Webinaire, Université Saint-Joseph de Beyrouth, Faculté des Lettres et des sciences humaines, le 12 décembre 2020. Verbatim (extraits).
Il faut se
rappeler d’abord que la francophonie tient peu de la nécessité et beaucoup du hasard
dans cette partie du monde. Ici comme en Afrique, elle est le produit
contingent des aléas de l’histoire : le Liban est francophone, mais il n’aurait
pas suffi de beaucoup pour qu’il fût italianophone (l’italien rivalisait avec
le français au XIXe siècle), anglophone (l’issue de la Première Guerre mondiale
et les accords de Sykes-Picot auraient pu imposer d’autres partages en Orient),
voire turcophone si l’empire ottoman avait survécu à sa longue maladie et à la Grande
guerre. Cette contingence de la greffe linguistique française au Levant n’explique
pas à elle seule les difficultés actuelles du français sous nos latitudes, mais
il est bon de la garder à l’esprit pour mieux cerner la position de la langue
française au Liban en 2020.
[…]
Contrairement à
l’Algérie où elle a débarqué avec les fusils et les canons, la langue française
est entrée au Liban, dès le XVIIe siècle, par la porte du savoir et
de l’instruction. L’empire ottoman avait consenti au roi de France le titre de
protecteur officiel des pèlerins chrétiens se rendant à Jérusalem, une tutelle
protectrice qui s’est étendue progressivement à tous les chrétiens d’Orient, ce
qui a favorisé l’installation des congrégations chrétiennes dans la montagne
libanaise. Les Lazaristes, les capucins, les jésuites, les maristes, entre
autres congrégations, se sont employés dès lors à instruire des générations de
petits Libanais. Les établissements fondés par les missionnaires n’ont pas fait
qu’introduire le français dans cette partie de l’empire ottoman ; ils ont
joué aussi un rôle primordial dans l’enseignement de la langue arabe. C’est par
le truchement des congrégations occidentales que nombre de Libanais ont appris
à lire et à écrire leur propre langue (dans sa forme classique s’entend). Il
faudra attendre le XIXe siècle pour que la présence culturelle et
commerciale de la France au Liban prenne un visage plus franchement politique
et se traduise, notamment, par le soutien apporté à la communauté chrétienne
après les massacres de 1860 qui ont conduit à la mise sur pied de la
Moutassarifiyyat. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France a
œuvré pour la création du Grand-Liban que la communauté chrétienne, notamment
maronite, appelait de ses vœux. Il n’est pas illégitime d’exprimer des réserves
sur la politique de la France au Liban depuis le XIXe siècle, mais il serait
injuste de ne pas lui reconnaître qu’elle n’a pas mené au Liban de répressions
violentes et meurtrières comparables à ses campagnes militaires en Syrie entre
1925 et 1927, puis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Qu’elle prenne parti
pour les chrétiens, majoritaires à l’époque, ou qu’elle exerce un mandat sur le
Liban de 1920 à 1943, la France ne s’y est pas conduite en puissance coloniale
prête à tout pour asseoir sa domination. Il y a bien eu quelques incidents ici
ou là, dont le fameux 11 novembre 1943 qui a vu l’incarcération des dirigeants
libanais de l’époque dans la citadelle de Rachaya en réponse à leurs velléités
indépendantistes de plus en plus insistantes, mais cet épisode somme toute
folklorique n’a pas terni l’image plutôt positive du mandat français dans la
mémoire collective des Libanais. Une preuve parmi d’autres de ce regard
libanais sur la présence française : après l’explosion du 4 août 2020, une
pétition a circulé pour réclamer le retour du mandat français au Liban,
recueillant des dizaines de milliers de signatures ! 77 ans après
l’Indépendance, l’on en est réduit à réclamer le retour de la puissance
mandataire. C’est dire l’échec retentissant de la classe politique libanaise
depuis 1943 et, surtout, depuis 1990.
