Texte paru dans Liban, des mots entre les maux, Paris, Riveneuve Continents, n° 9, octobre 2009
Jalil s’engage dans la rue Emir Bechir
bordée par la mosquée el-Amine et la cathédrale Saint-Georges. Il tourne à
droite au niveau de la Blom Bank et descend la rue Maarad jusqu’à la place de
l’Etoile où s’élève la tour de l’horloge ; de là, il rejoint le palais
municipal, fait un crochet par Foch et Allenby avant de se diriger vers Bab
Idriss. Il cherche en vain les vestiges du vieux Beyrouth dans ces lieux
flambant neufs : l’ancien balad
a été vidé de sa population et transformé en zone touristique pour les plus
riches ; les souks où affluaient jadis les miséreux et les nantis,
les petites ménagères et les grandes bourgeoises, les provinciaux à keffieh et
les cadres en costume, où se bousculaient des vendeurs à la sauvette, des
mendiants loqueteux, des portefaix, des diseuses de bonne aventure, des cireurs
de chaussures, où de larges secteurs étaient réservés aux marchands de légumes,
aux bouchers, crémiers, pâtissiers, fripiers, artisans de toutes sortes, où des
légions de gagne-petit se retrouvaient à l’heure du déjeuner dans des
bouis-bouis rustiques qui résonnaient des voix d’Oum Kalthoum et de
Abdel-Halim, ce cœur trépidant du vieux Beyrouth est devenu, à la faveur de la
reconstruction, un décor d’opérette clinquant et artificiel où s’alignent des
restaurants et des boutiques de luxe, avec çà et là une galerie d’art pour
investisseurs avisés, un magasin de téléphones portables, une échoppe de
souvenirs, une agence de voyages, une banque. Les autres quartiers de la
capitale ne sont pas mieux lotis, où des centaines de vieilles demeures ont été
rasées par les mêmes promoteurs immobiliers : on a détruit des joyaux
d’architecture, des merveilles de grâce et d’harmonie, pour ériger à leur place
des buildings sans âme destinés à la spéculation. En ce début de juin 2009, il
est même question d’aménager en parking le jardin public de Sanayeh, dont les
jacarandas et les eucalyptus ont vu défiler des générations d’amoureux et
d’enfants depuis l’époque ottomane.
Jalil longe des gratte-ciel en chantier
qui lui rappellent les tours de Dubaï, il pousse jusqu’à Aïn el-Mreyssé, monte
la rue Graham en direction de Hamra, contourne le parc de l’ancienne ambassade
de France où se dresse à présent l’Ecole
Supérieure des Affaires, inaugurée en 1996 par MM. Chirac et Hariri. Il
s’arrête un instant devant l’entrée principale de l’école située rue
Clemenceau. Le pas hésitant, il s’approche du grand portail, regarde à travers
la grille. Ses yeux s’acclimatent peu à peu à la pénombre. L’endroit est calme,
désert ; il n’entend que des cris d’oiseaux, des bruissements de feuilles,
des remuements dans les branchages. Une odeur d’humus et de résine lui parvient
en même temps que des bouffées d’air humide. Ses mains s’agrippent aux barreaux ;
il a envie de pousser le portail et de pénétrer dans le parc : il
emprunterait cette allée qu’il distingue à droite du bâtiment central, il
s’enfoncerait parmi les bosquets, flânerait à l’ombre des pins et des ficus.
Jalil se demande pourquoi cet espace vert
n’a pas été aménagé en jardin public. Les locaux hérités de l’ambassade
auraient pu accueillir une bibliothèque ou un centre culturel plutôt qu’une business school fréquentée par une
poignée d’étudiants. À travers les barreaux du portail, il imagine une fillette
juchée sur des rollers, un groupe de retraités assemblés autour d’un trictrac,
un petit garçon déguisé en Zorro qui croise le fer avec une armée de
fantômes ; un peu plus loin, assise sur un banc, une jeune femme est
plongée dans la lecture d’une revue, ses pieds déchaussés ramenés sous elle,
tortillant ses longs cheveux noirs d’une main fébrile. Un couple de lycéens
débouche d’une allée, un joggeur les dépasse, des rayons filtrés par les arbres
pianotent sur la surface aigue-marine d’un plan d’eau.
