Tribulations d'un bâtard à Beyrouth, 2016 (extraits)




Grisé par l’alcool, bouleversé par sa propre voix, Yad devint lyrique, passionné, volubile. Il prit la main de Line, ajouta que de toute façon, quelles qu’elles soient, les identités ne sont jamais absolues ; elles n’ont rien d’essentiel ni d’éternel ; elles sont le fruit du hasard, des contingences ; à l’échelle des planètes elles ont la fugacité d’une goutte de rosée menacée par la montée du jour ; elles existent, certainement, elles structurent, façonnent, donnent des repères, mais aussi prégnantes soient-elles, elles n’ont pas toujours été, elles auraient pu ne pas être ou être différentes et, de toute manière, elles sont appelées à changer puis à disparaître définitivement ; elles ne méritent pas qu’on leur sacrifie son bonheur, encore moins sa vie. (21)

Des clients les observaient comme on observe en Orient, sans détour, sans vergogne, sans réaction non plus, benoîtement, ingénument, avec l’assurance de son bon droit de voyeur, droit inaliénable dont tout un chacun dispose pour scruter autrui jusqu’à la moelle. (24)

Line avait rejoint son rayon dans la bibliothèque des souvenirs, section fiction pour adultes. Leur histoire avait été victime de l’Histoire, c’était ainsi, il fallait l’accepter. (26)

C’était un garçon tranquille, avec une galette des Rois pour visage et des yeux clairs qui semblaient s’excuser de voir. (35)

Yad essaya de savoir qui avait la haute main sur le réglage du volume, le cheikh ne souhaita pas le lui dire ; il se contenta de pointer l’index vers le ciel, ce qui pouvait signifier les autorités religieuses de la ville, les institutions de référence à l’étranger, les associations ou organismes donateurs. Mais peut-être que ce doigt dressé du cheikh visait plus haut encore, songea Yad, le Très-Haut en personne qui aurait Lui-même exigé le réglage au maximum des haut-parleurs, car Dieu aime le bruit, comme chacun le sait, sinon pourquoi les églises et les mosquées se livreraient-elles à une telle surenchère de vacarme ? (58-59)

Les lieux de culte étaient engagés dans une guerre des décibels pour maintenir leur mainmise sur le territoire, et la mosquée du quartier, comme tous les sanctuaires de la ville, devait protéger son pré carré sonore contre les mosquées concurrentes et les clochers des églises voisines. Elle ne céderait pas une miette de son espace aérien. (59)

Yad sentait surgir en lui des pulsions destructrices : il fixait les trombes déversées sur la route avec l’espoir semi-conscient qu’elles allaient tout noyer, tout emporter, qu’il ne resterait plus rien de son pays ; les villes et les villages seraient dévastés par des torrents d’eau et de fange ; la côte, la montagne, la plaine de la Békaa seraient purifiées comme la terre après le Déluge ; son peuple finirait sa course dans les caniveaux de l’histoire et il n’y aurait pas un crocodile sur la planète pour pleurer sa disparition. Il roulait et des visions apocalyptiques lui traversaient l’esprit, il voyait des immeubles charriés par les flots telles des tiges d’allumettes, il voyait des minarets et des clochers flotter comme des bâtonnets de mikado, il voyait des turbans, des soutanes, des tapis, des encensoirs, le tout poussé par les courants vers un destin terminal. (74)

Le garçon jovial disparaissait derrière la mine patibulaire d’un individu renfermé et misanthrope. Le silence de l’habitacle l’engloutissait ; il n’aspirait plus qu’à se retrancher dans sa cellule d’ermite parmi ses livres et ses pensées, totalement coupé du monde. Ses deux visages si contrastés semblaient se modeler l’un sur l’autre, comme on voit les penchants respectifs de certains couples s’exacerber au fil du temps. Il vivait en couple avec lui-même et son deuxième visage était l’absolu négatif du premier. (80)

Il s’obligeait à l’immobilité pour ne pas se trahir, contemplant Sarah avec cette espèce d’euphorie triste qu’il avait toujours éprouvée dans ce genre de situations : il était heureux, heureux de sentir dans ses entrailles les convulsions de l’amour, de voir vivre un être si désirable en se livrant aux vibrations d’une voix capable d’atteindre les profondeurs de son être ; et en même temps il découvrait avec amertume combien sa vie depuis des mois, voire des années, avait été privée de cette simple sensation de bien-être sans quoi l’existence n’était qu’une morne traversée des jours. (81)

Là où il croyait écrire un roman à quatre mains riche de plein d’aventures et de rebondissements, un roman-fleuve à l’embouchure incertaine qui allait les promener le long de mille rivages enchantés, leur histoire, en fait, devait bientôt échouer sur l’écueil d’une courte nouvelle à la chute aussi bâclée qu’absurde. (83)

Avant elle, il y avait eu Rouba, fille de son oncle Kazem, une fervente musulmane dont la piété tenait plus de la bigoterie monomaniaque que de la transcendance spirituelle. Rouba était déterminée à ramener dans le droit chemin les brebis égarées de la famille. Son charisme et ses capacités de persuasion étaient redoutables : elle avait réussi à retourner comme un gant l’ensemble de sa fratrie ainsi que ses parents, tous parfaitement areligieux jusque-là, voire antireligieux, les transformant en dévots au comportement exemplaire. Ses pouvoirs étaient aussi illimités que les peurs irrationnelles dont elle se servait pour conquérir les âmes dévoyées. (91)

Elle n’avait pas son pareil pour semer l’épouvante dans les esprits fragiles. Là résidait sa principale force, car autant on peut résister à la promesse d’un éden gorgé de splendeurs et de délices, autant il est difficile d’ignorer la menace d’une éternité de souffrances et de ténèbres. (93)

Les soldats d’occupation mis à part, c’était la première fois qu’il voyait des Israéliens en chair et en os ; il a fallu que ce soit dans une cabine d’ascenseur en panne, sans aucune possibilité de fuite. Comble de l’absurde, il tenait un bouquet de fleurs destiné à ses amis qui s’interposait bizarrement entre lui et le couple. (98-99)

En ce temps-là, les moniteurs des colonies de vacances n’avaient rien à voir avec les animateurs d’aujourd’hui, ces professionnels de l’éducation récréative qui font de leur mieux pour occuper intelligemment et sportivement leurs pensionnaires ; dans les années soixante-dix, les gamins, on les laissait tranquilles, on ne se sentait pas obligé de les occuper du matin au soir, ils avaient le loisir de s’ennuyer, de rêvasser, de meubler leur temps à leur guise ; la vie intérieure des enfants n’était pas étouffée sous une avalanche d’activités incessantes qui les préparaient à leur avenir d’adultes surmenés et surbookés. (106)

Yad tombait des nues. Le pourfendeur de musulmans était lui-même musulman ! Il se faisait plus royaliste que le roi, portant une croix grosse comme un glaive, sans parler de l’insigne des phalangistes imprimé sur tous ses tee-shirts. Son imposture, Yad était capable de la comprendre à l’époque, lui qui mentait sur sa religion, mais il ne comprenait pas ce besoin de persécuter ses semblables pour mieux se démarquer d’eux ! (110)

Yad sent leur haine poisseuse qui le recouvre, il pourrait la toucher, la pétrir dans ses mains comme du suif ou du cambouis. (114)

Du sommet de la colline, ils dominaient la vallée du Litani et, plus au sud, le mont Hermon (Jabal el-Cheikh en arabe), coincé entre trois pays : la Syrie, le Liban et la Palestine, alias Israël. Ce panorama exceptionnel aux désignations variées, c’était à la fois son premier livre de géographie et sa première leçon d’histoire. (120)

Yad refusa, non par héroïsme, mais par idéalisme, pour maintenir hors de l’eau, en dépit de tout, son petit paquet d’illusions sur ce pays qu’il n’arrivait pas à haïr. (142)

Si l’après-guerre lui a offert l’occasion d’être enlevé par des chiites au sud et des sunnites au nord, selon une symétrie parfaite qui comble son sens inné de l’équilibre, le premier enlèvement de Yad, c’est aux chrétiens du centre qu’il le doit, et il leur garde pour cela une reconnaissance infinie car il a pu, grâce à eux, faire très jeune l’expérience de l’incarcération, ce qui allait s’avérer d’une grande utilité dans sa vie d’adulte. (143)