[…]
Le Liban n’est
pas l’Algérie. Il n’y a pas eu de sang – ou si peu – entre le Liban et la
France. Voilà pourquoi le pays du Cèdre s’est engagé avec ferveur dans l’Organisation
internationale de la Francophonie sous la houlette de Charles Hélou, président
du Liban entre 1964 et 1970, qui a contribué grandement à
l’institutionnalisation de la Francophonie avec le président français de
l’époque Georges Pompidou, mais aussi le président sénégalais Léopold Sédar
Senghor qui a joué un rôle déterminant dans la création de l’Organisation internationale de la Francophonie. […]
L’Algérie, quant à elle, refuse jusqu’à ce jour de prendre sa place dans
l’assemblée francophone, accusant la France, à tort ou à raison, d’utiliser la
Francophonie comme un levier politique pour perpétuer sa domination
néocoloniale sur ses anciennes possessions.
Un autre
élément historique a facilité l’implantation du français au Liban, c’est la coexistence
paisible entre les deux langues arabe et française. L’acculturation francophone
ne s’est pas faite chez nous au détriment de l’arabe, ou du moins pas dans des
proportions telles que le lien entre les Libanais et la langue arabe s’en est
trouvé compromis. L’enseignement de l’arabe a toujours été encouragé dans les
établissements scolaires dirigés par les missions occidentales, et cela demeure
le cas aujourd’hui dans les écoles francophones où l’on attache beaucoup
d’importance à l’apprentissage de l’arabe classique, ce qui correspond
d’ailleurs aux exigences du programme officiel. Si l’arabe et le français ne
sont pas toujours également pratiqués au sein des familles pour des raisons
sociologiques sur lesquelles nous reviendrons, les deux langues sont valorisées
et inculquées de façon complémentaire dans les écoles. […]
L’histoire du
français au Liban explique donc le caractère décomplexé et serein de sa
pratique. Le locuteur libanais francophone est rarement en proie à des crises
identitaires l’amenant à remettre en question sa pratique quotidienne du
français. […]
Et quand bien même l’on serait mal à l’aise avec la francophonie pour des raisons idéologiques, l’on peut toujours se rappeler que le français n’appartient pas à la France mais fait partie du patrimoine universel. Les langues à vocation internationale comme le français ne sont plus la chasse gardée d’aucune nation ni d’aucun peuple. […] Ce n’est pas faire acte d’allégeance à la France que d’employer la langue de Molière. Rappelons-nous que les premiers écrivains libanais de langue française ont pris la plume à la charnière des XIXe et XXe siècles, pour revendiquer l’autodétermination du Liban - du Liban et plus largement de la Syrie et du monde arabe -, et non pas pour jurer fidélité et soumission à la France.
[…]
Le côté lumière a son pendant obscur toutefois. Les nombreux bénéfices et satisfactions inhérents à la francophonie vont de pair avec quelques désagréments, voire de vrais obstacles à l’épanouissement intellectuel, et c’est ce versant moins lumineux de la francophonie que nous allons tenter d’explorer à présent.
Il convient de rappeler d’abord que la France est le seul ancien empire colonial à n’avoir pas donné naissance à un pays pratiquant la même langue qu’elle, plus peuplé et plus grand en superficie. Le Royaume-Uni a accouché des États-Unis. L’Espagne a mis au monde le Mexique, la Colombie et presque toute l'Amérique latine. Le Portugal est à l’origine d’un pays, le Brésil, cent fois plus vaste et vingt-cinq fois plus peuplé que lui. Rien de tel dans le cas français. La France est demeurée le plus grand pays de langue française au monde. Cela a eu pour conséquence de positionner la France, et plus particulièrement Paris, comme le centre absolu et incontournable de la francophonie. Autrement dit, et pour donner une illustration concrète de ce phénomène sociolinguistique, lorsqu’on est un jeune auteur qui aspire à faire entendre sa voix, on doit obligatoirement passer par le système éditorial français pour exister et compter un tant soit peu. Or nul n’ignore le caractère hermétique des maisons d’édition parisiennes, en particulier pour les auteurs témoignant de sensibilités et de réalités non conformes aux références habituelles françaises. Et si par miracle, notre jeune écrivain parvient à trouver un éditeur, sa visibilité restera modeste tant qu’il n’aura pas été recensé par un grand média français et distingué par une instance de consécration parisienne, lesquels médias et instances consacrent peu les francophones, à moins qu’ils ne soient installés de longue date à Paris et qu’ils n’aient leurs entrées dans les institutions ad hoc. Il est symptomatique, par exemple, que les auteurs libanais les plus consacrés en France, à savoir Amin Maalouf, Andrée Chedid et Vénus Khoury-Ghata, se soient installés à Paris respectivement en 1976, 1946 et 1969, soit il y a 44, 74 et 51 ans ! Idem pour Wajdi Mouawad, qui a quitté le Liban au début de la guerre, a vécu en France puis au Québec avant de diriger le théâtre national de la Colline dans le vingtième arrondissement de Paris. Le message est clair : il ne suffit pas de publier un livre dans une maison d’édition parisienne, même prestigieuse, pour exister dans le paysage littéraire français, donc francophone. Il faut en plus résider ou effectuer des séjours fréquents à Paris, tisser des réseaux utiles, se ménager des entrées dans les institutions préposées au tressage des lauriers littéraires, et l’on aura peut-être une chance d’émerger un tant soit peu de l’ombre. […] Les auteurs francophones n’ont que la qualité de leurs textes pour les défendre, et la qualité pèse moins que d’autres paramètres sur le marché de l’édition.
