Rémanences des jours (journal)

 Des choses vues, des scènes vécues, des faits lus ou entendus au fil des jours...




 © Ramy Zein                        

 

Jeudi 18 avril

À bord de la compagnie nationale, la Middle East Airlines, les écrans diffusent des messages publicitaires. L’un d’eux informe en français que les voyageurs peuvent se procurer des articles hors taxe auprès de l’équipage. Suit une courte liste des articles en question, parmi lesquels on trouve des « produits libanaise » (sic). Soit il s’agit d’une coquille, et l’on s’étonne qu’un texte aussi court n’ait pas été soigneusement relu pour éviter cette erreur. Soit il s’agit d’une faute, auquel cas on se demande pourquoi la MEA, connue pour ses bénéfices colossaux engrangés sur le dos des passagers grâce à un système de quasi-monopole sur certaines destinations, pourquoi la MEA, donc, ne confie pas la rédaction de ses textes à des spécialistes. Cela lui éviterait de telles bourdes, sans parler des maladresses de formulation et de mise en page.

Ce « produits libanaise » est un détail, certes, mais les détails en disent long parfois.

 

Dimanche 14 avril

Le Liban a fermé son espace aérien entre 1 h et 7 h du matin en raison de la contre-attaque iranienne ayant visé Israël (l'État hébreu avait bombardé le consulat iranien à Damas le 1er avril, faisant quatorze morts). Tous les vols ont été reportés, ce qui a créé une situation chaotique à l’aéroport de Beyrouth. Il faut espérer que Téhéran s’en tiendra à cette riposte mesurée et probablement concertée avec Washington.

Impression d’être assis sur une poudrière (ou sur 2750 tonnes de nitrate d'ammonium si l'on veut suggérer un parallèle pas si absurde que cela), tandis que, tout autour, des gamins jouent avec le feu.

 

Samedi 13 avril

Le racisme antisyrien a atteint un nouveau sommet au Liban après le meurtre de Pascal Sleiman. Des passants se sont fait tabasser en pleine rue, d’autres se sont vu fracasser leurs motos ou leurs voitures, des municipalités ont fixé des ultimatums aux ressortissants syriens pour quitter leurs territoires, des boutiques tenues par des Syriens ont été mises sous scellés, etc.

Les Libanais sont pris dans leurs propres contradictions. D’un côté ils laissent les Syriens s’installer chez eux par centaines de milliers sans exiger en retour le respect des lois relatives à la domiciliation, au travail et au commerce, de l’autre côté, de façon aussi fugace que brutale, ils réagissent à des faits divers en sévissant contre l’ensemble de la population syrienne. D’un côté on réclame le départ des Syriens, de l’autre on les recrute à tour de bras parce qu’on a besoin de leur main-d’œuvre...

Au-delà de l’incohérence et du racisme qui caractérisent le comportement collectif majoritaire des Libanais à l’égard des Syriens, ce que révèle ce nouvel épisode est surtout notre propension à nous décharger sur autrui de nos propres maux et responsabilités. Le coupable est forcément étranger. Il en a toujours été ainsi. C’est commode, c’est rassurant, mais cela ne résout pas les problèmes. Il est bon de se le rappeler en ce 13 avril, 49e anniversaire de la guerre civile libanaise.

 

Mardi 9 avril

Le Liban est secoué depuis deux jours par une sombre affaire d’homicide qui a coûté la vie à Pascal Sleiman, haut responsable des Forces Libanaises. Selon la version officielle, l’homme est tombé dans un guet-apens tendu par un gang syrien de voleurs de voitures sur la route reliant Mayfouk à Khérbé (caza de Jbeil). M. Sleiman ayant tenté de résister à ses agresseurs, ces derniers l’ont battu à mort avant d’exfiltrer son corps et son véhicule (une Audi 4X4) vers la Syrie.

Là où les organes de sécurité désignent un meurtre crapuleux, les partisans des Forces Libanaises dénoncent, eux, un assassinat politique. Certains vont plus loin en accusant nommément le Hezbollah d’avoir commandité l’élimination de M. Pascal Sleiman, les FL étant connues pour leur hostilité au parti de Dieu. Des menaces ont été proférées contre des chiites habitant dans la région de Jbeil, en plus de nombreuses voies de fait contre des passants syriens.

Ce drame illustre l'extrême tension qui règne dans le pays. Le Liban est plus divisé que jamais et, même en s’armant d’optimisme, on ne voit pas de quel côté pourrait venir la délivrance quand les seuls à même de le sauver, ses responsables politiques, s’acharnent à le maintenir dans un état de mort cérébrale par leur immobilisme et leur inféodation à l'étranger.

 

Dimanche 7 avril

Israël a mené cette nuit plusieurs raids aériens contre des installations militaires du Hezbollah à Baalbek. L’armée de l’État hébreu a déclaré que ces frappes ont été conduites en réponse à la destruction par le Hezbollah d’un drone israélien dans l’espace aérien… libanais !

