Les Ruines du ciel, 2008 (extraits)


Leurs corps nus brillaient à la lueur d’une veilleuse. Ils ne bougeaient plus. Ils dormaient, étendus sur le dos, main dans la main, deux taches claires flottant au large de la nuit. (12)

Les seuls terroristes qu’il ait descendus dans sa brève existence, c’étaient des mannequins de soldats soviétiques, des ennemis en carton-pâte datant de l’époque où le mal ne parlait pas encore arabe mais russe.|(22-23)

Depuis trente-cinq ans, la guerre, pour Carol, c’était ça, des êtres qu’elle avait connus, dont elle avait connu les parents, les amis, les lieux où ils avaient grandi et vécu. La guerre, c’était un tronc informe sanglé sur une chaise roulante, une loque humaine à la tête défigurée, à la bouche sans lèvres, aux yeux sans cils, qu’on promenait frauduleusement dans le quartier, tôt le matin, pour éviter les regards des habitants. La guerre, c’était une femme devenue folle dont la silhouette spectrale hantait les nuits de Sherfield, qu’on voyait débouler dans tous les bars et les night-clubs de la ville à la recherche de ses garçons disparus, les cheveux hirsutes, les yeux hagards, une torche électrique à la main, qui faisait rire aux larmes les fêtards éméchés, dont certains pourtant avaient eux-mêmes perdu qui un frère, qui un père, un ami ou un cousin. La guerre, c’était le corps fracassé d’une jeune fille de vingt ans qui s’était précipitée du haut d’un clocher, au pied de l’église méthodiste Church of Mercy, dont elle avait vu la robe maculée de traînées rougeâtres, le voile de tulle gonflé par la brise, le crâne fendu en deux comme une grenade, les morceaux de cervelle répandus sur le parvis, le visage congestionné, presque mauve, la mâchoire dévissée gorgée de sang, la main serrée sur la dernière lettre de son fiancé mort au combat. C’était ça, la guerre, pour Carol, et rien d’autre. Tous les discours qu’on tenait pour la justifier, ou même pour la condamner, lui paraissaient intrinsèquement étrangers à sa nature réelle. Ce n’étaient là que des mots, des idées abstraites. (29-30)

Des scènes conventionnelles et répétitives où défilaient en bon ordre des vamps lippues posant aux nymphomanes, des bimbos oxygénées aux pitreries lascives, des mastodontes ithyphalliques aux coups de reins millimétrés, les uns et les autres aussi avares de caresses que prodigues en éructations bestiales et grimaces carnassières. (42)

Un sentiment implacable d’abandon et de tristesse s’insinuait en lui. Il avait envie de disparaître. Il avait envie de marcher tout droit dans le désert, marcher sans penser à rien jusqu’à l’épuisement de ses forces, jusqu’à s’éteindre au bout de ses pas, tranquillement, simplement, mourir dans l’absolu silence d’un monde allégé. (59)

Tandis que le grand reporter couvrait l’événement, à la droite de l’écran apparut ce qui semblait être le viseur d’un fusil, ou le collimateur d’un bombardier : un rectangle brumeux dans un cadre gris verdâtre, ausculté par une croix en pointillé qui, apparemment, cherchait le cœur de la cible. Bientôt le rectangle était pulvérisé ; on le voyait s’affaisser au milieu d’un nuage de poussière qui finissait par recouvrir toute l’image. Comme la scène ne durait qu’une poignée de secondes, on la repassait en boucle, encore, et encore, et encore, et cette répétition mécanique, décuplée par les propos tautologiques du journaliste, avait quelque chose de pervers et d’obscène. (64-65)