Le pire ne réside pas là en réalité : il concerne
surtout la représentation que l’écrivain francophone est en droit, ou non, de proposer
de son pays. Cette représentation doit coïncider avec l’horizon d’attente de l’éditeur,
ou de ce que l’éditeur imagine être l’attente du lecteur occidental, et non pas
avec la perception subjective de l’écrivain francophone, qu’il s’agisse de la
guerre, de la femme, des conflits sociaux ou de tout autre thème. S’il existe des
éditeurs parisiens assez ouverts d’esprit pour accepter de se laisser
surprendre, et je peux en témoigner personnellement, la plupart attendront de
l’écrivain libanais qu’il valide ce que Pierre Halen nomme les « zones
imaginaires d’identification », à savoir les stéréotypes néo-orientalistes et les idées reçues,
et certainement pas qu’il les nuance par une perspective plus personnelle ou
plus subtile. De là à ce que l’écrivain francophone se mette de lui-même, de
façon plus ou moins consciente, à s’autocensurer et à produire des textes en
adéquation avec les souhaits des éditeurs, il n’y a qu’un pas que certains
auteurs peuvent être amenés à franchir. Cette sujétion volontaire fait écho à
une autre forme de soumission plus ou moins consentante, celle des écrivains
francophones à ce que Jànos Riesz et Jean-Marc Moura nomment l’hypotexte colonial et/ou
exotique si difficile à dépasser.
[…]
L’écrivain libanais de langue française n’a que Paris dont
les portes sont pratiquement closes, et s’il se résigne à être publié sur place
à Beyrouth, il sera condamné à n’être lu qu’au Liban, et encore, car, comme
nous le verrons, une grande partie du lectorat francophone libanais considère
avec circonspection la production locale. Il y a donc une forme de malédiction
qui poursuit l’écrivain francophone.
Pascale Casanova a bien expliqué ce phénomène dans La
République mondiale des Lettres, où elle distingue entre le centre où tout
se passe, et la périphérie où les francophones sont cantonnés au rôle de
spectateurs. Pour parodier Lafontaine, selon que vous
serez dans le centre ou dans la périphérie, les grands ordonnateurs de la
littérature vous rendront visibles ou invisibles. Or ces grands ordonnateurs, ce
ne sont pas seulement les éditeurs de Saint-Germain, mais tout le système
institutionnel et médiatique qui gravite autour de l’édition. On l’a vu
récemment avec l’explosion de Beyrouth : lorsqu’un journaliste français pense
opportun d’interroger des écrivains sur la catastrophe, ce sont rarement les
auteurs installés à Beyrouth qu’on sollicite, donc les témoins directs de
l’événement ; on leur préfère en général les écrivains établis en France
de longue date, non seulement pour des raisons pratiques de proximité, mais
aussi, et surtout, pour se conformer aux exigences de la société du spectacle
qui lie la valeur à la notoriété. […]
Il y a donc une hiérarchisation arbitraire de la littérature
francophone, qui a peu à voir avec la qualité des textes et beaucoup avec la
localisation des auteurs. […] Or rien n’est entrepris en France pour remédier à
ce déséquilibre, ni au niveau des maisons d’édition, ni au niveau
institutionnel (ou si peu), encore moins dans les médias. Songeons que Les
Soleils des indépendances, chef d’œuvre de la littérature francophone
africaine et de la littérature universelle, aurait pu ne jamais voir le jour
n’était l’acharnement de son auteur Ahmadou Kourouma. Le manuscrit avait été
refusé par toutes les maisons d’éditions de la place parisienne en 1966. L’année
suivante, Kourouma apprend par hasard qu’une revue canadienne cherche des
manuscrits francophones. Il envoie son texte, qui est accepté par l’éditeur
Georges-André Vachon. Le roman est publié au Presses universitaires de
Montréal, ce qui lui permettra ultérieurement de se faire remarquer en France