On lit et relit cette dépêche de Reuters en se demandant si une erreur ne s’y est pas glissée. Or non, Israël justifie bien l’offensive contre le parti de Dieu par l’attaque d’un drone israélien survolant le territoire libanais. Israël considère donc comme légitime de violer l’espace aérien libanais, mais comme une agression caractérisée la destruction d’un drone envoyé en mission d’espionnage chez son voisin du nord ! Faut-il voir dans cette déclaration saugrenue un trait d’humour ? Une provocation ? Un symptôme d’aveuglement? Une tendance à l’autovictimisation poussée jusqu’à l’absurde ?...

Pour rappel, entre 2006 et 2022, Israël a commis 22111 violations de notre espace aérien par 8231 avions de combat et 13102 drones.

 

Dimanche 31 mars

R. aime la pluie. C’est loin d’être un garçon mélancolique attiré par la grisaille et l’intimité des antres où l’on s’abrite des intempéries, mais il a toujours aimé la pluie dans tous ses états (ondée, bruine, averse venteuse…).

Ce matin, après avoir découvert le surnom de Louis XIV, Le Roi-Soleil, il m’a demandé très sérieusement :

- Et il n’y a pas de Roi-Pluie ?


Samedi 30 mars

Le Liban retient de nouveau son souffle. Malgré un bilan humain désastreux qui lui a valu les admonestations de la terre entière, malgré la dévastation intégrale de Gaza qui n’est plus qu’un amas de ruines, Netanyahou n’a pas réussi à éradiquer le Hamas et n’ose pas se lancer dans une offensive contre Rafah où s’entassent un million et demi de Palestiniens. Il lui reste donc le front du Nord pour se rattraper : il doit impérativement permettre aux habitants de la Galilée de retrouver leurs habitations. Pour ce faire, soit il obtient l’application de la résolution 1701 par les voies diplomatiques, soit il mène une attaque de grande envergure contre le Liban, pouvant aller jusqu’à l’invasion des territoires au sud du Litani.

Dans ce jeu de tactiques politico-militaires auquel se livrent les décideurs en haut lieu, on se fiche des peuples qui, eux seuls, payent le prix fort des guerres. « Quand les riches se font la guerre, ce sont les pauvres qui meurent. » Jean-Paul Sartre.  

 

Jeudi 28 mars

Une fébrilité inhabituelle agite les communes libanaises depuis quelques semaines : où qu’on aille, on voit des chantiers, des excavations, des panneaux indiquant « Attention travaux », des nids-de-poule fraîchement comblés, des camions municipaux qui sillonnent les routes… D’où vient cet élan subit et unanime pour le service public ? Pourquoi maintenant, soudain, partout ? La réponse est simple : en mai prochain aura lieu le scrutin municipal. C’est donc le moment de montrer aux électeurs qu’on est là et qu’on est digne d’être reconduit dans ses fonctions. Tout le monde le sait, les électeurs ont la mémoire courte : inutile de se fatiguer au cours des six années de mandat, ce sont les six dernières semaines qui comptent !

Le seul ennui est que les élections municipales pourraient être reportées cette année. Ce qui signifie que la frénésie actuelle des autorités locales risque d’être un investissement à perte. Tant pis. Au bénéfice du doute, il faut agir et séduire.

 

Samedi 23 mars

Le jour même où le secrétaire d’État américain arrive en Israël pour négocier une possible trêve à Gaza, le ministre israélien Bezalel Smotrich annonce la saisie de 800 hectares de terres en Cisjordanie afin d’y implanter de nouvelles colonies, alors que 300 autres hectares viennent d’être saisis à proximité de la colonie de Maale Adoumim.

L’État hébreu se sent tellement au-dessus des lois qu’il n’hésite plus à provoquer la communauté internationale, y compris l’allié américain. Ce faisant, il trahit l’inaction des grands pays occidentaux, car si ces derniers se fendent de rhétorique et de gesticulations pour dénoncer la colonisation de la Cisjordanie qui réduit en miettes la perspective d’un État palestinien, ils ne prennent aucune mesure concrète afin d’y mettre un terme. Les responsabilités n’ont jamais été aussi bien établies : les puissances occidentales sont, ou bien lâches au point de ne pas oser exercer la moindre contrainte sur Tel-Aviv, ou bien complices de la spoliation et de l’oppression du peuple palestinien. Il n’y a pas de troisième option : lâches ou complices. Dans les deux cas, non seulement l’Europe et les États-Unis tournent le dos aux principes qu’ils revendiquent à longueur de discours, non seulement ils perpétuent le malheur des Palestiniens, mais ils compromettent l'avenir du pays qu'ils prétendent protéger.

 

Mercredi 20 mars

Ils étaient une quarantaine d’élèves sur scène, des adolescents de treize-quatorze ans qui jouaient une pièce intitulée Je suis venu(e) te dire. Leur école ne fait pas partie des établissements bourgeois de Beyrouth dont les élèves sont naturellement francophones ; elle accueille des enfants issus de milieux modestes, ce que la supérieure de l’école revendique avec une flamme sacrée propre à sa mission et à son habit de religieuse. En regardant ces élèves d’EB8 (quatrième) défendre de grands textes de la littérature, en écoutant leur élocution laborieuse et néanmoins maîtrisée à force de répétitions et de ferveur, leur « r » roulé qu’on n’entend plus guère dans les institutions huppées de la capitale, il m’était évident, encore une fois, que le combat pour la francophonie au Liban se gagnera ou se perdra ici, dans ces centaines d’écoles où les enseignants de français ne sont pas aidés par la situation socioculturelle des familles. Ici plus que nulle part ailleurs, l’implication des professeurs (exceptionnelle en l’occurrence), la motivation des élèves (idem), le soutien de l’administration et l’aide de la Coopération éducative française sont rien de moins que vitaux. C’est un fait : la langue française est tributaire de la condition sociale au Liban. L’avenir du français passera donc par la lutte contre les inégalités inhérentes à notre société. 