Un souvenir remonte à sa mémoire :
des années plus tôt, alors que la guerre battait son plein à Beyrouth, il a
traversé la ligne de démarcation pour venir déposer une demande de visa ici
même, dans ce bâtiment de l’ancienne ambassade. Il a fait la queue pendant
plusieurs jours de suite, sous la mitraille et les bombes, avant de pouvoir
accéder à l’intérieur du sanctuaire. Des heures et des heures à attendre un
tour qui ne venait pas, devant ce sinistre portail noir gardé par des paras
français armés jusqu’aux dents. Lui et ses compagnons poireautaient en rang
d’oignons, serrés les uns contre les autres pour se protéger des resquilleurs,
l’oreille rivée aux bruits des combats dont ils redoutaient à chaque instant
qu’ils s’étendent au secteur de l’ambassade. Quand un obus s’écrasait dans les
parages, on se précipitait vers les immeubles de la rue Clemenceau, mais on ne
pouvait pas rester longtemps à l’abri : la file se reconstituait à vue
d’œil et il fallait la réintégrer au plus vite si on ne voulait pas perdre sa
place. Certains profitaient de la confusion pour avancer de quelques
têtes ; des querelles éclataient, on s’engueulait, on s’insultait, on se
bousculait en prenant à témoin les soldats français qui toisaient la mêlée avec
une parfaite indifférence. Les paras se moquaient de voir les indigènes
s’étriper entre eux, pourvu qu’ils se présentent un à un à l’embouchure du
goulot. Je ne veux voir qu’une seule tête,
tonnaient-ils sous leurs bérets rouges.
S’il y en a deux qui se présentent à la fois, on les renvoie dos à dos en bout
de queue. Tenez-le-vous pour dit. Vous êtes en territoire français ici. Votre
bordel, vous le laissez à la porte. Pigé ?
Pigé.
Ils n’aimaient guère le bordel, les frénséwiyés. Il n’empêche qu’un matin, pour ne pas se faire chouraver
sa place, et aussi, peut-être, pour montrer à ces farauds de Français que les
autochtones n’étaient pas des sauvages, un médecin à la retraite proposa de
dresser la liste des personnes présentes selon leur ordre d’arrivée ; plus
besoin de faire la queue pendant des heures, argua-t-il, chacun attendrait son
tour tranquillement, sans stress ni bousculade. L’initiative fut acceptée par
tous. Le docteur entreprit aussitôt de relever les noms des présents et ceux
des retardataires qui continuaient d’affluer vers le portail. La queue n’avait
plus lieu d’être : les gens formaient des cercles, discutaient,
s’asseyaient sur le trottoir, allaient et venaient en grillant une cigarette.
De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu une foule aussi détendue devant l’ambassade
de France.
A l’heure de l’ouverture, un béret rouge
passa la tête par l’entrebâillement du portail, surpris de ne pas voir la file
habituelle. Le médecin lui soumit la liste en lui expliquant que les demandeurs
de visa allaient se présenter selon leur ordre d’arrivée ; il lui désigna
le numéro 1, qui se tenait prêt à franchir le sas, puis les numéros 2 et 3
patientant un peu plus loin. Le soldat jeta un coup d’œil sur la liste où
s’alignaient une centaine de noms en lettres latines. Moue dubitative.
Plissement perplexe du front. Tressaillement énigmatique des sourcils. Bref
conciliabule avec l’autre gardien. Le verdict tomba bientôt, implacable : C’est pas vous qui faites la loi ici,
mettez-vous en rang, je ne veux voir qu’une seule tête.
L’effet de la sentence fut immédiat. D’une
assemblée paisible et courtoise, la foule se métamorphosa instantanément en une
meute de fauves prêts à s’entre-dévorer pour atteindre le portail de
l’ambassade. Les mal classés montèrent à l’assaut (ils n’avaient rien à
perdre), les mieux classés en firent de même (la meilleure défense c’est
l’attaque), le tout sous le regard bleu céruléen des dieux de l’Olympe qui
contemplaient le spectacle sans remuer un cil. Le vieux médecin avait beau
rappeler ses compatriotes à l’ordre en brandissant la liste, sa voix fêlée
était couverte par le raffut de la foule ; la cohue finit par se résorber en
une file conforme à la volonté des gardiens : une seule tête à la fois. Le
docteur et Jalil se retrouvèrent en queue de peloton.
Les paras, il est vrai, pouvaient faire
preuve d’humanité en certaines occasions : ils dispensaient d’attente les
vieilles dames, les personnes prises de malaise, les mères accompagnées de
leurs bambins, mais aussi, selon l’humeur du jour, les jeunes femmes en tenue
légère dont les tranches de peau lisse et les regards implorants avaient le don
de faire fléchir ces colosses au cœur d’argile.
Lorsqu’au bout de plusieurs jours
d’affilée, Jalil se retrouva enfin dans le Saint des Saints, la salle
barricadée où l’on délivrait les visas, face à une virago trônant derrière un
hygiaphone, il crut être parvenu au bout de ses peines. C’était sans compter
avec la vigilance scrupuleuse de l’administration consulaire. La guichetière,
du bout des lèvres, lui signifia qu’il manquait un tampon sur un papier, un
tout petit tampon sur un tout petit papier, mais sans lui, désolée monsieur,
nous ne pouvons pas donner suite à votre demande, au suivant.