et d’être réédité aux éditions du Seuil. Pour un manuscrit sauvé grâce à des
circonstances extraordinaires, combien de manuscrits perdus à jamais, combien
d’écrivains méconnus parce qu’aucune disposition n’a été prise pour soutenir la
littérature francophone ? […]
La France,
cependant, ne porte pas à elle seule la responsabilité de cette situation. Les
pays francophones contribuent eux-mêmes, paradoxalement, à la marginalisation
de leur propre littérature. Dans le cas du Liban, aucun effort institutionnel n’est
fait pour promouvoir la création francophone, et les initiatives privées sont
trop rares pour compenser le désintérêt officiel. Mais le vrai problème ne se
situe pas au niveau des instances de consécration ou du manque de subvention et
de soutien. Il touche à ce que les psychologues appellent la haine de soi,
corollaire de la fascination pour l’autre. Soumis à l’aura symbolique de la
littérature française multiséculaire, nombre de Libanais, qu’ils se l’avouent
ou pas, qu’ils en prennent conscience ou non, rechignent à considérer la
littérature francophone locale comme digne d’intérêt. La plupart du temps, ils
en jugent sans même l’avoir lue, avec une condescendance parfaitement assumée. Un
dédain qui englobe d’ailleurs toute la francophonie. Je le constate chaque
année avec un cours que j’assure sur les littératures francophones du Maghreb
et d’Afrique noire. Mis à part les rares étudiants qui ont déjà eu l’occasion
de découvrir cette littérature, les réactions sont en général sceptiques. Les
yeux disent clairement ce que les bouches se gardent de formuler : qu’est-ce
qu’on vient nous embêter avec des auteurs non français, dont personne n’a
jamais entendu parler, et qui, en plus, font évoluer leurs personnages à
Kouroussa ou à Diagaramba au lieu de situer
leurs romans en France comme tout le monde ! Heureusement, au bout de quelques
semaines, au contact de Driss Chraïbi, de Fatou Diome ou de Kateb Yacine, leurs
regards changent et ils s’étonnent qu’on ne leur ait pas parlé plus tôt de
cette littérature riche et variée. En remontant un peu dans le temps, je me
souviens de l’époque où j’avouais, presque avec honte, que ma thèse de doctorat
portait sur la littérature libanaise francophone. Les réactions de mes
interlocuteurs allaient du : Ah bon, ça existe ? au Tu as
trouvé suffisamment de matière chez ces auteurs ? Il est certain
qu’avec une énième thèse sur Flaubert ou Claude Simon, j’aurais suscité moins
de commisération et plus d’admiration. Le prestige de ces monuments français
aurait rejailli sur ma petite personne. Mais il faut croire que la quête de
sens prend le pas parfois sur le besoin de reconnaissance. Plus tard, lors d’une soutenance de thèse à laquelle
je participais comme membre du jury, un professeur s’est exclamé avec
exaspération : Qu’est-ce que c’est que cette mode de la francophonie ?,
s’agaçant qu’on puisse considérer la littérature francophone comme un objet
d’étude en soi. C’était l’époque où les universités libanaises commençaient
frileusement à enseigner la littérature de langue française, au grand dam de notre
éminent professeur qui a bien évolué depuis, fort heureusement. Ce n’est pas le
cas, hélas, de ses compatriotes qui conservent dans leur majorité une réticence
de principe à l’égard de la littérature francophone. La littérature libanaise
de langue française est inégale, c’est entendu ; elle charrie parfois des
œuvres conformistes, des recueils de poèmes poussiéreux dans leur forme et leur
esprit, il lui arrive même d’être imprégnée d’une idéologie conservatrice,
sinon réactionnaire ; mais elle renferme aussi des textes d’une grande
originalité, beaux et puissants, qui méritent le détour. La rejeter en bloc n’est
pas seulement injustifié ; c’est une faute morale.