Kéllon ya3ni kéllon

Régulièrement on entend des hommes politiques s’insurger contre le fameux slogan en vogue depuis le 17 octobre 2019 : kéllon ya3ni kéllon, dont l’équivalent en français serait le non moins fameux tous pourris. Ils n’ont pas tort. Une distinction doit être faite entre les corrompus systémiques et les corrompus tardifs au Liban.

Les corrompus systémiques sont les dirigeants communautaires, pour la plupart d’anciens chefs de guerre, qui, après l’instauration de la Pax Syriana au début des années quatre-vingt-dix avec la bénédiction des grandes puissances, ont mis en place un système politique fondé sur le dépeçage de l’État et l’accaparement de ses richesses, n’hésitant pas à désosser une à une ses institutions et à laisser filer la dette publique avec la complicité des banques, notamment la première d’entre elles, le levier financier du pouvoir, la Banque du Liban. Ce groupe porte sans doute une responsabilité majeure dans la situation actuelle. C’est lui qui a donné le départ de la course vers l’abîme.

Quant aux corrompus tardifs, ce sont les partis qui étaient absents de la scène politique au moment où le système mafieux a été instauré sous l’égide de la Syrie. Mais ces nouveaux venus ne sont pas exempts de responsabilité, car ils ont participé à plusieurs gouvernements depuis 2005. Même en supposant qu’ils n’ont pas détourné de fonds, ils ont, par leur présence au Conseil des ministres et leurs alliances avec les corrompus systémiques, octroyé une légitimité à ces derniers, cautionné de facto le régime en place et couvert ses agissements criminels. De plus, la corruption, au sens large, ce n’est pas seulement piquer dans les caisses, c’est aussi s’ingérer dans la justice pour entraver son travail, s’immiscer dans les nominations administratives pour attribuer à ses partisans des postes élevés de l’État au mépris de la compétence et du mérite, c’est intervenir dans les marchés publics, pratiquer la manipulation de masse, voter des lois électorales iniques, s’incruster au gouvernement malgré ses échecs répétés, et la liste est longue. De tout cela, quel est le parti qui peut se déclarer innocent ?

Donc oui, les responsabilités ne sont pas égales. Mais elles sont toutes établies. S’il faut se méfier du slogan simpliste de kéllon ya3né kéllon, dont les principaux bénéficiaires sont les corrompus systémiques, on ne peut ignorer les faits, et les faits sont là, têtus, qui incriminent toute la classe politique actuelle, à de très rares exceptions près.

Le 17 octobre 2019, ou une révolution pour rien...

C’est l’histoire d’un peuple qui avait le malheur de vivre dans une République bananière nommée Liban, où des institutions fantoches servaient les intérêts exclusifs de l’oligarchie en place : le Gouvernement était constitué d’une pléthore de ministres placés sous la tutelle directe des grands leaders communautaires, pour la plupart d’anciens chefs de guerre, dont le seul objectif était de se partager les profits et les privilèges. Le Parlement était une chambre d’enregistrement, issue d’un simulacre d’élections, qui avait pour fonction de fournir un vernis légal aux malversations de l’exécutif. Idem pour la Justice, le Conseil constitutionnel, la Cour des comptes, tous aux ordres des hommes politiques qui s’acharnaient à les dévier de leurs missions, désignant eux-mêmes chacun de leurs membres, exigeant en retour une sujétion absolue à leur autorité arbitraire. Certes, ici ou là, y compris dans les hautes sphères de l’État, on pouvait rencontrer des individus honnêtes et dévoués au bien commun, mais leur participation au pouvoir servait de caution à la foule de leurs pairs corrompus sans parvenir, loin s’en fallait, à contrebalancer leurs turpitudes.

Or voilà qu’un beau soir, le fameux Grand Soir des rêveries libertaires, le peuple s’est dressé comme un seul homme. Ou plutôt comme une seule femme, les femmes ayant pris une part massive au soulèvement. L’icône de la Révolution a été une militante justement, une passionaria nommée Malak Alawiyyé qui a donné un coup de pied au sbire d’un zaïm armé d’un fusil automatique, visant – tout un symbole – ses parties intimes. En quelques jours, un phénomène extraordinaire s’est déroulé sous les yeux incrédules des Libanais : ils ont assisté ni plus ni moins au réveil de leur nation anesthésiée par des décennies de propagande officielle et de démocratie confisquée. Des jeunes qu’on croyait individualistes et frivoles se sont emparés fougueusement de la chose publique. Des forums ont surgi partout dans le pays : on débattait avec ferveur, on réclamait des élections libres, on appelait à l’abolition du système confessionnel, on élaborait des projets de réformes pour une société plus juste, moins archaïque, davantage respectueuse des droits de la femme. Pour la première fois depuis des lustres, les Libanais se sont pris à espérer.

