Le 17 octobre 2019, ou une révolution pour rien...

C’est l’histoire d’un peuple qui avait le malheur de vivre dans une République bananière nommée Liban, où des institutions fantoches servaient les intérêts exclusifs de l’oligarchie en place : le Gouvernement était constitué d’une pléthore de ministres placés sous la tutelle directe des grands leaders communautaires, pour la plupart d’anciens chefs de guerre, dont le seul objectif était de se partager les profits et les privilèges. Le Parlement était une chambre d’enregistrement, issue d’un simulacre d’élections, qui avait pour fonction de fournir un vernis légal aux malversations de l’exécutif. Idem pour la Justice, le Conseil constitutionnel, la Cour des comptes, tous aux ordres des hommes politiques qui s’acharnaient à les dévier de leurs missions, désignant eux-mêmes chacun de leurs membres, exigeant en retour une sujétion absolue à leur autorité arbitraire. Certes, ici ou là, y compris dans les hautes sphères de l’État, on pouvait rencontrer des individus honnêtes et dévoués au bien commun, mais leur participation au pouvoir servait de caution à la foule de leurs pairs corrompus sans parvenir, loin s’en fallait, à contrebalancer leurs turpitudes.

Or voilà qu’un beau soir, le fameux Grand Soir des rêveries libertaires, le peuple s’est dressé comme un seul homme. Ou plutôt comme une seule femme, les femmes ayant pris une part massive au soulèvement. L’icône de la Révolution a été une militante justement, une passionaria nommée Malak Alawiyyé qui a donné un coup de pied au sbire d’un zaïm armé d’un fusil automatique, visant – tout un symbole – ses parties intimes. En quelques jours, un phénomène extraordinaire s’est déroulé sous les yeux incrédules des Libanais : ils ont assisté ni plus ni moins au réveil de leur nation anesthésiée par des décennies de propagande officielle et de démocratie confisquée. Des jeunes qu’on croyait individualistes et frivoles se sont emparés fougueusement de la chose publique. Des forums ont surgi partout dans le pays : on débattait avec ferveur, on réclamait des élections libres, on appelait à l’abolition du système confessionnel, on élaborait des projets de réformes pour une société plus juste, moins archaïque, davantage respectueuse des droits de la femme. Pour la première fois depuis des lustres, les Libanais se sont pris à espérer.

Mais comme on pouvait s’y attendre, les maîtres du pays ont tout fait pour briser la révolte qui menaçait leur mainmise sur le Liban. Les uns ont envoyé leurs nervis tabasser les manifestants à Tyr, Beyrouth et ailleurs. Les autres ont mené une vaste propagande dans le but de discréditer les révolutionnaires en les accusant d’être instrumentalisés par les ambassades, provoquant ainsi une ligne de fracture communautaire dans le corps du Hirak. D’autres encore, plus fourbes et tout aussi nocifs, ont terni le mouvement en bloquant des routes dans le Nord, le Kesrouan ou le Chouf, avec le dessein de récupérer la colère du peuple pour affaiblir leurs adversaires, comme s’ils pouvaient se refaire une virginité au mépris de leur bilan et de l’Histoire.  

Comble de l’imposture, on a même vu des leaders politiques s’autoproclamer révolutionnaires ! Des trémolos dans la voix, la main sur le cœur, ils juraient leurs grands dieux qu’ils étaient des partisans convaincus des réformes et qu’ils avaient toujours œuvré pour la moralisation de la vie publique. Après avoir pillé et endetté le pays sur plusieurs générations, ils vitupéraient en chœur contre la corruption ! Ces tartufferies auraient pu être drôles si elles n’étaient obscènes ; quoi de plus insoutenable que les leçons de morale dans la bouche d’un politicien véreux coupable d’avoir détourné des milliards de dollars et d’avoir monopolisé tous les postes de la fonction publique afférents à sa communauté, et qui, au lieu de se terrer dans le silence (faute de croupir en prison), continue de pérorer sur les médias nationaux ; lesquels médias n’ont aucun scrupule à se faire complices de son indécence en relayant ses discours d’une manière servile et révérencieuse, alors qu’ils se prétendent par ailleurs les porte-parole du peuple insurgé avec un zèle non exempt de démagogie.

La révolution du 17 octobre a été tuée dans l’œuf. Ce fut comme un rêve, une parenthèse enchantée. Le pays est revenu à la case départ. La même caste est toujours aux commandes. Aucune procédure judiciaire n’a été engagée contre les dirigeants qui ont ruiné le pays, les fonds détournés ne sont pas près de rentrer dans les caisses de l’État, les prébendes et les concussions ont encore de beaux jours devant elles, l’impunité qui a prévalu après la guerre, à la faveur de la calamiteuse amnistie, continue d’être la règle aujourd’hui, encourageant les malfrats à poursuivre leurs prévarications. La situation générale s’est en fait empirée avec la crise économique : le chômage est devenu endémique, le pouvoir d’achat s’est effondré, sans parler des restrictions bancaires appliquées de façon drastique aux petits déposants, à l’exclusion des gros bonnets qui ont eu le loisir d’expatrier leurs fortunes vers des cieux plus cléments. Quant aux ingérences étrangères, source de tous les maux, elles sont loin d’avoir cessé, menaçant même de s’accroître avec la faillite de l’Etat officialisée par le premier défaut de paiement de son histoire.

Une révolution pour rien en somme.