Trois mois d’attente, d’espoir, de désespoir, de rumeurs, trois mois
pendant lesquels l’imagination de Leyla s’emballait et se répandait dans tous
les sens, ou, au contraire, se crispait, se desséchait, se tarissait, incapable
de projeter autre chose qu’une vague nébuleuse grisâtre où s’imprimaient les
pulsations tenaces de sa douleur. (23)
Leyla retroussa les manches de sa chemise de nuit et se mit à
balayer comme elle le faisait chaque jour, comme elle le faisait cinq fois par
jour. C’était sa prière quotidienne que ce raclage systématique des carreaux
mouchetés de la terrasse. Ses mouvements avaient l’ardeur opiniâtre d’une
imploration. Elle leur déléguait toute sa force, tout son souffle, tout ce
qu’il lui restait de vie pour ne pas s’abandonner au vide qu’elle sentait là,
tapi au revers de chaque geste, prêt à l’aspirer, à l’engloutir. Elle devait se
battre à chaque instant contre la tentation de l’immobilité et du silence.
Contre cet obstiné appel de la mort qui résonnait comme la promesse d’un
nouveau monde. (27)
Ses compatriotes étaient blindés contre l’espoir. Immunisés,
mithridatisés depuis le sein maternel contre le poison de l’avenir radieux et
des lendemains qui chantent. (89)
Il voulait se convaincre que la raison finirait par l’emporter, que
l’histoire, cette vieille pimbêche aux caprices de furie, allait le surprendre,
comme elle avait surpris le monde avec la chute du mur de
Berlin . (89)
Cette espèce de tendresse rituelle, de mécanique compassionnelle que
sa mère se croyait obligée de mettre en œuvre du matin au soir pour la consoler
et la distraire, ces gestes étudiés, ces paroles de réconfort lui pesaient par
leur insincérité. C’était de l’indifférence déguisée en sollicitude, du silence
drapé de paroles.. (95-96)
C’était l’engrenage habituel : agression, riposte, représailles,
contre-attaque, sanction, vengeance... La machine de la mort était parfaitement
huilée. Il suffisait d’un rien pour la mettre en branle. Aucun apport extérieur
n’était nécessaire à son fonctionnement ; elle se nourrissait de sa propre
chaleur, en circuit fermé, selon le principe du mouvement
perpétuel. (117-118)
Un cycle aussi vieux que le monde, qui durera sans doute jusqu’à la
fin de l’homme, et probablement au-delà, lorsque, dans le néant d’un chaos
postapocalyptique, il y aura encore, flottant dans l’air anémié, des rémanences
d’exécration si tenaces que rien n’aura pu les dissoudre . (118)
Ils se sont exercés dans l’art de l’argumentation à la meilleure
école qui soit : le désir de convaincre, autrement plus fécond que la passion
de vaincre. (128)
Il aimait voir de près son visage osseux balafré de rides, son
menton hérissé de poils blancs, les fanons tannés de sa gorge, ses mains
calleuses, recouvertes d’une croûte reptilienne. Il aimait sentir l’odeur de sa
tunique et de son keffieh. Il aimait se sentir traversé par les vibrations de
sa voix rauque, entendre les chuintements et les sifflements de sa bouche
édentée, le va-et-vient bruineux, pulvérulent, de sa respiration difficile. Il
aimait que son grand-père fût pour lui. (143)
La vie, alors, lui paraissait interminable, une vaste plaine dont
elle était incapable de distinguer le bout. De là où elle se trouvait, la mort
et l’infini se confondaient dans un point de fuite à l’horizon du monde. (153)
Sa conscience tout abstraite de la mort capitulait chaque jour devant l’irréfutable évidence de sa jeunesse, devant l’éclat de ses yeux dans le miroir, sa peau fraîche et lisse, cette prodigieuse vitalité qui tendait ses muscles. (153)
Elle était promise à la lumière. L’infini était son partage. (154)
En ce temps-là on ne se mariait guère par amour, ni par affinité sentimentale, ni même par compatibilité de caractères. On se mariait par convergence d’intérêts entre les époux et leurs familles. (156)
Hassan s’étranglait de rire en courant après un papillon invisible, ou une libellule que lui seul pouvait voir. Il courait, courait de toutes ses petites pattes arquées, de toutes ses paumes ouvertes au vent, courait en riant de pouvoir courir, de pouvoir accélérer le défilement de l’espace, de pouvoir repousser les limites de ce corps d’où il conquérait le monde. Oum Hassan savait que son garçon allait tomber. Pourtant elle ne bougea pas, elle ne lui cria pas, comme d’habitude, de ralentir, de faire attention. Elle était fascinée par sa course. Quelque chose lui disait qu’elle ne devait pas l’interrompre, que ce serait sacrilège de mettre un terme à cet assaut de l’infini, dût-il se terminer par une chute douloureuse. (158-159)
La vie de Hassan et Seyf n’aura été que cela : une course vers la mort. Oum Hassan avait beau penser à ses deux garçons, elle ne voyait que des ombres fugitives, des bribes de scènes, des images éparses brouillées par l’intense coloration affective qu’elle projetait sur ces visions intérieures. Elle ne « voyait » pas ses deux fils. Hassan et Seyf lui échappaient. Ils étaient insaisissables, pris dans une brume épaisse et mobile où se détachaient péniblement leurs silhouettes évanescentes. (161)
Parfois Oum Hassan essayait de ralentir le flux de sa mémoire. Elle essayait de fixer une image, pour la détailler, pour y sentir l’odeur de ses enfants, pour y puiser la sensation de leur présence, mais l’image finissait toujours par fondre sous l’excès de chaleur, comme ces plans de cinéma qu’on voit se figer subitement sur la toile, avant de se liquéfier et de disparaître dans un abîme de lumière. (162)
Oum Hassan avait l’impression d’avoir traversé un pays de silence et de brume à bord d’un train express. Tout s’était déroulé si vite, d’une manière si vague, si volatile, si répétitive, qu’elle avait de la peine à en cerner la substance. C’était donc ça, la vie qu’elle avait crue, un jour, éternelle ! Quelques déchirures plus ou moins longues à se cicatriser, quelques pépites de joie, quelques instants d’éblouissement, un corps qu’on avait quitté jeune et vigoureux, et qu’on retrouvait meurtri, enlaidi, brisé ? (162-163)
Extraits de Ramy Zein, Partage de l'infini, Arléa, 2005