Les aprioris
négatifs envers la littérature francophone disparaissent comme par enchantement
lorsqu’un auteur reçoit un prix littéraire à Paris. Le petit serf anobli par le
grand seigneur, il n’en faut pas plus pour que ses semblables s’emballent et
reconnaissent à leur tour l’heureux lauréat. Si la France décrète qu’il est
bon, c’est qu’il est bon. Le cas d’Amin Maalouf est éloquent à cet égard :
même si l’auteur de Léon l’Africain avait suscité un intérêt bien mérité
à Beyrouth depuis ses débuts littéraires ; à partir de 1993, année où il a
remporté le prix Goncourt, il est reconnu parmi les siens comme un écrivain de
premier plan, et chacune de ses visites publiques à Beyrouth suscite un
engouement collectif. L’adoubement de la France a été perçu comme la preuve
ultime de sa qualité littéraire. L’écrivain libanais doit donc remporter un
prix littéraire à Paris pour être lu à Beyrouth. Le paradoxe, c’est que les
Français eux-mêmes, en partie du moins, relativisent les prix littéraires tant ils
connaissent les ressorts secrets et les jeux d’intérêts qui président à leur
attribution, contrairement aux prix anglosaxons qui sont beaucoup plus
transparents et honnêtes (les jurys du Booker Price en
Grande-Bretagne et du Pulitzer aux États-Unis sont renouvelés chaque année pour
éviter les conflits d’intérêts). Les Libanais eux, dans leur
majorité, accordent une valeur absolue à tout prix, a fortiori quand il vient de
France, et ne consentent à reconnaître une œuvre francophone que si elle a été
primée par un jury parisien. Voilà pourquoi l’on voit les écrivains libanais
francophones en mal de reconnaissance faire des pieds et des mains pour candidater
à des prix littéraires français, même mineurs, même inconnus, conscients qu’ils
sont de l’impact symbolique de ces prix sur leurs compatriotes s’ils venaient à
les remporter. Entre l’écrivain francophone et son compatriote, il faut un
intermédiaire en somme, et cet intermédiaire, c’est Paris. La situation est aussi
absurde que symboliquement violente. C’est la France qui décide, en définitive,
de ce que nous devons lire ou pas de nos propres auteurs.
La
survalorisation de l’ancienne puissance mandataire et la dévalorisation de soi
ne résument pas à elles seules les problèmes de la francophonie libanaise.
Il convient d’y
ajouter d’abord le manque de diversité sociale dans la famille francophone. Il
est vrai que plus de 60 % des élèves libanais effectuent leur scolarité en
français, et que ces milliers d’élèves scolarisés en français sont issus de
tous les milieux sociaux, y compris les plus modestes. Mais suivre un
enseignement scolaire en français ne fait pas de vous automatiquement un
locuteur francophone une fois devenu adulte. Et c’est là précisément qu’intervient
la différence sociale : à la sortie de l’école, les jeunes qui sont
capables de soutenir une conversation en français appartiennent, en règle
générale, aux couches les plus favorisées de la société libanaise. Plusieurs
raisons expliquent cette disparité ; en premier lieu, la pratique du
français est plus répandue dans les milieux bourgeois, si bien que les enfants
y sont exposés très jeunes au français comme langue vivante, et non seulement
comme langue scolaire, donc langue quasi morte. Autre raison de cette inégalité
dans la pratique du français oral : la qualité de l’enseignement du
français qui varie selon les établissements scolaires et les moyens dont ils
disposent pour l’apprentissage de la langue. Dans les écoles fréquentées par
les enfants de la bourgeoisie, les méthodes d’enseignement, les équipements,
les formations continues des professeurs et les effectifs allégés rendent
l’apprentissage du français plus efficace que dans les écoles à faibles moyens,
qu’elles soient publiques ou privées. De facto, le français est devenu la
deuxième langue, voire la première langue de la bourgeoisie libanaise.
