire. Ses pouvoirs étaient aussi illimités que les peurs irrationnelles dont elle se servait pour conquérir les âmes dévoyées. (91)

Elle n’avait pas son pareil pour semer l’épouvante dans les esprits fragiles. Là résidait sa principale force, car autant on peut résister à la promesse d’un éden gorgé de splendeurs et de délices, autant il est difficile d’ignorer la menace d’une éternité de souffrances et de ténèbres. (93)

Les soldats d’occupation mis à part, c’était la première fois qu’il voyait des Israéliens en chair et en os ; il a fallu que ce soit dans une cabine d’ascenseur en panne, sans aucune possibilité de fuite. Comble de l’absurde, il tenait un bouquet de fleurs destiné à ses amis qui s’interposait bizarrement entre lui et le couple. (98-99)

En ce temps-là, les moniteurs des colonies de vacances n’avaient rien à voir avec les animateurs d’aujourd’hui, ces professionnels de l’éducation récréative qui font de leur mieux pour occuper intelligemment et sportivement leurs pensionnaires ; dans les années soixante-dix, les gamins, on les laissait tranquilles, on ne se sentait pas obligé de les occuper du matin au soir, ils avaient le loisir de s’ennuyer, de rêvasser, de meubler leur temps à leur guise ; la vie intérieure des enfants n’était pas étouffée sous une avalanche d’activités incessantes qui les préparaient à leur avenir d’adultes surmenés et surbookés. (106)

Yad tombait des nues. Le pourfendeur de musulmans était lui-même musulman ! Il se faisait plus royaliste que le roi, portant une croix grosse comme un glaive, sans parler de l’insigne des phalangistes imprimé sur tous ses tee-shirts. Son imposture, Yad était capable de la comprendre à l’époque, lui qui mentait sur sa religion, mais il ne comprenait pas ce besoin de persécuter ses semblables pour mieux se démarquer d’eux ! (110)

Yad sent leur haine poisseuse qui le recouvre, il pourrait la toucher, la pétrir dans ses mains comme du suif ou du cambouis. (114)

Du sommet de la colline, ils dominaient la vallée du Litani et, plus au sud, le mont Hermon (Jabal el-Cheikh en arabe), coincé entre trois pays : la Syrie, le Liban et la Palestine, alias Israël. Ce panorama exceptionnel aux désignations variées, c’était à la fois son premier livre de géographie et sa première leçon d’histoire. (120)

Yad refusa, non par héroïsme, mais par idéalisme, pour maintenir hors de l’eau, en dépit de tout, son petit paquet d’illusions sur ce pays qu’il n’arrivait pas à haïr. (142)

Si l’après-guerre lui a offert l’occasion d’être enlevé par des chiites au sud et des sunnites au nord, selon une symétrie parfaite qui comble son sens inné de l’équilibre, le premier enlèvement de Yad, c’est aux chrétiens du centre qu’il le doit, et il leur garde pour cela une reconnaissance infinie car il a pu, grâce à eux, faire très jeune l’expérience de l’incarcération, ce qui allait s’avérer d’une grande utilité dans sa vie d’adulte. (143)

L’homme harangua la classe d’une voix caverneuse. Il avait le crâne rasé, les joues replètes, une grosse croix autour du cou. Sa silhouette trapue dégageait une impression de puissance virile renforcée par ses jambes musculeuses et ses mains velues qui hachaient l’air comme des couperets tranchants. À la fin de chaque phrase, il se léchait subrepticement les commissures des lèvres, un coup à gauche, un coup à droite, le regard aussi insaisissable que celui de Paul quelques années plus tôt, un regard hermétique au monde, un de ces regards dont vous savez d’emblée qu’ils ne réagiront pas à vos sollicitations verbales ou muettes, qu’ils sont accaparés par une obsession trop exclusive pour vous renvoyer le reflet de votre présence, le regard de la passion obtuse et monomaniaque. (143-144)

Il y avait d’autres détenus autour de lui : un punk à la crête iroquoise rouge et bleue, arrêté devant le centre commercial Espace 2000 pour non-conformité avec les normes capillaires de la milice ; un Arménien de quatre-vingts ans coupable d’avoir insulté le chef du Parti dans un tripot de Borj Hammoud alors qu’il était en état d’ébriété (dont il ne semblait pas tout à fait sorti) ; un réfractaire au service militaire, lui aussi, venant d’une autre école, dont l’appartenance aux témoins de Jéhovah lui interdisait de toucher aux armes et qui passa son temps à prêcher la bonne nouvelle aux prisonniers en leur assurant que la guerre du Liban était un signe précurseur de la bataille terminale d’Armageddon. (157-158)

Il était écrit que son destin serait toujours lié à la terre qui l’avait vu naître, où il avait grandi bon an mal an, parfois intégré au point d’en oublier sa différence, souvent désintégré au point de ne plus savoir qui il était, ballotté entre une identité réelle par définition insaisissable, et une autre fantasmatique à laquelle on le renvoyait sans cesse, qui en disait plus long sur ses interlocuteurs que sur lui-même. (161)

Aucune de ces demoiselles ne s’éloignait brusquement en découvrant son identité religieuse. Les règles de la bienséance étaient respectées : elles poursuivaient la conversation pendant quelques minutes, un sourire figé aux lèvres, puis, avec des mouvements souples d’une loutre de mer, elles se retiraient pour aller voir ailleurs. Leurs réactions étaient tellement prévisibles que Yad ne s’en formalisait pas ; au contraire, il trouvait amusante cette similitude des comportements qui commençaient par un léger tressaillement vite contenu et se terminaient par un sauve-qui-peut diplomatique. (162)

Le lendemain, un 15 août, jour de l’assomption où Marie entra dans la gloire du Ciel, Chris, elle, fit exactement le chemin inverse : elle fut précipitée dans un gouffre dont elle ne soupçonnait pas l’existence. (167)

Yad venait voir des bourgeois coincés, un peu réacs, franchement racistes ; il découvrit un couple attachant, sympathique, tellement proche de lui et si éloigné de la représentation qu’il s’en était faite. M. et Mme Sabbagh s’attendaient à recevoir un musulman concentrant dans sa personne tous les attributs détestables du musulman médiatique ; ils virent un homme, tout simplement un homme. (171)

Extraits de Ramy Zein, Tribulations d'un bâtard à Beyrouth, 2016