L’homme harangua la classe d’une voix caverneuse. Il avait le crâne rasé, les joues replètes, une grosse croix autour du cou. Sa silhouette trapue dégageait une impression de puissance virile renforcée par ses jambes musculeuses et ses mains velues qui hachaient l’air comme des couperets tranchants. À la fin de chaque phrase, il se léchait subrepticement les commissures des lèvres, un coup à gauche, un coup à droite, le regard aussi insaisissable que celui de Paul quelques années plus tôt, un regard hermétique au monde, un de ces regards dont vous savez d’emblée qu’ils ne réagiront pas à vos sollicitations verbales ou muettes, qu’ils sont accaparés par une obsession trop exclusive pour vous renvoyer le reflet de votre présence, le regard de la passion obtuse et monomaniaque. (143-144)

Il y avait d’autres détenus autour de lui : un punk à la crête iroquoise rouge et bleue, arrêté devant le centre commercial Espace 2000 pour non-conformité avec les normes capillaires de la milice ; un Arménien de quatre-vingts ans coupable d’avoir insulté le chef du Parti dans un tripot de Borj Hammoud alors qu’il était en état d’ébriété (dont il ne semblait pas tout à fait sorti) ; un réfractaire au service militaire, lui aussi, venant d’une autre école, dont l’appartenance aux témoins de Jéhovah lui interdisait de toucher aux armes et qui passa son temps à prêcher la bonne nouvelle aux prisonniers en leur assurant que la guerre du Liban était un signe précurseur de la bataille terminale d’Armageddon. (157-158)

Il était écrit que son destin serait toujours lié à la terre qui l’avait vu naître, où il avait grandi bon an mal an, parfois intégré au point d’en oublier sa différence, souvent désintégré au point de ne plus savoir qui il était, ballotté entre une identité réelle par définition insaisissable, et une autre fantasmatique à laquelle on le renvoyait sans cesse, qui en disait plus long sur ses interlocuteurs que sur lui-même. (161)

Aucune de ces demoiselles ne s’éloignait brusquement en découvrant son identité religieuse. Les règles de la bienséance étaient respectées : elles poursuivaient la conversation pendant quelques minutes, un sourire figé aux lèvres, puis, avec des mouvements souples d’une loutre de mer, elles se retiraient pour aller voir ailleurs. Leurs réactions étaient tellement prévisibles que Yad ne s’en formalisait pas ; au contraire, il trouvait amusante cette similitude des comportements qui commençaient par un léger tressaillement vite contenu et se terminaient par un sauve-qui-peut diplomatique. (162)

Le lendemain, un 15 août, jour de l’assomption où Marie entra dans la gloire du Ciel, Chris, elle, fit exactement le chemin inverse : elle fut précipitée dans un gouffre dont elle ne soupçonnait pas l’existence. (167)

Yad venait voir des bourgeois coincés, un peu réacs, franchement racistes ; il découvrit un couple attachant, sympathique, tellement proche de lui et si éloigné de la représentation qu’il s’en était faite. M. et Mme Sabbagh s’attendaient à recevoir un musulman concentrant dans sa personne tous les attributs détestables du musulman médiatique ; ils virent un homme, tout simplement un homme. (171)

Extraits de Ramy Zein, Tribulations d'un bâtard à Beyrouth, 2016

Francophone blues, 2009



Texte paru dans Liban, des mots entre les maux, Paris, Riveneuve Continents, n° 9, octobre 2009


Jalil s’engage dans la rue Emir Bechir bordée par la mosquée el-Amine et la cathédrale Saint-Georges. Il tourne à droite au niveau de la Blom Bank et descend la rue Maarad jusqu’à la place de l’Etoile où s’élève la tour de l’horloge ; de là, il rejoint le palais municipal, fait un crochet par Foch et Allenby avant de se diriger vers Bab Idriss. Il cherche en vain les vestiges du vieux Beyrouth dans ces lieux flambant neufs : l’ancien balad a été vidé de sa population et transformé en zone touristique pour les plus riches ; les souks où affluaient jadis les miséreux et les nantis, les petites ménagères et les grandes bourgeoises, les provinciaux à keffieh et les cadres en costume, où se bousculaient des vendeurs à la sauvette, des mendiants loqueteux, des portefaix, des diseuses de bonne aventure, des cireurs de chaussures, où de larges secteurs étaient réservés aux marchands de légumes, aux bouchers, crémiers, pâtissiers, fripiers, artisans de toutes sortes, où des légions de gagne-petit se retrouvaient à l’heure du déjeuner dans des bouis-bouis rustiques qui résonnaient des voix d’Oum Kalthoum et de Abdel-Halim, ce cœur trépidant du vieux Beyrouth est devenu, à la faveur de la reconstruction, un décor d’opérette clinquant et artificiel où s’alignent des restaurants et des boutiques de luxe, avec çà et là une galerie d’art pour investisseurs avisés, un magasin de téléphones portables, une échoppe de souvenirs, une agence de voyages, une banque. Les autres quartiers de la capitale ne sont pas mieux lotis, où des centaines de vieilles demeures ont été rasées par les mêmes promoteurs immobiliers : on a détruit des joyaux d’architecture, des merveilles de grâce et d’harmonie, pour ériger à leur place des buildings sans âme destinés à la spéculation. En ce début de juin 2009, il est même question d’aménager en parking le jardin public de Sanayeh, dont les jacarandas et les eucalyptus ont vu défiler des générations d’amoureux et d’enfants depuis l’époque ottomane.

Jalil longe des gratte-ciel en chantier qui lui rappellent les tours de Dubaï, il pousse jusqu’à Aïn el-Mreyssé, monte la rue Graham en direction de Hamra, contourne le parc de l’ancienne ambassade de France où se dresse à présent l’Ecole Supérieure des Affaires, inaugurée en 1996 par MM. Chirac et Hariri. Il s’arrête un instant devant l’entrée principale de l’école située rue Clemenceau. Le pas hésitant, il s’approche du grand portail, regarde à travers la grille. Ses yeux s’acclimatent peu à peu à la pénombre. L’endroit est calme, désert ; il n’entend que des cris d’oiseaux, des bruissements de feuilles, des remuements dans les branchages. Une odeur d’humus et de résine lui parvient en même temps que des bouffées d’air humide. Ses mains s’agrippent aux barreaux ; il a envie de pousser le portail et de pénétrer dans le parc : il emprunterait cette allée qu’il distingue à droite du bâtiment central, il s’enfoncerait parmi les bosquets, flânerait à l’ombre des pins et des ficus.

Jalil se demande pourquoi cet espace vert n’a pas été aménagé en jardin public. Les locaux hérités de l’ambassade auraient pu accueillir une bibliothèque ou un centre culturel plutôt qu’une business school fréquentée par une poignée d’étudiants. À travers les barreaux du portail, il imagine une fillette juchée sur des rollers, un groupe de retraités assemblés autour d’un trictrac, un petit garçon déguisé en Zorro qui croise le fer avec une armée de fantômes ; un peu plus loin, assise sur un banc, une jeune femme est plongée dans la lecture d’une revue, ses pieds déchaussés ramenés sous elle, tortillant ses longs cheveux noirs d’une main fébrile. Un couple de lycéens débouche d’une allée, un joggeur les dépasse, des rayons filtrés par les arbres pianotent sur la surface aigue-marine d’un plan d’eau.

Un souvenir remonte à sa mémoire : des années plus tôt, alors que la guerre battait son plein à Beyrouth, il a traversé la ligne de démarcation pour venir déposer une demande de visa ici même, dans ce bâtiment de l’ancienne ambassade. Il a fait la queue pendant plusieurs jours de suite, sous la mitraille et les bombes, avant de pouvoir accéder à l’intérieur du sanctuaire. Des heures et des heures à attendre un tour qui ne venait pas, devant ce sinistre portail noir gardé par des paras français armés jusqu’aux dents. Lui et ses compagnons poireautaient en rang d’oignons, serrés les uns contre les autres pour se protéger des resquilleurs, l’oreille rivée aux bruits des combats dont ils redoutaient à chaque instant qu’ils s’étendent au secteur de l’ambassade. Quand un obus s’écrasait dans les parages, on se précipitait vers les immeubles de la rue Clemenceau, mais on ne pouvait pas rester longtemps à l’abri : la file se reconstituait à vue d’œil et il fallait la réintégrer au plus vite si on ne voulait pas perdre sa place. Certains profitaient de la confusion pour avancer de quelques têtes ; des querelles éclataient, on s’engueulait, on s’insultait, on se bousculait en prenant à témoin les soldats français qui toisaient la mêlée avec une parfaite indifférence. Les paras se moquaient de voir les indigènes s’étriper entre eux, pourvu qu’ils se présentent un à un à l’embouchure du goulot. Je ne veux voir qu’une seule tête, tonnaient-ils sous leurs bérets rouges. S’il y en a deux qui se présentent à la fois, on les renvoie dos à dos en bout de queue. Tenez-le-vous pour dit. Vous êtes en territoire français ici. Votre bordel, vous le laissez à la porte. Pigé ?