Cette frontière
sociale se superpose, sans toujours coïncider avec elle, à une autre ligne de fraction,
communautaire celle-là. En effet, pour les raisons historiques évoquées plus
haut, le français s’est davantage diffusé dans la communauté chrétienne que
parmi les autres. L’anglais est plus répandu dans les communautés sunnite et,
surtout, druze (dont les alliés, au XIXe siècle, étaient les Britanniques).
Quant aux chiites, s’ils ont été longtemps francophones, en partie grâce à
l’expatriation de nombreux chiites en Afrique dès le début du vingtième siècle,
tous les chiffres sur l’enseignement du français au sud du Liban, fief de cette
communauté, montrent un recul du français au bénéfice de l’anglais. Alors que
le français se maintient au nord, il est en perte de vitesse dans les régions
méridionales.
Une troisième disparité,
corrélée aux précédentes, concerne justement la répartition régionale de la
francophonie. Loin de s’étendre sur tout le territoire, la pratique
« vivante » du français concerne essentiellement les quartiers est de
la capitale et les cazas de Baabda, Metn, Kesrouan, Jbeil et Zahlé, ce qui
correspond en gros à la région que les correspondants français appelaient le
« réduit chrétien » pendant les années de guerre.
Cette réalité
géographique, sociale et communautaire n’est pas sans effets sur la position du
français au Liban. Conséquences sur l’image de la langue d’abord. Si le
français bénéficie d’un certain prestige au pays du Cèdre, où il est associé à
la culture, la littérature, la liberté, les droits de l’homme, il charrie
concomitamment une autre image, souvent simpliste et caricaturale, qui est
celle d’une langue pratiquée par les nantis, une langue de distinction et de
salon qui serait l’apanage d’une élite un peu désuète, un peu vieux monde, la
langue des « tantes d’Achrafieh » et des « chez nous à
Paris ». Bref, quand l’anglais fait jeune et dans le vent, le français
fait vieux, incarnant, à tort ou à raison, des valeurs, des orientations
politiques, une certaine vision de la vie qui, toutes, manquent de diversité,
ce qui porte préjudice à la francophonie.
D’autres obstacles
entravent la diffusion du français au Liban, parmi lesquels le caractère étriqué
du marché éditorial francophone. La dévaluation de la livre et la paupérisation
brutale de la société libanaise ont porté un coup dur à la presse de langue
française, mais aussi à la diffusion du livre français, aux maisons d’édition
et à la création littéraire francophones. Quand les romans libanais publiés en
France étaient vendus aux alentours de 30 mille livres en 2019, leur prix a
triplé et quadruplé depuis, alors que, dans le même temps, le pouvoir d’achat
des Libanais s’est littéralement effondré ; acheter un livre est devenu un
luxe ; autant dire que l’écrivain libanais francophone a perdu son marché
naturel, ce qui le place devant deux choix : renoncer à la publication
papier en attendant des jours meilleurs, ou miser sur le marché franco-français
en s’adaptant aux exigences éditoriales parisiennes, avec toutes les
difficultés relatives à la position de l’écrivain périphérique bloqué par un
plafond de verre, comme nous l’avons vu plus haut. Quoi qu’il en soit, il y a
désormais une forme d’indécence de la part de l’écrivain francophone à se
présenter devant le public libanais avec des livres hors de prix, a fortiori
lorsqu’il milite en faveur de la démocratisation de la langue française au pays
du Cèdre.
