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La Levée des couleurs, 2011 (extraits)


Au milieu de la nuit, une meute de chiens (ou de hyènes ? de loups ? de renards ?) se répand à Yarcoub, Siham les entend qui grognent et glapissent en parcourant les rues du village. L’un d’eux approche de la maison, longe le mur, s’arrête, hésite, se tourne vers le chêne, traverse le jardin en direction de Nada. L’herbe crisse sous ses pas, son pelage accroche un reflet de lune. Il se penche sur le petit corps, renifle la gorge fendue, reste longtemps ainsi, les épaules saillantes, les pattes écartées. Siham ne réagit pas. Elle demeure immobile, les paupières grandes ouvertes. (15-16)

Siham est pieds nus, elle marche sur des cailloux, des pierres, des ronces. Elle a l’impression que des miliciens les poursuivent, elle sent des ombres sur ses épaules, des souffles sur son cou, comme des effleurements de doigts, des frôlements de lames. Elle pourrait se retourner, se rassurer, mais elle n’ose pas. Elle serre fort la main de Karim, épie la mer entre les arbres et les coteaux, plaque courbe d’acier flamboyant, implacable, toujours aussi lointaine, comme si elle reculait à mesure qu’ils avançaient vers elle. (19)

Le camp est bondé de réfugiés. Des femmes et des enfants surtout. Elle les observe à la dérobée, saisit par bribes des regards éteints, des visages défaits, des corps en pyjamas ou en chemises de nuit, des pieds nus recroquevillés tels des moignons secs. Elle se dit qu’ils ont fui leurs villages comme elle, qu’ils ont vu ce qu’elle a vu, traversé les mêmes bois, les mêmes garrigues, les mêmes terres incendiées par les bombes, elle imagine leurs maisons abandonnées, là-haut, parmi les vignes et les figuiers, elle voit des vestiges de repas traînant sur des nappes à fleurs, des branches de bougainvillées qui projettent leurs ombres sur des armoires ventrues, des lits froissés, des corps inertes, disloqués, sans visage. (26-27)

Elle s’aperçoit qu’elle est blessée : elle saigne abondamment sous sa robe déchirée à l’épaule. Sans précaution, elle écarte le tissu et voit la peau ouverte, palpitante, rouge. La vision la captive. Une étrange sensation l’envahit, une joie morbide, une terreur voluptueuse, elle voudrait que la plaie se creuse et s’étende, elle voudrait se transformer en un minuscule insecte et plonger dans le cirque sanguinolent de sa chair. (30-31)

Ce que les attitudes s’évertuent à cacher, les corps le trahissent : les visages sont blêmes, les regards aux aguets, les silhouettes nerveuses, ramassées comme des poings en colère. Chacun fait semblant de ne pas voir chez l’autre ce qu’il s’efforce de dérober à ses yeux. (36)

Les bombes continuent de s’abattre sur le quartier. Elle s’abandonne peu à peu au fracas des explosions, aux secousses du sol, aux vibrations de l’air. Elle éprouve une sombre jouissance à être malmenée ainsi, comme pendant les nuits d’orage, lorsque le tonnerre gronde et qu’elle se sent bousculée, pénétrée au plus profond d’elle-même par la violence du monde. Elle aime cette sensation de déchirement intérieur. Il y a en elle une pulsion puissante et obscure qui la porte à la destruction, à l’anéantissement – de son corps, des autres, de l’univers. (39-40)

Quelque chose la trouble dans ces regards qui la scrutent où brille une lueur vivace, presque mauvaise. Elle se sent l’objet d’une curiosité malsaine, malveillante. Elle a l’impression qu’on veut la déposséder de sa mémoire. Elle résiste. Elle se tait. Ils ne sauront rien. Elle ne racontera rien, pas plus à ses camarades qu’aux adultes. Elle gardera pour elle les scènes de Yarcoub et la fuite dans la montagne. (42)

Elle apprend par cœur des vers d’al-Moutannabi et de Victor Hugo. Lorsqu’on la désigne pour la récitation, elle débite le poème sur un ton monocorde. L’enseignant lui reproche de déclamer sans « âme » ; elle voit ce qu’il veut dire, elle ne module pas assez, elle ne fait pas de gestes, elle ne bouge pas la tête, son regard est trop fixe. Elle n’arrive pas à jouer comme ses camarades qui rivalisent de manières et de mimiques. Elle en est incapable. Les textes ne lui disent rien. Ils ne la touchent pas, ne la concernent pas. Elle les trouve faux. Fabriqués. Forcés. Les réciter avec « âme » serait mensonge, une trahison de plus. Elle en veut au professeur de ne pas le comprendre. (57)