Pigé.

Ils n’aimaient guère le bordel, les frénséwiyés. Il n’empêche qu’un matin, pour ne pas se faire chouraver sa place, et aussi, peut-être, pour montrer à ces farauds de Français que les autochtones n’étaient pas des sauvages, un médecin à la retraite proposa de dresser la liste des personnes présentes selon leur ordre d’arrivée ; plus besoin de faire la queue pendant des heures, argua-t-il, chacun attendrait son tour tranquillement, sans stress ni bousculade. L’initiative fut acceptée par tous. Le docteur entreprit aussitôt de relever les noms des présents et ceux des retardataires qui continuaient d’affluer vers le portail. La queue n’avait plus lieu d’être : les gens formaient des cercles, discutaient, s’asseyaient sur le trottoir, allaient et venaient en grillant une cigarette. De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu une foule aussi détendue devant l’ambassade de France. 

A l’heure de l’ouverture, un béret rouge passa la tête par l’entrebâillement du portail, surpris de ne pas voir la file habituelle. Le médecin lui soumit la liste en lui expliquant que les demandeurs de visa allaient se présenter selon leur ordre d’arrivée ; il lui désigna le numéro 1, qui se tenait prêt à franchir le sas, puis les numéros 2 et 3 patientant un peu plus loin. Le soldat jeta un coup d’œil sur la liste où s’alignaient une centaine de noms en lettres latines. Moue dubitative. Plissement perplexe du front. Tressaillement énigmatique des sourcils. Bref conciliabule avec l’autre gardien. Le verdict tomba bientôt, implacable : C’est pas vous qui faites la loi ici, mettez-vous en rang, je ne veux voir qu’une seule tête.

L’effet de la sentence fut immédiat. D’une assemblée paisible et courtoise, la foule se métamorphosa instantanément en une meute de fauves prêts à s’entre-dévorer pour atteindre le portail de l’ambassade. Les mal classés montèrent à l’assaut (ils n’avaient rien à perdre), les mieux classés en firent de même (la meilleure défense c’est l’attaque), le tout sous le regard bleu céruléen des dieux de l’Olympe qui contemplaient le spectacle sans remuer un cil. Le vieux médecin avait beau rappeler ses compatriotes à l’ordre en brandissant la liste, sa voix fêlée était couverte par le raffut de la foule ; la cohue finit par se résorber en une file conforme à la volonté des gardiens : une seule tête à la fois. Le docteur et Jalil se retrouvèrent en queue de peloton.

Les paras, il est vrai, pouvaient faire preuve d’humanité en certaines occasions : ils dispensaient d’attente les vieilles dames, les personnes prises de malaise, les mères accompagnées de leurs bambins, mais aussi, selon l’humeur du jour, les jeunes femmes en tenue légère dont les tranches de peau lisse et les regards implorants avaient le don de faire fléchir ces colosses au cœur d’argile.

Lorsqu’au bout de plusieurs jours d’affilée, Jalil se retrouva enfin dans le Saint des Saints, la salle barricadée où l’on délivrait les visas, face à une virago trônant derrière un hygiaphone, il crut être parvenu au bout de ses peines. C’était sans compter avec la vigilance scrupuleuse de l’administration consulaire. La guichetière, du bout des lèvres, lui signifia qu’il manquait un tampon sur un papier, un tout petit tampon sur un tout petit papier, mais sans lui, désolée monsieur, nous ne pouvons pas donner suite à votre demande, au suivant.

Jalil a finalement obtenu son visa, mais il n’en avait pas terminé avec les queues pour autant : chaque année en France, il devait se pointer à quatre heures du matin devant l’hôtel de police du 5e arrondissement pour renouveler sa carte de séjour, et chaque année, malgré toutes ses précautions, c’était la même histoire : il manquait toujours quelque chose à son dossier, ce qui l’obligeait à faire une deuxième queue pour le dépôt, et une troisième pour le retrait de la carte, soit en tout au moins trois journées gâchées, plus de vingt heures d’attente, souvent dans le froid et sous la pluie, avec cette angoisse permanente d’être refoulé in extremis après avoir fait le pied de grue depuis l’aube. Au renouvellement de la carte de séjour s’ajoutaient d’autres formalités du même acabit, comme la demande de « visa de sortie » que tout résident étranger, à l’époque, se devait d’obtenir avant de quitter le territoire français.

Jalil était persuadé que les choses avaient changé depuis. Or au mois de novembre 2001, en visite à Paris, il eut la stupeur de voir rue Miollis une queue d’étudiants qui s’étirait sur plusieurs dizaines de mètres. Il pleuvotait ce jour-là, la température avoisinait le zéro, et les jeunes étudiants se tenaient immobiles, grelottants, protégeant de leur mieux leurs précieux dossiers. Il apprit en interrogeant certains parmi eux que la file commençait à se former dès la veille à onze heures du soir. Aucun ne se plaignait cependant. Venus pour la plupart de pays où l’humiliation était le pain quotidien des faibles, où la violation des droits de l’homme prenait des formes autrement plus graves que les files d’attente et les tracasseries administratives, ils prenaient leur mal en patience ; la France pouvait disposer d’eux à sa guise du moment qu’elle leur entrouvrait les portes de son éden.

Jalil s’est laissé dire que les cartes de séjour se renouvelaient sur convocation désormais. À croire ses anciens camarades d’université installés à Paris, les étudiants ne font plus d’interminables queues pour déposer leurs demandes ; les longues files ont disparu rue Miollis et ailleurs en France, comme elles ont disparu devant le consulat français de Beyrouth : on n’ouvre pas davantage la porte aux étrangers, les conditions pour obtenir un titre de séjour ou un visa ne sont pas moins draconiennes, le traitement des dossiers n’a rien perdu de sa rigidité bureaucratique, mais les postulants sont mieux reçus, dorénavant, à l’entrée du paradis. Jalil en a fait l’expérience lui-même en ce mois de juin 2009 : après avoir appelé le 1214 pour obtenir un rendez-vous au consulat, il s’est retrouvé quarante jours plus tard dans une salle climatisée et pratiquement déserte ; il a patienté quelques minutes, installé sur un siège confortable, avant d’être appelé à un guichet où une dame avenante a examiné son dossier sans se départir un instant de son sourire d’hôtesse. Ce qui n’a pas empêché l’aimable guichetière de refouler Jalil sur-le-champ, d’une manière courtoise mais ferme, car l’un de ses « justificatifs » n’était pas conforme à la réglementation Schengen : le passeport valable jusqu’en 2013, le billet d’avion aller-retour, le certificat d’hébergement, la carte d’identité de l’hébergeant français, les relevés de comptes avec le cachet de la banque, le carnet d’épargne, la carte bancaire, les bulletins de paye, la fiche familiale d’état civil, les anciens visas, les titres de propriété immobilière, l’assurance voyage à hauteur de 30.000 euros couvrant les frais de rapatriement et l’admission d’urgence à l’hôpital, tout cela n’avait pas suffi, il manquait à son attestation professionnelle la « garantie de l’employeur que l’employé reprendra ses fonctions au Liban » à son retour de congé. Désolée monsieur, nous ne pouvons pas donner suite à votre demande. Jalil, penaud, céda sa place au suivant, un garçon agité de tics, pâle et nerveux comme s’il allait passer un oral devant un jury de concours.

- Est-ce que je peux vous aider ?

Un gardien a surgi d’une guérite et s’avance dans sa direction. Jalil le remercie d’un geste de la main. Il jette un dernier coup d’œil sur le parc de l’ancienne ambassade, puis il se retourne, cherche autour de lui, cherche en vain la silhouette d’un jeune homme de dix-sept ans, un dossier de visa sous le bras, prêt à tout pour rejoindre le pays de ses rêves. Il ne voit personne dans les parages, sinon les deux agents de sécurité qui surveillent l’entrée de la banque BBAC.