Mais comme on pouvait s’y attendre, les maîtres du pays ont tout fait pour briser la révolte qui menaçait leur mainmise sur le Liban. Les uns ont envoyé leurs nervis tabasser les manifestants à Tyr, Beyrouth et ailleurs. Les autres ont mené une vaste propagande dans le but de discréditer les révolutionnaires en les accusant d’être instrumentalisés par les ambassades, provoquant ainsi une ligne de fracture communautaire dans le corps du Hirak. D’autres encore, plus fourbes et tout aussi nocifs, ont terni le mouvement en bloquant des routes dans le Nord, le Kesrouan ou le Chouf, avec le dessein de récupérer la colère du peuple pour affaiblir leurs adversaires, comme s’ils pouvaient se refaire une virginité au mépris de leur bilan et de l’Histoire.  

Comble de l’imposture, on a même vu des leaders politiques s’autoproclamer révolutionnaires ! Des trémolos dans la voix, la main sur le cœur, ils juraient leurs grands dieux qu’ils étaient des partisans convaincus des réformes et qu’ils avaient toujours œuvré pour la moralisation de la vie publique. Après avoir pillé et endetté le pays sur plusieurs générations, ils vitupéraient en chœur contre la corruption ! Ces tartufferies auraient pu être drôles si elles n’étaient obscènes ; quoi de plus insoutenable que les leçons de morale dans la bouche d’un politicien véreux coupable d’avoir détourné des milliards de dollars et d’avoir monopolisé tous les postes de la fonction publique afférents à sa communauté, et qui, au lieu de se terrer dans le silence (faute de croupir en prison), continue de pérorer sur les médias nationaux ; lesquels médias n’ont aucun scrupule à se faire complices de son indécence en relayant ses discours d’une manière servile et révérencieuse, alors qu’ils se prétendent par ailleurs les porte-parole du peuple insurgé avec un zèle non exempt de démagogie.

La révolution du 17 octobre a été tuée dans l’œuf. Ce fut comme un rêve, une parenthèse enchantée. Le pays est revenu à la case départ. La même caste est toujours aux commandes. Aucune procédure judiciaire n’a été engagée contre les dirigeants qui ont ruiné le pays, les fonds détournés ne sont pas près de rentrer dans les caisses de l’État, les prébendes et les concussions ont encore de beaux jours devant elles, l’impunité qui a prévalu après la guerre, à la faveur de la calamiteuse amnistie, continue d’être la règle aujourd’hui, encourageant les malfrats à poursuivre leurs prévarications. La situation générale s’est en fait empirée avec la crise économique : le chômage est devenu endémique, le pouvoir d’achat s’est effondré, sans parler des restrictions bancaires appliquées de façon drastique aux petits déposants, à l’exclusion des gros bonnets qui ont eu le loisir d’expatrier leurs fortunes vers des cieux plus cléments. Quant aux ingérences étrangères, source de tous les maux, elles sont loin d’avoir cessé, menaçant même de s’accroître avec la faillite de l’Etat officialisée par le premier défaut de paiement de son histoire.

Une révolution pour rien en somme. 

Splendeurs et misères de la Francophonie (extraits)

 



Webinaire, Université Saint-Joseph de Beyrouth, Faculté des Lettres et des sciences humaines, le 12 décembre 2020. Verbatim (extraits).


Il faut se rappeler d’abord que la francophonie tient peu de la nécessité et beaucoup du hasard dans cette partie du monde. Ici comme en Afrique, elle est le produit contingent des aléas de l’histoire : le Liban est francophone, mais il n’aurait pas suffi de beaucoup pour qu’il fût italianophone (l’italien rivalisait avec le français au XIXe siècle), anglophone (l’issue de la Première Guerre mondiale et les accords de Sykes-Picot auraient pu imposer d’autres partages en Orient), voire turcophone si l’empire ottoman avait survécu à sa longue maladie et à la Grande guerre. Cette contingence de la greffe linguistique française au Levant n’explique pas à elle seule les difficultés actuelles du français sous nos latitudes, mais il est bon de la garder à l’esprit pour mieux cerner la position de la langue française au Liban en 2020.