Elle a souvent envie de se boucher les oreilles en classe. Trop de mots, trop de voix qui parlent trop fort. Elle trouve la plupart de ses maîtres bavards et pédants. Ils s’écoutent parler, ils se grisent de leur éloquence, ils enfourchent des discours interminables fleuris de formules savantes et de métaphores pompeuses. Elle supporte mal cet étalage de verve et de vanité. Quand elle perçoit l’autosatisfaction des professeurs dans le débit de leurs phrases, leur manière précieuse d’articuler certaines syllabes, les inflexions chantantes de leurs voix, elle cesse de les écouter, elle baisse les yeux sur le pupitre ou regarde par la fenêtre. Elle n’aime pas les mots. Si elle le pouvait, elle s’en passerait sans retour. On n’a pas besoin de mots pour parler. (57-58)

La prière s’est détachée d’elle comme une peau morte. (59)

Elle se fond dans le relief accidenté du pupitre où se juxtaposent des rainures poussiéreuses, des taches grumelées, des bavures d’encre, des encoches au canif. Elle voudrait disparaître au cœur de cette planche vermoulue, se dissoudre dans la matière. Des contractions lui triturent l’estomac. Des explosions retentissent au loin qui vont peut-être se rapprocher. Elle les espère, anticipe leur fureur libératrice. (62)

Tout reflue chaque fois qu’elle pense à Maher, le temps se contracte, les lignes s’incurvent, forment des nœuds qui l’enserrent, la ligotent, l’étranglent. Souvent la sensation de l’homme précède son image, il l’envahit avant même qu’elle ne le voie. (66)

La matière la sécurise, elle trouve refuge dans les choses les plus infimes, les plus ordinaires ; le fluide qu’elles dégagent l’enveloppe comme une étoffe souple et moelleuse. Elle pressent qu’une communion est possible avec les objets. Elle touche les surfaces, elle s’enfonce les stylos au creux de la main, les porte à ses lèvres, se frotte les joues contre les livres. Elle voudrait s’introduire à l’intérieur de chaque élément. Elle voudrait être une créature microscopique pour disparaître dans l’infini de la matière. (66-67)

Il pleut sur la ville. La pluie martèle la tôle du préau, le vacarme humide pénètre Siham et la décompose. Elle aimerait que le ciel s’ouvre davantage, qu’il se déchire de part en part pour se vider sur le Collège. Elle trouve que les choses ne vont pas assez loin. Les éléments se retiennent quand elle les voudrait déchaînés. Debout sous la pluie, elle ferme les yeux. Elle ne voit pas les filles qui s’esclaffent en la désignant du doigt, qui singent sa raideur hébétée, sa tête tournée vers le ciel. Elle n’entend pas les cris de Sonia : la folle prend sa douche, la folle a oublié son shampooing. (68)

Quelquefois elle se détache d’elle-même, elle oublie qui elle est, ce qu’elle est. L’instant d’après elle réintègre son corps et s’aperçoit qu’elle est Siham : l’histoire de Siham est la sienne, toutes deux coïncident, elle est elle. Elle se retrouve, confuse, incrédule. Je suis ça. Ça est moi. Elle voudrait que ces moments se prolongent où elle n’est pas elle-même. Qu’ils se prolongent indéfiniment. Non pas mourir, même pas devenir quelqu’un d’autre, mais cesser d’être ce qu’elle est. (|68-69)

Siham écoute sans réagir. Le discours de père Seghan ressemble à ses sermons : beau, net, propre. Comme sa barbe rasée de frais. Comme sa soutane immaculée. Comme son bureau impeccable où chaque objet est à sa place. Aucun désordre. Aucune poussière. Une odeur d’encaustique et de bonne conscience. (72)

Tout porte sa trace autour d’elle, tout résonne de sa voix. Elle est la captive d’une prison immatérielle dont il est le geôlier sans mains et sans visage. (87)

Son corps rigide l’étonne comme un appendice inconnu, une verrue monstrueuse. Elle examine cette matière informe, cette chose laide, grasse, livide, souffrante, qui est elle-même. Elle voudrait la battre, la broyer, la réduire en poussière. Elle voudrait la serrer dans ses bras comme elle aurait serré Karim, la serrer et la consoler, la presser jusqu’à la vider de ses larmes, de sa mémoire. (115)