Jalil s’aperçoit qu’il lui reste un quart d’heure pour rejoindre l’hôtel Cavalier, rue Abdel-Baki, où il a rendez-vous avec le correspondant d’un quotidien français. Le journaliste souhaite l’interviewer sur « la francophonie libanaise dans le cadre de la désignation de Beyrouth comme capitale mondiale du livre par l’Unesco » (sic). Jalil a souri en apprenant l’objet de l’entretien, d’abord à cause de cette formule saugrenue de Beyrouth capitale mondiale du livre, ensuite parce qu’on ne l’a jamais interrogé sur autre chose que la francophonie au Liban, son statut d’auteur francophone, l’état du français dans le pays, sa vision de la francophonie et de son avenir. À croire que ses livres se réduisent à la langue qui les articule et que sa pensée se limite à sa situation de francophone.

Jalil se demande s’il aura la patience de débiter son sempiternel discours sur le sujet. Des bribes de phrases s’agrègent dans son esprit puis éclatent comme des bulles de savon : français implanté depuis des siècles. Culture et savoir. Passerelle entre les civilisations. Valeurs humanistes incarnées par la France. Villepin au Conseil de sécurité. Droits de l’homme. Barrage contre la déferlante anglophone…

Il va falloir se rappeler tout cela, composer des phrases joliment troussées, faire bonne figure. Faire attention aussi : Jalil se promet de tenir sa langue ; il se gardera de dire ce qu’il pense à ce journaliste, que les lecteurs francophones sont de plus en plus rares au pays du Cèdre, que le nombre de locuteurs francophones ne se maintient guère mieux, que même si le français comme langue d’enseignement est répandu sur tout le territoire, la francophonie libanaise est cantonnée en grande partie à une zone géographique bien déterminée, voire à une communauté particulière. Il ne lui dira pas que les milieux francophones, souvent bourgeois et conservateurs, sont loin de refléter la diversité socioculturelle du pays, pas plus qu’il n’évoquera la littérature libanaise de langue française, trop inégale à ses yeux, partagée entre des œuvres transgressives, substantielles, passionnantes, et des productions stéréotypées qui sacrifient à des canons obsolètes ou, pire, à la préciosité et au maniérisme. Il ne s’étendra pas davantage sur sa frustration d’auteur marginal dont les livres sont inaccessibles à la majorité des siens, ni sur sa situation de dépendance à l’égard des instances de consécration parisiennes, ni sur ces nationalistes bien-pensants qui lui reprochent son aliénation identitaire et son acculturation occidentale, comme si écrire en français impliquait obligatoirement le rejet de la culture arabe et qu’à l’inverse, l’usage de l’arabe excluait toute forme de mimétisme culturel.

A mesure qu’il s’éloigne de l’Ecole Supérieure des Affaires, la conviction s’ancre en lui qu’il devra se taire encore une fois. La boucler comme il l’a toujours fait pendant la guerre. Fermer sa gueule. Question de tranquillité et d’équilibre. La devise de Joyce est son viatique depuis les années noires du conflit : Exil, silence et ruse. Exil intérieur, silence drapé de prudentes paroles, ruse permanente avec force sourires et dérobades : il ne dira pas ce qu’il pense de la presse francophone du Liban, ni des tenants du tout arabe qui confondent langue et culture, ni de la manière dont les médias français couvrent l’actualité du pays, ni de la politique étrangère de la France, ni d’Israël, ni du Hezbollah, ni des Hariri, ni de rien du tout qui tienne à quoi que ce soit. Quand on est ce qu’il est, on tourne sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler. Ou alors on écrit une œuvre de fiction, une nouvelle par exemple, en prêtant ses opinions à un personnage imaginaire qu’on appellerait Amir ou Fouad.

Jalil traverse la place Barghout, rejoint la rue de Rome et s’achemine à pas lents vers l’église Saydet el-Wardiyyé. La francophonie, cher monsieur, c’est l’ultime rempart contre l’uniformisation culturelle du monde, c’est le triomphe de l’être sur le temps et l’histoire, c’est l’intelligence en partage… Oui, très bien ça : la francophonie, c’est l’intelligence en partage. Jalil se prépare à l’entrevue en se dirigeant vers Le Cavalier. Le soleil éclaire le fronton de l’église. Le sourire lui revient. Amer. Cynique.

Liban, des mots entre les maux, Paris, Riveneuve Continents, n° 9, octobre 2009

© Ramy Zein


La Levée des couleurs, 2011 (extraits)


Au milieu de la nuit, une meute de chiens (ou de hyènes ? de loups ? de renards ?) se répand à Yarcoub, Siham les entend qui grognent et glapissent en parcourant les rues du village. L’un d’eux approche de la maison, longe le mur, s’arrête, hésite, se tourne vers le chêne, traverse le jardin en direction de Nada. L’herbe crisse sous ses pas, son pelage accroche un reflet de lune. Il se penche sur le petit corps, renifle la gorge fendue, reste longtemps ainsi, les épaules saillantes, les pattes écartées. Siham ne réagit pas. Elle demeure immobile, les paupières grandes ouvertes. (15-16)

Siham est pieds nus, elle marche sur des cailloux, des pierres, des ronces. Elle a l’impression que des miliciens les poursuivent, elle sent des ombres sur ses épaules, des souffles sur son cou, comme des effleurements de doigts, des frôlements de lames. Elle pourrait se retourner, se rassurer, mais elle n’ose pas. Elle serre fort la main de Karim, épie la mer entre les arbres et les coteaux, plaque courbe d’acier flamboyant, implacable, toujours aussi lointaine, comme si elle reculait à mesure qu’ils avançaient vers elle. (19)

Le camp est bondé de réfugiés. Des femmes et des enfants surtout. Elle les observe à la dérobée, saisit par bribes des regards éteints, des visages défaits, des corps en pyjamas ou en chemises de nuit, des pieds nus recroquevillés tels des moignons secs. Elle se dit qu’ils ont fui leurs villages comme elle, qu’ils ont vu ce qu’elle a vu, traversé les mêmes bois, les mêmes garrigues, les mêmes terres incendiées par les bombes, elle imagine leurs maisons abandonnées, là-haut, parmi les vignes et les figuiers, elle voit des vestiges de repas traînant sur des nappes à fleurs, des branches de bougainvillées qui projettent leurs ombres sur des armoires ventrues, des lits froissés, des corps inertes, disloqués, sans visage. (26-27)

Elle s’aperçoit qu’elle est blessée : elle saigne abondamment sous sa robe déchirée à l’épaule. Sans précaution, elle écarte le tissu et voit la peau ouverte, palpitante, rouge. La vision la captive. Une étrange sensation l’envahit, une joie morbide, une terreur voluptueuse, elle voudrait que la plaie se creuse et s’étende, elle voudrait se transformer en un minuscule insecte et plonger dans le cirque sanguinolent de sa chair. (30-31)

Ce que les attitudes s’évertuent à cacher, les corps le trahissent : les visages sont blêmes, les regards aux aguets, les silhouettes nerveuses, ramassées comme des poings en colère. Chacun fait semblant de ne pas voir chez l’autre ce qu’il s’efforce de dérober à ses yeux. (36)

Les bombes continuent de s’abattre sur le quartier. Elle s’abandonne peu à peu au fracas des explosions, aux secousses du sol, aux vibrations de l’air. Elle éprouve une sombre jouissance à être malmenée ainsi, comme pendant les nuits d’orage, lorsque le tonnerre gronde et qu’elle se sent bousculée, pénétrée au plus profond d’elle-même par la violence du monde. Elle aime cette sensation de déchirement intérieur. Il y a en elle une pulsion puissante et obscure qui la porte à la destruction, à l’anéantissement – de son corps, des autres, de l’univers. (39-40)

Quelque chose la trouble dans ces regards qui la scrutent où brille une lueur vivace, presque mauvaise. Elle se sent l’objet d’une curiosité malsaine, malveillante. Elle a l’impression qu’on veut la déposséder de sa mémoire. Elle résiste. Elle se tait. Ils ne sauront rien. Elle ne racontera rien, pas plus à ses camarades qu’aux adultes. Elle gardera pour elle les scènes de Yarcoub et la fuite dans la montagne. (42)