Une autre entrave
à la diffusion du français au Liban est la difficulté de son apprentissage,
surtout si on le compare à son rival anglais. Tous les professeurs de français
au Liban s’accordent à dire que l’enseignement de l’orthographe française est
une tâche ingrate tant cette orthographe fourmille d’incohérences,
d’aberrations et de chausse-trappes. Au lieu de consacrer leur temps à
développer les facultés de conceptualisation, de compréhension et d’expression
chez leurs élèves, les enseignants en sont réduits à inculquer des dizaines de
règles flanquées de centaines d’exceptions. Les complications de l’orthographe
française placent l’apprenant dans une position de stress linguistique qui
finit par le décourager, voire le détourner du français ; ce stress
accompagne d’ailleurs le francophone tout au long de sa vie, tant il est
difficile de maîtriser parfaitement l’orthographe française, y compris pour les
spécialistes, et c’est là une singularité mondiale dont la francophonie
pourrait tout à fait se passer. Au Liban, nombre de parents ont opté pour
l’anglais parce qu’ils sont persuadés que les épreuves du brevet et du bac sont
plus faciles en anglais qu’en français, et que les chances de réussite y sont
supérieures, ce qui est effectivement le cas selon les chiffres officiels. Quand
le très sympathique Bernard Pivot prenait son bâton de pèlerin pour organiser
des dictées en France et dans le monde, sans doute ne pensait-il pas aux
modestes enseignants des écoles reculées de l’espace francophone qui se
heurtaient et se heurtent encore à l’enseignement de l’orthographe française. Je
comprends que l’on soit attaché à l’orthographe traditionnelle, et j’y suis
moi-même attaché par la force de l’habitude, mais de là à sacraliser
l’orthographe au point de fermer la porte à toute tentative de réforme qui
faciliterait l’apprentissage du français, il y a une forme d’aveuglement
fétichiste et d’entêtement réactionnaire. Il faut se rappeler, d’ailleurs, que la
langue ne peut pas être réduite à son orthographe : une langue, c’est
avant tout un esprit, un lexique, une syntaxe, des proverbes, des expressions
idiomatiques, et non pas une graphie qu’on entend figer aujourd’hui alors
qu’elle n’a cessé d’évoluer au fil des siècles, pour le meilleur et pour le
pire.
La désaffection
à l’égard du français se ressent d’une manière plus marquée encore au niveau
universitaire. Sur le nombre pléthorique d’universités au Liban, seule une
toute petite poignée sont francophones. Et même les plus irréductibles des
universités francophones, comme l’USJ et l’USEK, multiplient d’année en année
les concessions à l’hégémonie anglosaxonne. Cela s’explique par les besoins du
marché, notamment international, mais aussi, sur le plan scientifique, par le
fait que la recherche aujourd’hui se fait principalement en anglais. Il est
désormais admis partout que la langue de la recherche scientifique est
l’anglais et qu’on doit publier des articles en anglais pour être audibles dans
son domaine.
On le voit
donc, la francophonie au Liban est confrontée à plusieurs défis qui
compromettent son expansion, voire, à plus ou moins long terme, sa pérennité.
[…]
Il serait bon
que les médias français se montrent moins rétifs à relayer les productions
littéraires de la périphérie francophone, à commencer par des médias censément
destinés à la francophonie comme Radio France Internationale et TV5, mais dont
les émissions culturelles ont pour principal objet de promouvoir les produits
soutenus par les grands groupes de communication français (ou suisses, belges
et canadiens pour TV5). Une chose est sûre en tout cas : on ne peut plus
continuer à faire comme si la francophonie n’existait pas, on ne peut plus
entretenir l’illusion que les écrivains francophones installés en France depuis
des lustres résument à eux seuls toute la francophonie, alors qu’ils sont l’arbre
qui cache une vaste forêt caractérisée par sa richesse et sa diversité.
Des efforts
peuvent être fournis également dans l’enseignement scolaire et universitaire en
France. Il faut savoir qu’en France, aujourd’hui, on peut effectuer toute sa
scolarité, puis préparer une grande école littéraire (hypokhâgne et khâgne),
sans avoir jamais entendu parler d’Ahmadou Kourouma. Je donne cet exemple
car je l’ai vécu personnellement avec une étudiante française en mobilité à
Beyrouth, brillante par ailleurs. Suivant l’un de mes cours, elle m’a avoué ne
pas connaître Kourouma, pas plus que les noms de la douzaine d’auteurs qui
formaient le corpus de la matière, ce qui donne la mesure de l’indifférence,
sinon du mépris, dans lesquels on tient la littérature francophone en général. L’ignorance de la
littérature francophone est telle que dans l’esprit de beaucoup d’éminents
universitaires et critiques littéraires français, la conviction est ancrée que
la littérature francophone est strictement référentielle, sociale et engagée,
et qu’elle n’est guère animée par un souci formaliste ou un regard
métalittéraire sur elle-même, ce qui dispense lesdits chercheurs d’intégrer les
écrivains francophones dans leur champ d’étude, alors qu’il suffirait de
s’intéresser à la création francophone pour s’apercevoir qu’elle n’est dénuée
ni d’ambition esthétique ni de distance critique sur elle-même.