[…]

Contrairement à l’Algérie où elle a débarqué avec les fusils et les canons, la langue française est entrée au Liban, dès le XVIIe siècle, par la porte du savoir et de l’instruction. L’empire ottoman avait consenti au roi de France le titre de protecteur officiel des pèlerins chrétiens se rendant à Jérusalem, une tutelle protectrice qui s’est étendue progressivement à tous les chrétiens d’Orient, ce qui a favorisé l’installation des congrégations chrétiennes dans la montagne libanaise. Les Lazaristes, les capucins, les jésuites, les maristes, entre autres congrégations, se sont employés dès lors à instruire des générations de petits Libanais. Les établissements fondés par les missionnaires n’ont pas fait qu’introduire le français dans cette partie de l’empire ottoman ; ils ont joué aussi un rôle primordial dans l’enseignement de la langue arabe. C’est par le truchement des congrégations occidentales que nombre de Libanais ont appris à lire et à écrire leur propre langue (dans sa forme classique s’entend). Il faudra attendre le XIXe siècle pour que la présence culturelle et commerciale de la France au Liban prenne un visage plus franchement politique et se traduise, notamment, par le soutien apporté à la communauté chrétienne après les massacres de 1860 qui ont conduit à la mise sur pied de la Moutassarifiyyat. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France a œuvré pour la création du Grand-Liban que la communauté chrétienne, notamment maronite, appelait de ses vœux. Il n’est pas illégitime d’exprimer des réserves sur la politique de la France au Liban depuis le XIXe siècle, mais il serait injuste de ne pas lui reconnaître qu’elle n’a pas mené au Liban de répressions violentes et meurtrières comparables à ses campagnes militaires en Syrie entre 1925 et 1927, puis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Qu’elle prenne parti pour les chrétiens, majoritaires à l’époque, ou qu’elle exerce un mandat sur le Liban de 1920 à 1943, la France ne s’y est pas conduite en puissance coloniale prête à tout pour asseoir sa domination. Il y a bien eu quelques incidents ici ou là, dont le fameux 11 novembre 1943 qui a vu l’incarcération des dirigeants libanais de l’époque dans la citadelle de Rachaya en réponse à leurs velléités indépendantistes de plus en plus insistantes, mais cet épisode somme toute folklorique n’a pas terni l’image plutôt positive du mandat français dans la mémoire collective des Libanais. Une preuve parmi d’autres de ce regard libanais sur la présence française : après l’explosion du 4 août 2020, une pétition a circulé pour réclamer le retour du mandat français au Liban, recueillant des dizaines de milliers de signatures ! 77 ans après l’Indépendance, l’on en est réduit à réclamer le retour de la puissance mandataire. C’est dire l’échec retentissant de la classe politique libanaise depuis 1943 et, surtout, depuis 1990.

[…]

Le Liban n’est pas l’Algérie. Il n’y a pas eu de sang – ou si peu – entre le Liban et la France. Voilà pourquoi le pays du Cèdre s’est engagé avec ferveur dans l’Organisation internationale de la Francophonie sous la houlette de Charles Hélou, président du Liban entre 1964 et 1970, qui a contribué grandement à l’institutionnalisation de la Francophonie avec le président français de l’époque Georges Pompidou, mais aussi le président sénégalais Léopold Sédar Senghor qui a joué un rôle déterminant dans la création de l’Organisation internationale de la Francophonie. […] L’Algérie, quant à elle, refuse jusqu’à ce jour de prendre sa place dans l’assemblée francophone, accusant la France, à tort ou à raison, d’utiliser la Francophonie comme un levier politique pour perpétuer sa domination néocoloniale sur ses anciennes possessions.

Un autre élément historique a facilité l’implantation du français au Liban, c’est la coexistence paisible entre les deux langues arabe et française. L’acculturation francophone ne s’est pas faite chez nous au détriment de l’arabe, ou du moins pas dans des proportions telles que le lien entre les Libanais et la langue arabe s’en est trouvé compromis. L’enseignement de l’arabe a toujours été encouragé dans les établissements scolaires dirigés par les missions occidentales, et cela demeure le cas aujourd’hui dans les écoles francophones où l’on attache beaucoup d’importance à l’apprentissage de l’arabe classique, ce qui correspond d’ailleurs aux exigences du programme officiel. Si l’arabe et le français ne sont pas toujours également pratiqués au sein des familles pour des raisons sociologiques sur lesquelles nous reviendrons, les deux langues sont valorisées et inculquées de façon complémentaire dans les écoles. […]

L’histoire du français au Liban explique donc le caractère décomplexé et serein de sa pratique. Le locuteur libanais francophone est rarement en proie à des crises identitaires l’amenant à remettre en question sa pratique quotidienne du français. […]

Et quand bien même l’on serait mal à l’aise avec la francophonie pour des raisons idéologiques, l’on peut toujours se rappeler que le français n’appartient pas à la France mais fait partie du patrimoine universel. Les langues à vocation internationale comme le français ne sont plus la chasse gardée d’aucune nation ni d’aucun peuple. […] Ce n’est pas faire acte d’allégeance à la France que d’employer la langue de Molière. Rappelons-nous que les premiers écrivains libanais de langue française ont pris la plume à la charnière des XIXe et XXe siècles, pour revendiquer l’autodétermination du Liban - du Liban et plus largement de la Syrie et du monde arabe -, et non pas pour jurer fidélité et soumission à la France.

[…]

Le côté lumière a son pendant obscur toutefois. Les nombreux bénéfices et satisfactions inhérents à la francophonie vont de pair avec quelques désagréments, voire de vrais obstacles à l’épanouissement intellectuel, et c’est ce versant moins lumineux de la francophonie que nous allons tenter d’explorer à présent.