Elle apprend par cœur des vers d’al-Moutannabi et de Victor Hugo. Lorsqu’on la désigne pour la récitation, elle débite le poème sur un ton monocorde. L’enseignant lui reproche de déclamer sans « âme » ; elle voit ce qu’il veut dire, elle ne module pas assez, elle ne fait pas de gestes, elle ne bouge pas la tête, son regard est trop fixe. Elle n’arrive pas à jouer comme ses camarades qui rivalisent de manières et de mimiques. Elle en est incapable. Les textes ne lui disent rien. Ils ne la touchent pas, ne la concernent pas. Elle les trouve faux. Fabriqués. Forcés. Les réciter avec « âme » serait mensonge, une trahison de plus. Elle en veut au professeur de ne pas le comprendre. (57)

Elle a souvent envie de se boucher les oreilles en classe. Trop de mots, trop de voix qui parlent trop fort. Elle trouve la plupart de ses maîtres bavards et pédants. Ils s’écoutent parler, ils se grisent de leur éloquence, ils enfourchent des discours interminables fleuris de formules savantes et de métaphores pompeuses. Elle supporte mal cet étalage de verve et de vanité. Quand elle perçoit l’autosatisfaction des professeurs dans le débit de leurs phrases, leur manière précieuse d’articuler certaines syllabes, les inflexions chantantes de leurs voix, elle cesse de les écouter, elle baisse les yeux sur le pupitre ou regarde par la fenêtre. Elle n’aime pas les mots. Si elle le pouvait, elle s’en passerait sans retour. On n’a pas besoin de mots pour parler. (57-58)

La prière s’est détachée d’elle comme une peau morte. (59)

Elle se fond dans le relief accidenté du pupitre où se juxtaposent des rainures poussiéreuses, des taches grumelées, des bavures d’encre, des encoches au canif. Elle voudrait disparaître au cœur de cette planche vermoulue, se dissoudre dans la matière. Des contractions lui triturent l’estomac. Des explosions retentissent au loin qui vont peut-être se rapprocher. Elle les espère, anticipe leur fureur libératrice. (62)

Tout reflue chaque fois qu’elle pense à Maher, le temps se contracte, les lignes s’incurvent, forment des nœuds qui l’enserrent, la ligotent, l’étranglent. Souvent la sensation de l’homme précède son image, il l’envahit avant même qu’elle ne le voie. (66)

La matière la sécurise, elle trouve refuge dans les choses les plus infimes, les plus ordinaires ; le fluide qu’elles dégagent l’enveloppe comme une étoffe souple et moelleuse. Elle pressent qu’une communion est possible avec les objets. Elle touche les surfaces, elle s’enfonce les stylos au creux de la main, les porte à ses lèvres, se frotte les joues contre les livres. Elle voudrait s’introduire à l’intérieur de chaque élément. Elle voudrait être une créature microscopique pour disparaître dans l’infini de la matière. (66-67)

Il pleut sur la ville. La pluie martèle la tôle du préau, le vacarme humide pénètre Siham et la décompose. Elle aimerait que le ciel s’ouvre davantage, qu’il se déchire de part en part pour se vider sur le Collège. Elle trouve que les choses ne vont pas assez loin. Les éléments se retiennent quand elle les voudrait déchaînés. Debout sous la pluie, elle ferme les yeux. Elle ne voit pas les filles qui s’esclaffent en la désignant du doigt, qui singent sa raideur hébétée, sa tête tournée vers le ciel. Elle n’entend pas les cris de Sonia : la folle prend sa douche, la folle a oublié son shampooing. (68)

Quelquefois elle se détache d’elle-même, elle oublie qui elle est, ce qu’elle est. L’instant d’après elle réintègre son corps et s’aperçoit qu’elle est Siham : l’histoire de Siham est la sienne, toutes deux coïncident, elle est elle. Elle se retrouve, confuse, incrédule. Je suis ça. Ça est moi. Elle voudrait que ces moments se prolongent où elle n’est pas elle-même. Qu’ils se prolongent indéfiniment. Non pas mourir, même pas devenir quelqu’un d’autre, mais cesser d’être ce qu’elle est. (|68-69)

Siham écoute sans réagir. Le discours de père Seghan ressemble à ses sermons : beau, net, propre. Comme sa barbe rasée de frais. Comme sa soutane immaculée. Comme son bureau impeccable où chaque objet est à sa place. Aucun désordre. Aucune poussière. Une odeur d’encaustique et de bonne conscience. (72)

Tout porte sa trace autour d’elle, tout résonne de sa voix. Elle est la captive d’une prison immatérielle dont il est le geôlier sans mains et sans visage. (87)

Son corps rigide l’étonne comme un appendice inconnu, une verrue monstrueuse. Elle examine cette matière informe, cette chose laide, grasse, livide, souffrante, qui est elle-même. Elle voudrait la battre, la broyer, la réduire en poussière. Elle voudrait la serrer dans ses bras comme elle aurait serré Karim, la serrer et la consoler, la presser jusqu’à la vider de ses larmes, de sa mémoire. (115)

Elle s’imagine là-bas, dans les flots sombres, seule, entourée d’un néant sans limite, si vaste qu’il engloutit la rumeur des eaux et les ténèbres elles-mêmes. Elle nage dans une encre visqueuse, une lave tiède qui l’immobilise progressivement et la tire vers le bas. Elle se sent raide, lourde. Des créatures à mâchoires rôdent sous elle. Elle n’a pas peur. Elle sourit. Elle sombre dans un rêve éveillé. (116)

Siham parle. Pour la première fois depuis des jours elle parle, des mots franchissent ses lèvres, sa voix résonne étrangement à ses oreilles, comme si elle entendait quelqu’un d’autre parler à travers elle. (118)

Plus elle l’écoute, plus Siham constate à quel point Tania ressemble à sa mère. La même grâce petite-bourgeoise, la même distinction maniérée et sermonneuse, la même façon d’employer des mots français comme des signes extérieurs de richesse. Elle fixe les boucles d’oreilles qui se tortillent sous les lobes étirés de la jeune fille. Un instinct obscur se réveille en elle. Elle a envie de planter là sa cousine. Elle a envie de la bousculer, de la gifler. Elle se voit en train de la saisir par les cheveux pour la jeter à terre. La violence, de nouveau, comme un sursaut vital, une planche de salut. (122)

Elle longe le rempart de la cité médiévale, découvre la mer révélée par les premières lueurs, l’oreille attentive à l’impact des vagues sur les roches, aux feulements du vent débités par les cris des mouettes et les touc-touc-touc des barques à moteur ; chaque pas l’enfonce un peu plus dans la rumeur des eaux, le grondement des ressacs, l’haleine marine chargée d’iode et de sel où point, au gré de la brise, un infime effluve de vase. Elle laisse sur sa droite une anse écumeuse, planète en ébullition dont les continents de mousse s’agrègent et se désagrègent à vue d’œil. (124-125)

Elle aime ce moment du jour où le port se réveille en douceur, le moindre bruit résonne comme dans un gymnase ou une église, avec quelque chose de minéral, de rocailleux, un écho infiniment pur qui ressuscite en elle des sensations lointaines, presque irréelles, dont les traces se dérobent à ses tentatives de les saisir, ou même de s’en approcher, tant sont volatils ces vestiges liés à son enfance, aussi fragiles que les lumières falotes des barques les soirs de brume. L’air est limpide au-dessus de la crique, les pierres de la jetée se colorent d’une teinte rosâtre qui glisse progressivement vers un blond de moins en moins doré, de plus en plus grège. Des canots rentrent, d’autres sortent, un essaim de mouettes se pose sur le plan déclive de la cale puis s’envole en direction de la tour carrée qui surplombe le goulet du port. (125-126)

Elle a mis longtemps avant d’oser articuler une phrase en français devant eux. Le jour où elle l’a fait, elle a éprouvé une sensation étrange, une sorte de désordre euphorique, comme si elle s’était dédoublée et qu’elle avait pénétré par effraction dans un espace infini dont elle n’avait pas soupçonné l’existence jusque-là. (130)

C’est lui qui, jour après jour, lui donne la force de marcher vers la nuit. (132)