Elle s’imagine là-bas, dans les flots sombres, seule, entourée d’un néant sans limite, si vaste qu’il engloutit la rumeur des eaux et les ténèbres elles-mêmes. Elle nage dans une encre visqueuse, une lave tiède qui l’immobilise progressivement et la tire vers le bas. Elle se sent raide, lourde. Des créatures à mâchoires rôdent sous elle. Elle n’a pas peur. Elle sourit. Elle sombre dans un rêve éveillé. (116)

Siham parle. Pour la première fois depuis des jours elle parle, des mots franchissent ses lèvres, sa voix résonne étrangement à ses oreilles, comme si elle entendait quelqu’un d’autre parler à travers elle. (118)

Plus elle l’écoute, plus Siham constate à quel point Tania ressemble à sa mère. La même grâce petite-bourgeoise, la même distinction maniérée et sermonneuse, la même façon d’employer des mots français comme des signes extérieurs de richesse. Elle fixe les boucles d’oreilles qui se tortillent sous les lobes étirés de la jeune fille. Un instinct obscur se réveille en elle. Elle a envie de planter là sa cousine. Elle a envie de la bousculer, de la gifler. Elle se voit en train de la saisir par les cheveux pour la jeter à terre. La violence, de nouveau, comme un sursaut vital, une planche de salut. (122)

Elle longe le rempart de la cité médiévale, découvre la mer révélée par les premières lueurs, l’oreille attentive à l’impact des vagues sur les roches, aux feulements du vent débités par les cris des mouettes et les touc-touc-touc des barques à moteur ; chaque pas l’enfonce un peu plus dans la rumeur des eaux, le grondement des ressacs, l’haleine marine chargée d’iode et de sel où point, au gré de la brise, un infime effluve de vase. Elle laisse sur sa droite une anse écumeuse, planète en ébullition dont les continents de mousse s’agrègent et se désagrègent à vue d’œil. (124-125)

Elle aime ce moment du jour où le port se réveille en douceur, le moindre bruit résonne comme dans un gymnase ou une église, avec quelque chose de minéral, de rocailleux, un écho infiniment pur qui ressuscite en elle des sensations lointaines, presque irréelles, dont les traces se dérobent à ses tentatives de les saisir, ou même de s’en approcher, tant sont volatils ces vestiges liés à son enfance, aussi fragiles que les lumières falotes des barques les soirs de brume. L’air est limpide au-dessus de la crique, les pierres de la jetée se colorent d’une teinte rosâtre qui glisse progressivement vers un blond de moins en moins doré, de plus en plus grège. Des canots rentrent, d’autres sortent, un essaim de mouettes se pose sur le plan déclive de la cale puis s’envole en direction de la tour carrée qui surplombe le goulet du port. (125-126)

Elle a mis longtemps avant d’oser articuler une phrase en français devant eux. Le jour où elle l’a fait, elle a éprouvé une sensation étrange, une sorte de désordre euphorique, comme si elle s’était dédoublée et qu’elle avait pénétré par effraction dans un espace infini dont elle n’avait pas soupçonné l’existence jusque-là. (130)

C’est lui qui, jour après jour, lui donne la force de marcher vers la nuit. (132)

Souvent aussi, ce ne sont pas même des souvenirs, juste des impressions liées à Yarcoub, des résonances tremblées, des reflets d’eau sur le mur chaulé de la terrasse, des odeurs furtives, un souffle dans l’oreille, une teinte, une lumière, une pénombre où grouillent des insectes invisibles, à moins que ce ne soient des soupirs cristallisés en murmures, des reproches inarticulés adressés à la survivante. (135)

D’où tire-t-elle cette confiance dans la vie, cette énergie entreprenante et loquace ? Quel est le secret de sa joie ? Siham s’en étonne, comme elle s’étonne de l’humeur allègre manifestée par certains couples au restaurant, surtout les jeunes amoureux qu’elle sert les dimanches à midi, si rieurs et bavards, si remplis d’un bonheur qu’elle ne leur envie pas, qui l’intrigue seulement, dont elle se demande parfois s’il ne s’agit pas d’une simulation ou d’une autosuggestion à deux. (152)

L’odeur de salpêtre et de poussière humide lui revient, les vibrations de l’air, le souffle des explosions, les secousses du sol ; elle entend le départ et l’arrivée des obus, le miaulement des roquettes, le rugissement lugubre des murs qui s’écroulent, elle revoit la poudre grise tombant des voûtes à chaque déflagration, la fumée qui s’infiltre par les bouches d’aération et les interstices de la porte, le jeu des torches électriques sur la tête des enfants, les uns terrorisés, les autres crâneurs, face livide, sourire goguenard, cachant mille silences sous leur forfanterie verbeuse. (155-156)