À présent, et pour compléter ce tableau général sur la situation des francophones périphériques au pays du Cèdre, je me permets de vous livrer une illustration particulière à travers mon propre vécu au Liban. Je ne suis pas issu d’un milieu très francophone. Ma mère a fait ses études chez les sœurs et pratiquait le français, mais il n’était pas d’usage chez nous de parler un autre idiome que le dialecte libanais. Quant à mon père, ayant fait ses études de droit en français, il en avait une connaissance strictement livresque : le français était une langue morte pour lui, et s’il lui arrivait de dire quelques mots dans la langue de Molière, ou plutôt de Portalis, c’était pour faire une citation ou invoquer un proverbe. Longtemps le français n’a été pour moi qu’une langue scolaire, une matière parmi d’autres qu’on me dispensait à l’école. J’étais conscient toutefois que le français était auréolé d’un certain prestige au Liban. Sans que j’en saisisse le mécanisme sociologique, je constatais que cette langue était associée à des valeurs prisées par la société, comme la distinction, la culture, la modernité. Est-ce là ce qui a motivé mon intérêt précoce pour le français ? Sans doute en partie. Mais peu à peu, à mesure que j’apprivoisais cette langue étrangère qui ne l’était pas tout à fait, je me suis aperçu que je pouvais me l’approprier et l’utiliser comme outil d’expression, non pas orale (cela viendra plus tard), mais écrite. Pourquoi n’ai-je pas choisi plutôt ma langue maternelle, ce qui aurait été plus logique ? C’est parce ma langue maternelle, à savoir le dialecte libanais, ne s’écrivait pas encore, ni ne s’enseignait d’ailleurs. Il n’était ni codifié ni reconnu comme une langue à part entière. On m’avait conditionné à ne pas considérer comme possible l’expression écrite en libanais. L’écriture arabe ne pouvait qu’emprunter les voies de l’arabe classique qui m’était trop distant par sa morphologie et son caractère solennel, sacré et, pour ainsi dire, intouchable. Le français avait, de plus, l’avantage de son inconvénient : à savoir l’étrangeté. De fait, grâce à sa divergence absolue avec mon environnement linguistique naturel, le français me permettrait d’exprimer des peurs, des colères ou des désirs avec plus de liberté qu’en arabe, qui était associé à mon éducation et à la morale y afférente. Le français m’autorisait la transgression en quelque sorte, et jusqu’à présent d’ailleurs, dans mes livres, il me permet de dire des choses que j’aurais ressenti plus d’embarras à exprimer en arabe, qu’il s’agisse de questions taboues comme la sexualité ou de questions politiquement sensibles comme le communautarisme, la guerre du Liban ou le conflit israélo-palestinien. Le français est pour moi un outil de transgression en somme, ce qui est un paradoxe dans une société libanaise où il passe davantage pour être la langue de la convention, sinon de la réaction. J’ajouterai encore d’autres motivations à l’utilisation du français pour le petit garçon que j’étais : l’aspect ludique que je trouvais à manipuler une langue très différente de la mienne, ainsi que la volonté de me singulariser par une expression personnelle et originale dans un milieu majoritairement arabophone. Le français, c’était mon domaine exclusif, mon passage secret, ma porte dérobée. Peut-être mon choix du français, si choix il y a, a-t-il été motivé aussi par des facteurs d’ordre psychanalytique en lien avec l’imago du père et de la mère, mais ce n’est pas le lieu de m’étaler sur ces considérations hautement conjecturales. Voilà en tout cas comment le français est devenu ma langue d’écriture, indissociable de mon statut d’écrivain, avec toutes les joies et les difficultés que l’on connaît. Mon cheminement est à la fois singulier et banal, comme le sont tous les cheminements linguistiques dans un pays caractérisé par le multilinguisme. Je suis à l’image de tous mes compatriotes : le produit d’une histoire singulière qui tient beaucoup des contingences.
Webinaire, Université Saint-Joseph de Beyrouth, Faculté des Lettres et des sciences humaines, le 12 décembre 2020. Verbatim (extraits).
© Ramy Zein