Jalil a finalement obtenu son visa, mais
il n’en avait pas terminé avec les queues pour autant : chaque année en
France, il devait se pointer à quatre heures du matin devant l’hôtel de police
du 5e arrondissement pour renouveler sa carte de séjour, et chaque
année, malgré toutes ses précautions, c’était la même histoire : il
manquait toujours quelque chose à son
dossier, ce qui l’obligeait à faire une deuxième queue pour le dépôt, et une
troisième pour le retrait de la carte, soit en tout au moins trois journées
gâchées, plus de vingt heures d’attente, souvent dans le froid et sous la pluie,
avec cette angoisse permanente d’être refoulé in extremis après avoir fait le
pied de grue depuis l’aube. Au renouvellement de la carte de séjour
s’ajoutaient d’autres formalités du même acabit, comme la demande de
« visa de sortie » que tout résident étranger, à l’époque, se devait
d’obtenir avant de quitter le territoire français.
Jalil était persuadé
que les choses avaient changé depuis. Or au mois de novembre 2001, en visite à
Paris, il eut la stupeur de voir rue Miollis une queue d’étudiants qui s’étirait
sur plusieurs dizaines de mètres. Il pleuvotait ce jour-là, la température
avoisinait le zéro, et les jeunes étudiants se tenaient immobiles, grelottants,
protégeant de leur mieux leurs précieux dossiers. Il apprit en interrogeant
certains parmi eux que la file commençait à se former dès la veille à onze
heures du soir. Aucun ne se plaignait cependant. Venus pour la plupart de pays
où l’humiliation était le pain quotidien des faibles, où la violation des
droits de l’homme prenait des formes autrement plus graves que les files
d’attente et les tracasseries administratives, ils prenaient leur mal en
patience ; la France pouvait disposer d’eux à sa guise du moment qu’elle
leur entrouvrait les portes de son éden.
Jalil s’est laissé dire que les cartes de
séjour se renouvelaient sur convocation désormais. À croire ses anciens
camarades d’université installés à Paris, les étudiants ne font plus
d’interminables queues pour déposer leurs demandes ; les longues files ont
disparu rue Miollis et ailleurs en France, comme elles ont disparu devant le
consulat français de Beyrouth : on n’ouvre pas davantage la porte aux
étrangers, les conditions pour obtenir un titre de séjour ou un visa ne sont
pas moins draconiennes, le traitement des dossiers n’a rien perdu de sa
rigidité bureaucratique, mais les postulants sont mieux reçus, dorénavant, à
l’entrée du paradis. Jalil en a fait l’expérience lui-même en ce mois de juin
2009 : après avoir appelé le 1214 pour obtenir un rendez-vous au consulat,
il s’est retrouvé quarante jours plus tard dans une salle climatisée et
pratiquement déserte ; il a patienté quelques minutes, installé sur un
siège confortable, avant d’être appelé à un guichet où une dame avenante a
examiné son dossier sans se départir un instant de son sourire d’hôtesse. Ce
qui n’a pas empêché l’aimable guichetière de refouler Jalil sur-le-champ, d’une
manière courtoise mais ferme, car l’un de ses « justificatifs »
n’était pas conforme à la réglementation Schengen : le passeport valable
jusqu’en 2013, le billet d’avion aller-retour, le certificat d’hébergement, la
carte d’identité de l’hébergeant français, les relevés de comptes avec le
cachet de la banque, le carnet d’épargne, la carte bancaire, les bulletins de
paye, la fiche familiale d’état civil, les anciens visas, les titres de
propriété immobilière, l’assurance voyage à hauteur de 30.000 euros couvrant
les frais de rapatriement et l’admission d’urgence à l’hôpital, tout cela
n’avait pas suffi, il manquait à son attestation professionnelle la « garantie
de l’employeur que l’employé reprendra ses fonctions au Liban » à son
retour de congé. Désolée monsieur, nous ne pouvons pas donner suite à votre
demande. Jalil, penaud, céda sa place au suivant, un garçon agité de tics, pâle
et nerveux comme s’il allait passer un oral devant un jury de concours.
- Est-ce que je peux
vous aider ?
Un gardien a surgi
d’une guérite et s’avance dans sa direction. Jalil le remercie d’un geste de la
main. Il jette un dernier coup d’œil sur le parc de l’ancienne ambassade, puis
il se retourne, cherche autour de lui, cherche en vain la silhouette d’un jeune
homme de dix-sept ans, un dossier de visa sous le bras, prêt à tout pour
rejoindre le pays de ses rêves. Il ne voit personne dans les parages, sinon les
deux agents de sécurité qui surveillent l’entrée de la banque BBAC.