Ce n’était pas la première fois qu’on dépouillait des cadavres. Neil avait l’habitude de délester les soldats de leurs armes. Les premiers jours, il avait éprouvé une forte répulsion à manipuler des morts. Son cœur se soulevait au contact des uniformes souillés, des membres rigides, des chairs sanguinolentes d’où montaient des relents de sanie et de putréfaction. Il en avait eu des malaises si violents qu’à plusieurs reprises, il avait dû abandonner précipitamment sa tâche pour aller dégorger dans un coin. Neil n’était pas près d’oublier cette fois où, n’ayant pu s’éloigner à temps, il avait rendu sur un cadavre qu’il était en train de désarmer. Sa vomissure avait éclaboussé la veste du soldat, un très jeune homme qui ne lâchait pas son arme. Cet incident avait profondément choqué Neil. Il en avait fait des cauchemars. Une même vision d’horreur surgissait sans cesse dans son sommeil : la tête fracassée du soldat, recouverte d’une substance frémissante et verdâtre, ouvrait lentement les yeux puis se liquéfiait en poussant des râles atroces. Neil se débattait de toutes ses forces pour ne pas être entraîné dans le vortex formé par la chair dissoute. Il se réveillait alors en nage, le cœur détraqué, les mains tremblantes, avec la sensation d’avoir des milliers de petites bêtes visqueuses qui grouillaient sur son corps.
Mais tout cela était bel et bien fini. Désormais Neil accomplissait sa tâche d’une manière mécanique. Il lui arrivait même d’observer avec curiosité certaines têtes, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Il ne craignait plus de scruter les visages amochés des soldats, de laisser traîner son regard sur les yeux glaireux, les narines purulentes, les chairs calcinées, les bouches fendues bordées de sang séché et de coulées biliaires. Plus rien ne lui répugnait. Plus rien ne lui faisait peur. Au contraire, il éprouvait une fascination trouble à contempler les têtes défigurées, crevassées, bosselées, brûlées. (73-74)

Carol fixait le téléphone posé sur une étagère. Elle éprouvait de nouveau cette envie tyrannique, cette sensation anticipée de feu dans les veines, d’horizons aurifères, de vibrations cataclysmiques. Résister devenait de plus en plus difficile. Elle sentait le liquide libérateur qui humectait ses lèvres, qui traçait son sillon corrosif à travers sa langue et sa gorge, qui embrasait ses poumons et son ventre. La bouteille était là, sous le lit, qui l’attendait. (81)

Les agrégats d’angoisse s’étaient presque dissous dans ses veines. À chaque instant la clarté devenait plus intense, la chaleur plus douce, l’air plus léger. Elle avait l’impression d’être désincarnée, de planer au-dessus de son corps. Les pensées lugubres de tout à l’heure avaient cédé la place à de vastes horizons où dérivaient lentement des formes fluides, des masses nébuleuses, des amas stellaires aux reflets d’orge et de seigle. (84)

Neil s’apercevait avec horreur qu’il gardait vivace le souvenir de ces pulsions criminelles, qu’il gardait intacts ce désir d’aller jusqu’au bout de la violence, cette tentation sadique et coupable doublée d’une sensation d’inassouvissement qui ajoutait à son dégoût épouvanté de lui-même. (106-107)

Enfant déjà, elle passait plus de temps à regarder jouer ses camarades qu’à participer à leurs jeux. Elle était fascinée par le spectacle des autres. Elle ne comprenait pas ce qu’elle aurait fait parmi ses copains dans la cour de récréation, sinon se priver de les voir et de les écouter, donc d’être vraiment en leur compagnie. Faire ou observer, elle choisissait le regard. (124)

L’image, de nouveau, surgit devant elle : Carol se vit en train d’enjamber la balustrade d’un pont pour se jeter dans la Derwin River. Cette image la poursuivait sans cesse depuis quelque temps. Une vision fugace, une projection presque subliminale qui entrecoupait le fil de sa conscience. Carol se jetait dans la Derwin River plusieurs fois par jour, en catimini, pour ainsi dire à son insu. (126-127)

C’était une belle nuit d’été. Les branches des arbres frémissaient sous une brise caressante et tiède. Les halos orangés des réverbères attiraient des nuées d’insectes qui tissaient en silence des trames énigmatiques. Une odeur d’herbe sèche flottait dans l’air, une odeur de vacances, de champs ensoleillés, de temps suspendu, à laquelle se mêlait, par intervalles, un vague relent de goudron et d’essence que Carol trouvait presque agréable. (153)

Pourquoi cette manie de toujours guetter le pire ? Ralph le lui reprochait déjà. Carol s’en souvenait. Il l’accusait de se torturer pour un rien, de pourrir l’atmosphère autour d’elle. C’étaient ses mots. Elle pourrissait l’atmosphère autour d’elle. Ralph avait raison. Elle avait toujours été ainsi. Incapable d’être heureuse sans penser à l’après. Incapable d’entrer nue dans la joie des autres. Ses craintes systématiques lui gâchaient les maigres instants de bonheur qu’elle engrangeait au hasard des jours. (154)

Le ventilateur pivotait lentement sur son axe, la tête inclinée en avant. Sa silhouette dessinait les contours d’un tournesol, un tournesol géant à la fleur mobile qui semblait chercher, parmi les corps endormis des soldats, un soleil introuvable. (155)