Souvent aussi, ce ne sont pas même des souvenirs, juste des impressions liées à Yarcoub, des résonances tremblées, des reflets d’eau sur le mur chaulé de la terrasse, des odeurs furtives, un souffle dans l’oreille, une teinte, une lumière, une pénombre où grouillent des insectes invisibles, à moins que ce ne soient des soupirs cristallisés en murmures, des reproches inarticulés adressés à la survivante. (135)

D’où tire-t-elle cette confiance dans la vie, cette énergie entreprenante et loquace ? Quel est le secret de sa joie ? Siham s’en étonne, comme elle s’étonne de l’humeur allègre manifestée par certains couples au restaurant, surtout les jeunes amoureux qu’elle sert les dimanches à midi, si rieurs et bavards, si remplis d’un bonheur qu’elle ne leur envie pas, qui l’intrigue seulement, dont elle se demande parfois s’il ne s’agit pas d’une simulation ou d’une autosuggestion à deux. (152)

L’odeur de salpêtre et de poussière humide lui revient, les vibrations de l’air, le souffle des explosions, les secousses du sol ; elle entend le départ et l’arrivée des obus, le miaulement des roquettes, le rugissement lugubre des murs qui s’écroulent, elle revoit la poudre grise tombant des voûtes à chaque déflagration, la fumée qui s’infiltre par les bouches d’aération et les interstices de la porte, le jeu des torches électriques sur la tête des enfants, les uns terrorisés, les autres crâneurs, face livide, sourire goguenard, cachant mille silences sous leur forfanterie verbeuse. (155-156)

Elle se sent déboussolée par ce silence trop subit : elle ne parvient pas à se déshabituer des bombes. La nuit surtout, le roulement des canonnades lui manque, elle dresse l’oreille dans l’espoir secret d’entendre des explosions au loin. (159)

Rajéh, rajéh, yéthammar, rajéh lébnan. Siham supporte de moins en moins cette ritournelle diffusée sur toutes les ondes depuis l’arrêt des hostilités, que fredonnent ses collègues en cuisine, dont se gargarisent les clients éméchés du dimanche parce qu’elle leur promet la reconstruction mieux qu’avant et leur renvoie l’image flatteuse d’un peuple brave, uni dans la souffrance, renaissant toujours de ses cendres malgré la cruauté du destin. Elle est agacée par cette jubilation collective, ce patriotisme larmoyant, cette confiance béate dans l’avenir doublée d’une autosatisfaction à toute épreuve. L’idée de la reconstruction la met mal à l’aise, comme si elle pressentait que les murs redressés allaient servir de clôtures aux cimetières. (161)

Quelques jours plus tard, Siham apprend qu’une loi d’amnistie a été promulguée par le gouvernement. On a décidé de passer l’éponge sur les crimes perpétrés pendant la guerre : désormais aucun milicien ne pourra être poursuivi pour des faits commis entre 1975 et 1991. Les assassins, les égorgeurs, les tireurs embusqués, ceux qui ont buté des jeunes gens parce qu’ils s’appelaient Georges ou Mohammad, ceux qui ont déferlé sur des bleds isolés pour massacrer leurs habitants, qui ont embroché des nourrissons, exécuté des otages, traîné des corps derrière des Jeep, pendu à des grues, décapité à la hache, semé des voitures piégées au cœur des villes, pilonné des quartiers à faire crouler les immeubles sur les têtes des familles réfugiées aux sous-sols, tous, avec leurs instigateurs, se trouvent amnistiés par un trait de plume, pardonnés à jamais, sans aucun recours possible pour leurs victimes. (166)

Les assassins n’ont pas avoué leurs crimes, ils ne se sont pas manifestés pour reconnaître leurs actes et demander pardon. On a pardonné à des ombres, à des hommes sans visages. Les familles des victimes auraient peut-être supporté l’amnistie si les coupables avaient publiquement reconnu leurs torts. Il aurait suffi d’un aveu, un hochement de tête, un regard. Or rien de tout cela. Pas un mot, pas un signe. Du passé faisons table rase, on efface la guerre et on recommence. (168)

Les milices n’ont pas cédé la place à l’État ; les milices sont devenues l’État. Elles se sont partagé les institutions de la République comme elles se partageaient le territoire pendant la guerre. (169)

Depuis que des hommes massacrent des hommes, ce n’est pas l’impunité qui est l’exception, c’est la justice. (169)

Siham sent sur elle le regard pesant des soldats ; du haut de leurs tanks ou en poste aux check-points, les hommes la reluquent avec insistance, lèvres retroussées sur un demi-sourire, l’air railleur ou franchement canaille, des regards de mâles comme elle en a toujours subi depuis le Collège, qu’elle supporte de moins en moins à mesure que les années passent. Elle croit entendre des sifflements sournois, des commentaires ponctués de ricanements. (171-172)

C’était le no man’s land, un cœur sans vie entre les deux poumons de la ville. La nuit, on y entendait les aboiements des chiens errants qui fourrageaient dans les décombres ou pourchassaient des fantômes sous la lune. Les habitants des quartiers alentour respiraient le souffle des ruines, une exhalaison d’aunée visqueuse et de poussière humide qui était devenue l’odeur des vieux souks, l’haleine de la ville morte. (172)

À moins qu’ils ne vous abattent sur-le-champ si, par malheur, votre carte d’identité mentionne une communauté honnie à laquelle vous serez immanquablement identifié, aussi éloigné soyez-vous des attributs accolés à la communauté en question avec la sidérante brutalité de la bêtise. (173)

Siham est persuadée que le conflit couve sous la cendre, que derrière les signes de la paix revenue se cachent les symptômes d’un mal encore vivace. Dans sa tête il fait toujours guerre. (173)

Extraits de Ramy Zein, La Levée des couleurs, Arléa, 2011

Les Ruines du ciel, 2008 (extraits)


Leurs corps nus brillaient à la lueur d’une veilleuse. Ils ne bougeaient plus. Ils dormaient, étendus sur le dos, main dans la main, deux taches claires flottant au large de la nuit. (12)

Les seuls terroristes qu’il ait descendus dans sa brève existence, c’étaient des mannequins de soldats soviétiques, des ennemis en carton-pâte datant de l’époque où le mal ne parlait pas encore arabe mais russe.|(22-23)

Depuis trente-cinq ans, la guerre, pour Carol, c’était ça, des êtres qu’elle avait connus, dont elle avait connu les parents, les amis, les lieux où ils avaient grandi et vécu. La guerre, c’était un tronc informe sanglé sur une chaise roulante, une loque humaine à la tête défigurée, à la bouche sans lèvres, aux yeux sans cils, qu’on promenait frauduleusement dans le quartier, tôt le matin, pour éviter les regards des habitants. La guerre, c’était une femme devenue folle dont la silhouette spectrale hantait les nuits de Sherfield, qu’on voyait débouler dans tous les bars et les night-clubs de la ville à la recherche de ses garçons disparus, les cheveux hirsutes, les yeux hagards, une torche électrique à la main, qui faisait rire aux larmes les fêtards éméchés, dont certains pourtant avaient eux-mêmes perdu qui un frère, qui un père, un ami ou un cousin. La guerre, c’était le corps fracassé d’une jeune fille de vingt ans qui s’était précipitée du haut d’un clocher, au pied de l’église méthodiste Church of Mercy, dont elle avait vu la robe maculée de traînées rougeâtres, le voile de tulle gonflé par la brise, le crâne fendu en deux comme une grenade, les morceaux de cervelle répandus sur le parvis, le visage congestionné, presque mauve, la mâchoire dévissée gorgée de sang, la main serrée sur la dernière lettre de son fiancé mort au combat. C’était ça, la guerre, pour Carol, et rien d’autre. Tous les discours qu’on tenait pour la justifier, ou même pour la condamner, lui paraissaient intrinsèquement étrangers à sa nature réelle. Ce n’étaient là que des mots, des idées abstraites. (29-30)

Des scènes conventionnelles et répétitives où défilaient en bon ordre des vamps lippues posant aux nymphomanes, des bimbos oxygénées aux pitreries lascives, des mastodontes ithyphalliques aux coups de reins millimétrés, les uns et les autres aussi avares de caresses que prodigues en éructations bestiales et grimaces carnassières. (42)

Un sentiment implacable d’abandon et de tristesse s’insinuait en lui. Il avait envie de disparaître. Il avait envie de marcher tout droit dans le désert, marcher sans penser à rien jusqu’à l’épuisement de ses forces, jusqu’à s’éteindre au bout de ses pas, tranquillement, simplement, mourir dans l’absolu silence d’un monde allégé. (59)