Jalil s’aperçoit qu’il
lui reste un quart d’heure pour rejoindre l’hôtel Cavalier, rue Abdel-Baki, où il a rendez-vous avec le correspondant
d’un quotidien français. Le journaliste souhaite l’interviewer sur « la francophonie
libanaise dans le cadre de la désignation de Beyrouth comme capitale mondiale
du livre par l’Unesco » (sic).
Jalil a souri en apprenant l’objet de l’entretien, d’abord à cause de
cette formule saugrenue de Beyrouth
capitale mondiale du livre, ensuite parce qu’on ne l’a jamais interrogé sur
autre chose que la francophonie au Liban, son statut d’auteur francophone,
l’état du français dans le pays, sa vision de la francophonie et de son avenir.
À croire que ses livres se réduisent à la langue qui les articule et que sa
pensée se limite à sa situation de francophone.
Jalil se demande s’il
aura la patience de débiter son sempiternel discours sur le sujet. Des bribes
de phrases s’agrègent dans son esprit puis éclatent comme des bulles de
savon : français implanté depuis des siècles. Culture et savoir.
Passerelle entre les civilisations. Valeurs humanistes incarnées par la France.
Villepin au Conseil de sécurité. Droits de l’homme. Barrage contre la
déferlante anglophone…
Il va falloir se
rappeler tout cela, composer des phrases joliment troussées, faire bonne
figure. Faire attention aussi : Jalil se promet de tenir sa langue ;
il se gardera de dire ce qu’il pense à ce journaliste, que les lecteurs
francophones sont de plus en plus rares au pays du Cèdre, que le nombre de
locuteurs francophones ne se maintient guère mieux, que même si le français
comme langue d’enseignement est répandu sur tout le territoire, la francophonie
libanaise est cantonnée en grande partie à une zone géographique bien
déterminée, voire à une communauté particulière. Il ne lui dira pas que les
milieux francophones, souvent bourgeois et conservateurs, sont loin de refléter
la diversité socioculturelle du pays, pas plus qu’il n’évoquera la littérature
libanaise de langue française, trop inégale à ses yeux, partagée entre des
œuvres transgressives, substantielles, passionnantes, et des productions
stéréotypées qui sacrifient à des canons obsolètes ou, pire, à la préciosité et
au maniérisme. Il ne s’étendra pas davantage sur sa frustration d’auteur
marginal dont les livres sont inaccessibles à la majorité des siens, ni sur sa
situation de dépendance à l’égard des instances de consécration parisiennes, ni
sur ces nationalistes bien-pensants qui lui reprochent son aliénation
identitaire et son acculturation occidentale, comme si écrire en français
impliquait obligatoirement le rejet de la culture arabe et qu’à l’inverse,
l’usage de l’arabe excluait toute forme de mimétisme culturel.
A mesure qu’il s’éloigne de l’Ecole Supérieure des Affaires, la conviction s’ancre en lui qu’il devra se taire encore une fois. La boucler comme il l’a toujours fait pendant la guerre. Fermer sa gueule. Question de tranquillité et d’équilibre. La devise de Joyce est son viatique depuis les années noires du conflit : Exil, silence et ruse. Exil intérieur, silence drapé de prudentes paroles, ruse permanente avec force sourires et dérobades : il ne dira pas ce qu’il pense de la presse francophone du Liban, ni des tenants du tout arabe qui confondent langue et culture, ni de la manière dont les médias français couvrent l’actualité du pays, ni de la politique étrangère de la France, ni d’Israël, ni du Hezbollah, ni des Hariri, ni de rien du tout qui tienne à quoi que ce soit. Quand on est ce qu’il est, on tourne sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler. Ou alors on écrit une œuvre de fiction, une nouvelle par exemple, en prêtant ses opinions à un personnage imaginaire qu’on appellerait Amir ou Fouad.
Jalil traverse la place Barghout, rejoint la rue de Rome et s’achemine à pas lents vers l’église Saydet el-Wardiyyé. La francophonie, cher monsieur, c’est l’ultime rempart contre l’uniformisation culturelle du monde, c’est le triomphe de l’être sur le temps et l’histoire, c’est l’intelligence en partage… Oui, très bien ça : la francophonie, c’est l’intelligence en partage. Jalil se prépare à l’entrevue en se dirigeant vers Le Cavalier. Le soleil éclaire le fronton de l’église. Le sourire lui revient. Amer. Cynique.
Liban, des mots entre les maux, Paris, Riveneuve Continents, n° 9, octobre 2009
© Ramy Zein