Il convient de rappeler d’abord que la France est le seul ancien empire colonial à n’avoir pas donné naissance à un pays pratiquant la même langue qu’elle, plus peuplé et plus grand en superficie. Le Royaume-Uni a accouché des États-Unis. L’Espagne a mis au monde le Mexique, la Colombie et presque toute l'Amérique latine. Le Portugal est à l’origine d’un pays, le Brésil, cent fois plus vaste et vingt-cinq fois plus peuplé que lui. Rien de tel dans le cas français. La France est demeurée le plus grand pays de langue française au monde. Cela a eu pour conséquence de positionner la France, et plus particulièrement Paris, comme le centre absolu et incontournable de la francophonie. Autrement dit, et pour donner une illustration concrète de ce phénomène sociolinguistique, lorsqu’on est un jeune auteur qui aspire à faire entendre sa voix, on doit obligatoirement passer par le système éditorial français pour exister et compter un tant soit peu. Or nul n’ignore le caractère hermétique des maisons d’édition parisiennes, en particulier pour les auteurs témoignant de sensibilités et de réalités non conformes aux références habituelles françaises. Et si par miracle, notre jeune écrivain parvient à trouver un éditeur, sa visibilité restera modeste tant qu’il n’aura pas été recensé par un grand média français et distingué par une instance de consécration parisienne, lesquels médias et instances consacrent peu les francophones, à moins qu’ils ne soient installés de longue date à Paris et qu’ils n’aient leurs entrées dans les institutions ad hoc. Il est symptomatique, par exemple, que les auteurs libanais les plus consacrés en France, à savoir Amin Maalouf, Andrée Chedid et Vénus Khoury-Ghata, se soient installés à Paris respectivement en 1976, 1946 et 1969, soit il y a 44, 74 et 51 ans ! Idem pour Wajdi Mouawad, qui a quitté le Liban au début de la guerre, a vécu en France puis au Québec avant de diriger le théâtre national de la Colline dans le vingtième arrondissement de Paris. Le message est clair : il ne suffit pas de publier un livre dans une maison d’édition parisienne, même prestigieuse, pour exister dans le paysage littéraire français, donc francophone. Il faut en plus résider ou effectuer des séjours fréquents à Paris, tisser des réseaux utiles, se ménager des entrées dans les institutions préposées au tressage des lauriers littéraires, et l’on aura peut-être une chance d’émerger un tant soit peu de l’ombre. […] Les auteurs francophones n’ont que la qualité de leurs textes pour les défendre, et la qualité pèse moins que d’autres paramètres sur le marché de l’édition.

Le pire ne réside pas là en réalité : il concerne surtout la représentation que l’écrivain francophone est en droit, ou non, de proposer de son pays. Cette représentation doit coïncider avec l’horizon d’attente de l’éditeur, ou de ce que l’éditeur imagine être l’attente du lecteur occidental, et non pas avec la perception subjective de l’écrivain francophone, qu’il s’agisse de la guerre, de la femme, des conflits sociaux ou de tout autre thème. S’il existe des éditeurs parisiens assez ouverts d’esprit pour accepter de se laisser surprendre, et je peux en témoigner personnellement, la plupart attendront de l’écrivain libanais qu’il valide ce que Pierre Halen nomme les « zones imaginaires d’identification », à savoir les stéréotypes néo-orientalistes et les idées reçues, et certainement pas qu’il les nuance par une perspective plus personnelle ou plus subtile. De là à ce que l’écrivain francophone se mette de lui-même, de façon plus ou moins consciente, à s’autocensurer et à produire des textes en adéquation avec les souhaits des éditeurs, il n’y a qu’un pas que certains auteurs peuvent être amenés à franchir. Cette sujétion volontaire fait écho à une autre forme de soumission plus ou moins consentante, celle des écrivains francophones à ce que Jànos Riesz et Jean-Marc Moura nomment l’hypotexte colonial et/ou exotique si difficile à dépasser.

[…]

L’écrivain libanais de langue française n’a que Paris dont les portes sont pratiquement closes, et s’il se résigne à être publié sur place à Beyrouth, il sera condamné à n’être lu qu’au Liban, et encore, car, comme nous le verrons, une grande partie du lectorat francophone libanais considère avec circonspection la production locale. Il y a donc une forme de malédiction qui poursuit l’écrivain francophone.

Pascale Casanova a bien expliqué ce phénomène dans La République mondiale des Lettres, où elle distingue entre le centre où tout se passe, et la périphérie où les francophones sont cantonnés au rôle de spectateurs. Pour parodier Lafontaine, selon que vous serez dans le centre ou dans la périphérie, les grands ordonnateurs de la littérature vous rendront visibles ou invisibles. Or ces grands ordonnateurs, ce ne sont pas seulement les éditeurs de Saint-Germain, mais tout le système institutionnel et médiatique qui gravite autour de l’édition. On l’a vu récemment avec l’explosion de Beyrouth : lorsqu’un journaliste français pense opportun d’interroger des écrivains sur la catastrophe, ce sont rarement les auteurs installés à Beyrouth qu’on sollicite, donc les témoins directs de l’événement ; on leur préfère en général les écrivains établis en France de longue date, non seulement pour des raisons pratiques de proximité, mais aussi, et surtout, pour se conformer aux exigences de la société du spectacle qui lie la valeur à la notoriété. […]