Depuis l’extinction des lumières, une meute de visions le harcelait sans relâche, des images composées de souvenirs réels, d’hallucinations alimentées par ses phobies refoulées ou conscientes. Sans détacher les yeux du ventilateur, Neil voyait et revoyait les mêmes scènes ou fragments de scènes, enchevêtrés, superposés, condensés, dilatés : un crâne shooté par des rangers sur un terrain vague, un corps criblé de balles accroché au volant d’une voiture, une galerie sans fin où des torches vivantes se jetaient sur lui, une petite fille penchée sur une crevasse gorgée de boue, un ciel éventré d’où pleuvaient des milliers de roquettes, un corps démembré saisi de secousses, de convulsions, de vomissements, un palmier solitaire chahuté par les bourrasques, des statues de cire plantées au bord d’une route, des housses mortuaires entassées dans une remise, un véhicule en proie aux flammes, une barque entraînée par le courant, un œil tuméfié, une mâchoire brisée, une main ramassée parmi les décombres, le pied ensanglanté de Thorne qu’on transportait sur un brancard, Thorne qui s’était tiré une balle dans le pied, qui avait perdu la tête après la mort de Santos, qui n’avait même pas cherché à déguiser son automutilation en blessure de guerre, voulant seulement que tout s’arrête tout de suite, que tout s’arrête à jamais. (156-157)

Neil n’avait pas peur. La peur exigeait un minimum d’énergie, de lucidité, de présence. Il n’avait plus rien de tout cela. Il se sentait vidé de lui-même. Il était épuisé. Il n’avait même plus la force de s’accrocher à ses pensées. Des idées et des songes parvenaient à percer le voile de sa conscience, mais ils étaient aussitôt absorbés par les vibrations de la route, détournés par le remuement impassible des choses. Neil laissait filer les images et les pensées sans réagir, les yeux brûlants, l’estomac retourné, les mains agrippées à la mitrailleuse. (164)

Pourtant cette même souffrance qu’il avait crue indépassable était sans commune mesure avec ce qu’il devait vivre plus tard, après la cicatrisation de ses dernières blessures. Là où la douleur avait été purement somatique, qu’il l’avait visualisée comme telle, qu’il était parvenu à la concevoir, à l’envisager, à l’isoler dans son esprit de la même façon qu’on isole une idée ou une image ; là où la douleur lui avait semblé un élément exogène greffé par accident sur son organisme, dont il allait finir par se débarrasser, qu’il allait finir par extraire et jeter loin de son corps ; son nouveau supplice, lui, était trop diffus pour être cerné, trop mobile pour être saisi, trop mystérieux pour qu’il pût l’imaginer, à plus forte raison le combattre. Comment venir à bout d’un mal sans visage, sans nom, aux effets imprévisibles, au pouvoir illimité ? Son mal était inconcevable. Son mal n’avait de remède que l’extinction du corps qu’il vampirisait. C’était à cela, précisément, que servaient les comprimés du Dr Finkel : lui ôter la vie sans tuer son corps. L’embaumer vivant en quelque sorte. (178-179)

Or un mois après le retour de Neil à Sherfield, sans que rien l’eût annoncé, tout bascula brutalement. D’une manière inexplicable quelque chose se brisa net en lui. Malgré la présence de sa mère, de son frère, de Jenn qui venait le voir tous les soirs après le travail, il fut brusquement assailli par une sensation de défaite, une sensation physique de vide et de mort. Ce fut impérieux. Implacable. Un gigantesque effondrement intérieur. Neil ne prit pas tout de suite la mesure de ce qui lui arrivait. Il tenta de nier son état. Il se mentit, se dit qu’il allait bien, que c’était juste une mauvaise passe, qu’il allait remonter la pente. Mais rien de ce qu’il se répéta n’eut le moindre effet. La chute était vertigineuse. Sans fin. Une rétraction fulgurante de l’espace. Une accélération suicidaire du temps. (186-187)

Elle le caressait alors avec cette même lenteur hypnotique, cette même gravité tendre et retenue, s’attardant à chaque détail, à chaque nuance de sa peau, retrouvant jour après jour un relief familier où elle cheminait comme on se promène à travers un paysage connu, un paysage de collines, de plaines, de gorges, de parois lisses, de pentes duveteuses. (195-196)

Extraits de Ramy Zein, Les Ruines du ciel, Arléa, 2008