Elle se sent déboussolée par ce silence trop subit : elle ne parvient pas à se déshabituer des bombes. La nuit surtout, le roulement des canonnades lui manque, elle dresse l’oreille dans l’espoir secret d’entendre des explosions au loin. (159)

Rajéh, rajéh, yéthammar, rajéh lébnan. Siham supporte de moins en moins cette ritournelle diffusée sur toutes les ondes depuis l’arrêt des hostilités, que fredonnent ses collègues en cuisine, dont se gargarisent les clients éméchés du dimanche parce qu’elle leur promet la reconstruction mieux qu’avant et leur renvoie l’image flatteuse d’un peuple brave, uni dans la souffrance, renaissant toujours de ses cendres malgré la cruauté du destin. Elle est agacée par cette jubilation collective, ce patriotisme larmoyant, cette confiance béate dans l’avenir doublée d’une autosatisfaction à toute épreuve. L’idée de la reconstruction la met mal à l’aise, comme si elle pressentait que les murs redressés allaient servir de clôtures aux cimetières. (161)

Quelques jours plus tard, Siham apprend qu’une loi d’amnistie a été promulguée par le gouvernement. On a décidé de passer l’éponge sur les crimes perpétrés pendant la guerre : désormais aucun milicien ne pourra être poursuivi pour des faits commis entre 1975 et 1991. Les assassins, les égorgeurs, les tireurs embusqués, ceux qui ont buté des jeunes gens parce qu’ils s’appelaient Georges ou Mohammad, ceux qui ont déferlé sur des bleds isolés pour massacrer leurs habitants, qui ont embroché des nourrissons, exécuté des otages, traîné des corps derrière des Jeep, pendu à des grues, décapité à la hache, semé des voitures piégées au cœur des villes, pilonné des quartiers à faire crouler les immeubles sur les têtes des familles réfugiées aux sous-sols, tous, avec leurs instigateurs, se trouvent amnistiés par un trait de plume, pardonnés à jamais, sans aucun recours possible pour leurs victimes. (166)

Les assassins n’ont pas avoué leurs crimes, ils ne se sont pas manifestés pour reconnaître leurs actes et demander pardon. On a pardonné à des ombres, à des hommes sans visages. Les familles des victimes auraient peut-être supporté l’amnistie si les coupables avaient publiquement reconnu leurs torts. Il aurait suffi d’un aveu, un hochement de tête, un regard. Or rien de tout cela. Pas un mot, pas un signe. Du passé faisons table rase, on efface la guerre et on recommence. (168)

Les milices n’ont pas cédé la place à l’État ; les milices sont devenues l’État. Elles se sont partagé les institutions de la République comme elles se partageaient le territoire pendant la guerre. (169)

Depuis que des hommes massacrent des hommes, ce n’est pas l’impunité qui est l’exception, c’est la justice. (169)

Siham sent sur elle le regard pesant des soldats ; du haut de leurs tanks ou en poste aux check-points, les hommes la reluquent avec insistance, lèvres retroussées sur un demi-sourire, l’air railleur ou franchement canaille, des regards de mâles comme elle en a toujours subi depuis le Collège, qu’elle supporte de moins en moins à mesure que les années passent. Elle croit entendre des sifflements sournois, des commentaires ponctués de ricanements. (171-172)

C’était le no man’s land, un cœur sans vie entre les deux poumons de la ville. La nuit, on y entendait les aboiements des chiens errants qui fourrageaient dans les décombres ou pourchassaient des fantômes sous la lune. Les habitants des quartiers alentour respiraient le souffle des ruines, une exhalaison d’aunée visqueuse et de poussière humide qui était devenue l’odeur des vieux souks, l’haleine de la ville morte. (172)

À moins qu’ils ne vous abattent sur-le-champ si, par malheur, votre carte d’identité mentionne une communauté honnie à laquelle vous serez immanquablement identifié, aussi éloigné soyez-vous des attributs accolés à la communauté en question avec la sidérante brutalité de la bêtise. (173)

Siham est persuadée que le conflit couve sous la cendre, que derrière les signes de la paix revenue se cachent les symptômes d’un mal encore vivace. Dans sa tête il fait toujours guerre. (173)

Extraits de Ramy Zein, La Levée des couleurs, Arléa, 2011