Tandis que le grand reporter couvrait l’événement, à la droite de l’écran apparut ce qui semblait être le viseur d’un fusil, ou le collimateur d’un bombardier : un rectangle brumeux dans un cadre gris verdâtre, ausculté par une croix en pointillé qui, apparemment, cherchait le cœur de la cible. Bientôt le rectangle était pulvérisé ; on le voyait s’affaisser au milieu d’un nuage de poussière qui finissait par recouvrir toute l’image. Comme la scène ne durait qu’une poignée de secondes, on la repassait en boucle, encore, et encore, et encore, et cette répétition mécanique, décuplée par les propos tautologiques du journaliste, avait quelque chose de pervers et d’obscène. (64-65)

Ce n’était pas la première fois qu’on dépouillait des cadavres. Neil avait l’habitude de délester les soldats de leurs armes. Les premiers jours, il avait éprouvé une forte répulsion à manipuler des morts. Son cœur se soulevait au contact des uniformes souillés, des membres rigides, des chairs sanguinolentes d’où montaient des relents de sanie et de putréfaction. Il en avait eu des malaises si violents qu’à plusieurs reprises, il avait dû abandonner précipitamment sa tâche pour aller dégorger dans un coin. Neil n’était pas près d’oublier cette fois où, n’ayant pu s’éloigner à temps, il avait rendu sur un cadavre qu’il était en train de désarmer. Sa vomissure avait éclaboussé la veste du soldat, un très jeune homme qui ne lâchait pas son arme. Cet incident avait profondément choqué Neil. Il en avait fait des cauchemars. Une même vision d’horreur surgissait sans cesse dans son sommeil : la tête fracassée du soldat, recouverte d’une substance frémissante et verdâtre, ouvrait lentement les yeux puis se liquéfiait en poussant des râles atroces. Neil se débattait de toutes ses forces pour ne pas être entraîné dans le vortex formé par la chair dissoute. Il se réveillait alors en nage, le cœur détraqué, les mains tremblantes, avec la sensation d’avoir des milliers de petites bêtes visqueuses qui grouillaient sur son corps.
Mais tout cela était bel et bien fini. Désormais Neil accomplissait sa tâche d’une manière mécanique. Il lui arrivait même d’observer avec curiosité certaines têtes, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Il ne craignait plus de scruter les visages amochés des soldats, de laisser traîner son regard sur les yeux glaireux, les narines purulentes, les chairs calcinées, les bouches fendues bordées de sang séché et de coulées biliaires. Plus rien ne lui répugnait. Plus rien ne lui faisait peur. Au contraire, il éprouvait une fascination trouble à contempler les têtes défigurées, crevassées, bosselées, brûlées. (73-74)

Carol fixait le téléphone posé sur une étagère. Elle éprouvait de nouveau cette envie tyrannique, cette sensation anticipée de feu dans les veines, d’horizons aurifères, de vibrations cataclysmiques. Résister devenait de plus en plus difficile. Elle sentait le liquide libérateur qui humectait ses lèvres, qui traçait son sillon corrosif à travers sa langue et sa gorge, qui embrasait ses poumons et son ventre. La bouteille était là, sous le lit, qui l’attendait. (81)

Les agrégats d’angoisse s’étaient presque dissous dans ses veines. À chaque instant la clarté devenait plus intense, la chaleur plus douce, l’air plus léger. Elle avait l’impression d’être désincarnée, de planer au-dessus de son corps. Les pensées lugubres de tout à l’heure avaient cédé la place à de vastes horizons où dérivaient lentement des formes fluides, des masses nébuleuses, des amas stellaires aux reflets d’orge et de seigle. (84)

Neil s’apercevait avec horreur qu’il gardait vivace le souvenir de ces pulsions criminelles, qu’il gardait intacts ce désir d’aller jusqu’au bout de la violence, cette tentation sadique et coupable doublée d’une sensation d’inassouvissement qui ajoutait à son dégoût épouvanté de lui-même. (106-107)

Enfant déjà, elle passait plus de temps à regarder jouer ses camarades qu’à participer à leurs jeux. Elle était fascinée par le spectacle des autres. Elle ne comprenait pas ce qu’elle aurait fait parmi ses copains dans la cour de récréation, sinon se priver de les voir et de les écouter, donc d’être vraiment en leur compagnie. Faire ou observer, elle choisissait le regard. (124)

L’image, de nouveau, surgit devant elle : Carol se vit en train d’enjamber la balustrade d’un pont pour se jeter dans la Derwin River. Cette image la poursuivait sans cesse depuis quelque temps. Une vision fugace, une projection presque subliminale qui entrecoupait le fil de sa conscience. Carol se jetait dans la Derwin River plusieurs fois par jour, en catimini, pour ainsi dire à son insu. (126-127)

C’était une belle nuit d’été. Les branches des arbres frémissaient sous une brise caressante et tiède. Les halos orangés des réverbères attiraient des nuées d’insectes qui tissaient en silence des trames énigmatiques. Une odeur d’herbe sèche flottait dans l’air, une odeur de vacances, de champs ensoleillés, de temps suspendu, à laquelle se mêlait, par intervalles, un vague relent de goudron et d’essence que Carol trouvait presque agréable. (153)

Pourquoi cette manie de toujours guetter le pire ? Ralph le lui reprochait déjà. Carol s’en souvenait. Il l’accusait de se torturer pour un rien, de pourrir l’atmosphère autour d’elle. C’étaient ses mots. Elle pourrissait l’atmosphère autour d’elle. Ralph avait raison. Elle avait toujours été ainsi. Incapable d’être heureuse sans penser à l’après. Incapable d’entrer nue dans la joie des autres. Ses craintes systématiques lui gâchaient les maigres instants de bonheur qu’elle engrangeait au hasard des jours. (154)

Le ventilateur pivotait lentement sur son axe, la tête inclinée en avant. Sa silhouette dessinait les contours d’un tournesol, un tournesol géant à la fleur mobile qui semblait chercher, parmi les corps endormis des soldats, un soleil introuvable. (155)

Depuis l’extinction des lumières, une meute de visions le harcelait sans relâche, des images composées de souvenirs réels, d’hallucinations alimentées par ses phobies refoulées ou conscientes. Sans détacher les yeux du ventilateur, Neil voyait et revoyait les mêmes scènes ou fragments de scènes, enchevêtrés, superposés, condensés, dilatés : un crâne shooté par des rangers sur un terrain vague, un corps criblé de balles accroché au volant d’une voiture, une galerie sans fin où des torches vivantes se jetaient sur lui, une petite fille penchée sur une crevasse gorgée de boue, un ciel éventré d’où pleuvaient des milliers de roquettes, un corps démembré saisi de secousses, de convulsions, de vomissements, un palmier solitaire chahuté par les bourrasques, des statues de cire plantées au bord d’une route, des housses mortuaires entassées dans une remise, un véhicule en proie aux flammes, une barque entraînée par le courant, un œil tuméfié, une mâchoire brisée, une main ramassée parmi les décombres, le pied ensanglanté de Thorne qu’on transportait sur un brancard, Thorne qui s’était tiré une balle dans le pied, qui avait perdu la tête après la mort de Santos, qui n’avait même pas cherché à déguiser son automutilation en blessure de guerre, voulant seulement que tout s’arrête tout de suite, que tout s’arrête à jamais. (156-157)

Neil n’avait pas peur. La peur exigeait un minimum d’énergie, de lucidité, de présence. Il n’avait plus rien de tout cela. Il se sentait vidé de lui-même. Il était épuisé. Il n’avait même plus la force de s’accrocher à ses pensées. Des idées et des songes parvenaient à percer le voile de sa conscience, mais ils étaient aussitôt absorbés par les vibrations de la route, détournés par le remuement impassible des choses. Neil laissait filer les images et les pensées sans réagir, les yeux brûlants, l’estomac retourné, les mains agrippées à la mitrailleuse. (164)