Il y a donc une hiérarchisation arbitraire de la littérature francophone, qui a peu à voir avec la qualité des textes et beaucoup avec la localisation des auteurs. […] Or rien n’est entrepris en France pour remédier à ce déséquilibre, ni au niveau des maisons d’édition, ni au niveau institutionnel (ou si peu), encore moins dans les médias. Songeons que Les Soleils des indépendances, chef d’œuvre de la littérature francophone africaine et de la littérature universelle, aurait pu ne jamais voir le jour n’était l’acharnement de son auteur Ahmadou Kourouma. Le manuscrit avait été refusé par toutes les maisons d’éditions de la place parisienne en 1966. L’année suivante, Kourouma apprend par hasard qu’une revue canadienne cherche des manuscrits francophones. Il envoie son texte, qui est accepté par l’éditeur Georges-André Vachon. Le roman est publié au Presses universitaires de Montréal, ce qui lui permettra ultérieurement de se faire remarquer en France et d’être réédité aux éditions du Seuil. Pour un manuscrit sauvé grâce à des circonstances extraordinaires, combien de manuscrits perdus à jamais, combien d’écrivains méconnus parce qu’aucune disposition n’a été prise pour soutenir la littérature francophone ? […]

La France, cependant, ne porte pas à elle seule la responsabilité de cette situation. Les pays francophones contribuent eux-mêmes, paradoxalement, à la marginalisation de leur propre littérature. Dans le cas du Liban, aucun effort institutionnel n’est fait pour promouvoir la création francophone, et les initiatives privées sont trop rares pour compenser le désintérêt officiel. Mais le vrai problème ne se situe pas au niveau des instances de consécration ou du manque de subvention et de soutien. Il touche à ce que les psychologues appellent la haine de soi, corollaire de la fascination pour l’autre. Soumis à l’aura symbolique de la littérature française multiséculaire, nombre de Libanais, qu’ils se l’avouent ou pas, qu’ils en prennent conscience ou non, rechignent à considérer la littérature francophone locale comme digne d’intérêt. La plupart du temps, ils en jugent sans même l’avoir lue, avec une condescendance parfaitement assumée. Un dédain qui englobe d’ailleurs toute la francophonie. Je le constate chaque année avec un cours que j’assure sur les littératures francophones du Maghreb et d’Afrique noire. Mis à part les rares étudiants qui ont déjà eu l’occasion de découvrir cette littérature, les réactions sont en général sceptiques. Les yeux disent clairement ce que les bouches se gardent de formuler : qu’est-ce qu’on vient nous embêter avec des auteurs non français, dont personne n’a jamais entendu parler, et qui, en plus, font évoluer leurs personnages à Kouroussa ou à Diagaramba au lieu de situer leurs romans en France comme tout le monde ! Heureusement, au bout de quelques semaines, au contact de Driss Chraïbi, de Fatou Diome ou de Kateb Yacine, leurs regards changent et ils s’étonnent qu’on ne leur ait pas parlé plus tôt de cette littérature riche et variée. En remontant un peu dans le temps, je me souviens de l’époque où j’avouais, presque avec honte, que ma thèse de doctorat portait sur la littérature libanaise francophone. Les réactions de mes interlocuteurs allaient du : Ah bon, ça existe ? au Tu as trouvé suffisamment de matière chez ces auteurs ? Il est certain qu’avec une énième thèse sur Flaubert ou Claude Simon, j’aurais suscité moins de commisération et plus d’admiration. Le prestige de ces monuments français aurait rejailli sur ma petite personne. Mais il faut croire que la quête de sens prend le pas parfois sur le besoin de reconnaissance. Plus tard, lors d’une soutenance de thèse à laquelle je participais comme membre du jury, un professeur s’est exclamé avec exaspération : Qu’est-ce que c’est que cette mode de la francophonie ?, s’agaçant qu’on puisse considérer la littérature francophone comme un objet d’étude en soi. C’était l’époque où les universités libanaises commençaient frileusement à enseigner la littérature de langue française, au grand dam de notre éminent professeur qui a bien évolué depuis, fort heureusement. Ce n’est pas le cas, hélas, de ses compatriotes qui conservent dans leur majorité une réticence de principe à l’égard de la littérature francophone. La littérature libanaise de langue française est inégale, c’est entendu ; elle charrie parfois des œuvres conformistes, des recueils de poèmes poussiéreux dans leur forme et leur esprit, il lui arrive même d’être imprégnée d’une idéologie conservatrice, sinon réactionnaire ; mais elle renferme aussi des textes d’une grande originalité, beaux et puissants, qui méritent le détour. La rejeter en bloc n’est pas seulement injustifié ; c’est une faute morale.