Pourtant cette même souffrance qu’il avait crue indépassable était sans commune mesure avec ce qu’il devait vivre plus tard, après la cicatrisation de ses dernières blessures. Là où la douleur avait été purement somatique, qu’il l’avait visualisée comme telle, qu’il était parvenu à la concevoir, à l’envisager, à l’isoler dans son esprit de la même façon qu’on isole une idée ou une image ; là où la douleur lui avait semblé un élément exogène greffé par accident sur son organisme, dont il allait finir par se débarrasser, qu’il allait finir par extraire et jeter loin de son corps ; son nouveau supplice, lui, était trop diffus pour être cerné, trop mobile pour être saisi, trop mystérieux pour qu’il pût l’imaginer, à plus forte raison le combattre. Comment venir à bout d’un mal sans visage, sans nom, aux effets imprévisibles, au pouvoir illimité ? Son mal était inconcevable. Son mal n’avait de remède que l’extinction du corps qu’il vampirisait. C’était à cela, précisément, que servaient les comprimés du Dr Finkel : lui ôter la vie sans tuer son corps. L’embaumer vivant en quelque sorte. (178-179)

Or un mois après le retour de Neil à Sherfield, sans que rien l’eût annoncé, tout bascula brutalement. D’une manière inexplicable quelque chose se brisa net en lui. Malgré la présence de sa mère, de son frère, de Jenn qui venait le voir tous les soirs après le travail, il fut brusquement assailli par une sensation de défaite, une sensation physique de vide et de mort. Ce fut impérieux. Implacable. Un gigantesque effondrement intérieur. Neil ne prit pas tout de suite la mesure de ce qui lui arrivait. Il tenta de nier son état. Il se mentit, se dit qu’il allait bien, que c’était juste une mauvaise passe, qu’il allait remonter la pente. Mais rien de ce qu’il se répéta n’eut le moindre effet. La chute était vertigineuse. Sans fin. Une rétraction fulgurante de l’espace. Une accélération suicidaire du temps. (186-187)

Elle le caressait alors avec cette même lenteur hypnotique, cette même gravité tendre et retenue, s’attardant à chaque détail, à chaque nuance de sa peau, retrouvant jour après jour un relief familier où elle cheminait comme on se promène à travers un paysage connu, un paysage de collines, de plaines, de gorges, de parois lisses, de pentes duveteuses. (195-196)

Extraits de Ramy Zein, Les Ruines du ciel, Arléa, 2008

Partage de l'infini, 2005 (extraits)


Trois mois d’attente, d’espoir, de désespoir, de rumeurs, trois mois pendant lesquels l’imagination de Leyla s’emballait et se répandait dans tous les sens, ou, au contraire, se crispait, se desséchait, se tarissait, incapable de projeter autre chose qu’une vague nébuleuse grisâtre où s’imprimaient les pulsations tenaces de sa douleur. (23)

Leyla retroussa les manches de sa chemise de nuit et se mit à balayer comme elle le faisait chaque jour, comme elle le faisait cinq fois par jour. C’était sa prière quotidienne que ce raclage systématique des carreaux mouchetés de la terrasse. Ses mouvements avaient l’ardeur opiniâtre d’une imploration. Elle leur déléguait toute sa force, tout son souffle, tout ce qu’il lui restait de vie pour ne pas s’abandonner au vide qu’elle sentait là, tapi au revers de chaque geste, prêt à l’aspirer, à l’engloutir. Elle devait se battre à chaque instant contre la tentation de l’immobilité et du silence. Contre cet obstiné appel de la mort qui résonnait comme la promesse d’un nouveau monde. (27)

Ses compatriotes étaient blindés contre l’espoir. Immunisés, mithridatisés depuis le sein maternel contre le poison de l’avenir radieux et des lendemains qui chantent. (89)

Il voulait se convaincre que la raison finirait par l’emporter, que l’histoire, cette vieille pimbêche aux caprices de furie, allait le surprendre, comme elle avait surpris le monde avec la chute du mur de Berlin. (89)

Cette espèce de tendresse rituelle, de mécanique compassionnelle que sa mère se croyait obligée de mettre en œuvre du matin au soir pour la consoler et la distraire, ces gestes étudiés, ces paroles de réconfort lui pesaient par leur insincérité. C’était de l’indifférence déguisée en sollicitude, du silence drapé de paroles.. (95-96)

C’était l’engrenage habituel : agression, riposte, représailles, contre-attaque, sanction, vengeance... La machine de la mort était parfaitement huilée. Il suffisait d’un rien pour la mettre en branle. Aucun apport extérieur n’était nécessaire à son fonctionnement ; elle se nourrissait de sa propre chaleur, en circuit fermé, selon le principe du mouvement perpétuel. (117-118)

Un cycle aussi vieux que le monde, qui durera sans doute jusqu’à la fin de l’homme, et probablement au-delà, lorsque, dans le néant d’un chaos postapocalyptique, il y aura encore, flottant dans l’air anémié, des rémanences d’exécration si tenaces que rien n’aura pu les dissoudre. (118)

Ils se sont exercés dans l’art de l’argumentation à la meilleure école qui soit : le désir de convaincre, autrement plus fécond que la passion de vaincre. (128)

Il aimait voir de près son visage osseux balafré de rides, son menton hérissé de poils blancs, les fanons tannés de sa gorge, ses mains calleuses, recouvertes d’une croûte reptilienne. Il aimait sentir l’odeur de sa tunique et de son keffieh. Il aimait se sentir traversé par les vibrations de sa voix rauque, entendre les chuintements et les sifflements de sa bouche édentée, le va-et-vient bruineux, pulvérulent, de sa respiration difficile. Il aimait que son grand-père fût pour lui. (143)

La vie, alors, lui paraissait interminable, une vaste plaine dont elle était incapable de distinguer le bout. De là où elle se trouvait, la mort et l’infini se confondaient dans un point de fuite à l’horizon du monde. (153)

Sa conscience tout abstraite de la mort capitulait chaque jour devant l’irréfutable évidence de sa jeunesse, devant l’éclat de ses yeux dans le miroir, sa peau fraîche et lisse, cette prodigieuse vitalité qui tendait ses muscles. (153)



Elle était promise à la lumière. L’infini était son partage. (154)

En ce temps-là on ne se mariait guère par amour, ni par affinité sentimentale, ni même par compatibilité de caractères. On se mariait par convergence d’intérêts entre les époux et leurs familles. (156)

Hassan s’étranglait de rire en courant après un papillon invisible, ou une libellule que lui seul pouvait voir. Il courait, courait de toutes ses petites pattes arquées, de toutes ses paumes ouvertes au vent, courait en riant de pouvoir courir, de pouvoir accélérer le défilement de l’espace, de pouvoir repousser les limites de ce corps d’où il conquérait le monde. Oum Hassan savait que son garçon allait tomber. Pourtant elle ne bougea pas, elle ne lui cria pas, comme d’habitude, de ralentir, de faire attention. Elle était fascinée par sa course. Quelque chose lui disait qu’elle ne devait pas l’interrompre, que ce serait sacrilège de mettre un terme à cet assaut de l’infini, dût-il se terminer par une chute douloureuse. (158-159)

La vie de Hassan et Seyf n’aura été que cela : une course vers la mort. Oum Hassan avait beau penser à ses deux garçons, elle ne voyait que des ombres fugitives, des bribes de scènes, des images éparses brouillées par l’intense coloration affective qu’elle projetait sur ces visions intérieures. Elle ne « voyait » pas ses deux fils. Hassan et Seyf lui échappaient. Ils étaient insaisissables, pris dans une brume épaisse et mobile où se détachaient péniblement leurs silhouettes évanescentes. (161)

Parfois Oum Hassan essayait de ralentir le flux de sa mémoire. Elle essayait de fixer une image, pour la détailler, pour y sentir l’odeur de ses enfants, pour y puiser la sensation de leur présence, mais l’image finissait toujours par fondre sous l’excès de chaleur, comme ces plans de cinéma qu’on voit se figer subitement sur la toile, avant de se liquéfier et de disparaître dans un abîme de lumière. (162)

Oum Hassan avait l’impression d’avoir traversé un pays de silence et de brume à bord d’un train express. Tout s’était déroulé si vite, d’une manière si vague, si volatile, si répétitive, qu’elle avait de la peine à en cerner la substance. C’était donc ça, la vie qu’elle avait crue, un jour, éternelle ! Quelques déchirures plus ou moins longues à se cicatriser, quelques pépites de joie, quelques instants d’éblouissement, un corps qu’on avait quitté jeune et vigoureux, et qu’on retrouvait meurtri, enlaidi, brisé ? (162-163)

Extraits de Ramy Zein, Partage de l'infini, Arléa, 2005