Les aprioris négatifs envers la littérature francophone disparaissent comme par enchantement lorsqu’un auteur reçoit un prix littéraire à Paris. Le petit serf anobli par le grand seigneur, il n’en faut pas plus pour que ses semblables s’emballent et reconnaissent à leur tour l’heureux lauréat. Si la France décrète qu’il est bon, c’est qu’il est bon. Le cas d’Amin Maalouf est éloquent à cet égard : même si l’auteur de Léon l’Africain avait suscité un intérêt bien mérité à Beyrouth depuis ses débuts littéraires ; à partir de 1993, année où il a remporté le prix Goncourt, il est reconnu parmi les siens comme un écrivain de premier plan, et chacune de ses visites publiques à Beyrouth suscite un engouement collectif. L’adoubement de la France a été perçu comme la preuve ultime de sa qualité littéraire. L’écrivain libanais doit donc remporter un prix littéraire à Paris pour être lu à Beyrouth. Le paradoxe, c’est que les Français eux-mêmes, en partie du moins, relativisent les prix littéraires tant ils connaissent les ressorts secrets et les jeux d’intérêts qui président à leur attribution, contrairement aux prix anglosaxons qui sont beaucoup plus transparents et honnêtes (les jurys du Booker Price en Grande-Bretagne et du Pulitzer aux États-Unis sont renouvelés chaque année pour éviter les conflits d’intérêts). Les Libanais eux, dans leur majorité, accordent une valeur absolue à tout prix, a fortiori quand il vient de France, et ne consentent à reconnaître une œuvre francophone que si elle a été primée par un jury parisien. Voilà pourquoi l’on voit les écrivains libanais francophones en mal de reconnaissance faire des pieds et des mains pour candidater à des prix littéraires français, même mineurs, même inconnus, conscients qu’ils sont de l’impact symbolique de ces prix sur leurs compatriotes s’ils venaient à les remporter. Entre l’écrivain francophone et son compatriote, il faut un intermédiaire en somme, et cet intermédiaire, c’est Paris. La situation est aussi absurde que symboliquement violente. C’est la France qui décide, en définitive, de ce que nous devons lire ou pas de nos propres auteurs.

La survalorisation de l’ancienne puissance mandataire et la dévalorisation de soi ne résument pas à elles seules les problèmes de la francophonie libanaise.

Il convient d’y ajouter d’abord le manque de diversité sociale dans la famille francophone. Il est vrai que plus de 60 % des élèves libanais effectuent leur scolarité en français, et que ces milliers d’élèves scolarisés en français sont issus de tous les milieux sociaux, y compris les plus modestes. Mais suivre un enseignement scolaire en français ne fait pas de vous automatiquement un locuteur francophone une fois devenu adulte. Et c’est là précisément qu’intervient la différence sociale : à la sortie de l’école, les jeunes qui sont capables de soutenir une conversation en français appartiennent, en règle générale, aux couches les plus favorisées de la société libanaise. Plusieurs raisons expliquent cette disparité ; en premier lieu, la pratique du français est plus répandue dans les milieux bourgeois, si bien que les enfants y sont exposés très jeunes au français comme langue vivante, et non seulement comme langue scolaire, donc langue quasi morte. Autre raison de cette inégalité dans la pratique du français oral : la qualité de l’enseignement du français qui varie selon les établissements scolaires et les moyens dont ils disposent pour l’apprentissage de la langue. Dans les écoles fréquentées par les enfants de la bourgeoisie, les méthodes d’enseignement, les équipements, les formations continues des professeurs et les effectifs allégés rendent l’apprentissage du français plus efficace que dans les écoles à faibles moyens, qu’elles soient publiques ou privées. De facto, le français est devenu la deuxième langue, voire la première langue de la bourgeoisie libanaise.

Cette frontière sociale se superpose, sans toujours coïncider avec elle, à une autre ligne de fraction, communautaire celle-là. En effet, pour les raisons historiques évoquées plus haut, le français s’est davantage diffusé dans la communauté chrétienne que parmi les autres. L’anglais est plus répandu dans les communautés sunnite et, surtout, druze (dont les alliés, au XIXe siècle, étaient les Britanniques). Quant aux chiites, s’ils ont été longtemps francophones, en partie grâce à l’expatriation de nombreux chiites en Afrique dès le début du vingtième siècle, tous les chiffres sur l’enseignement du français au sud du Liban, fief de cette communauté, montrent un recul du français au bénéfice de l’anglais. Alors que le français se maintient au nord, il est en perte de vitesse dans les régions méridionales.

Une troisième disparité, corrélée aux précédentes, concerne justement la répartition régionale de la francophonie. Loin de s’étendre sur tout le territoire, la pratique « vivante » du français concerne essentiellement les quartiers est de la capitale et les cazas de Baabda, Metn, Kesrouan, Jbeil et Zahlé, ce qui correspond en gros à la région que les correspondants français appelaient le « réduit chrétien » pendant les années de guerre.

Cette réalité géographique, sociale et communautaire n’est pas sans effets sur la position du français au Liban. Conséquences sur l’image de la langue d’abord. Si le français bénéficie d’un certain prestige au pays du Cèdre, où il est associé à la culture, la littérature, la liberté, les droits de l’homme, il charrie concomitamment une autre image, souvent simpliste et caricaturale, qui est celle d’une langue pratiquée par les nantis, une langue de distinction et de salon qui serait l’apanage d’une élite un peu désuète, un peu vieux monde, la langue des « tantes d’Achrafieh » et des « chez nous à Paris ». Bref, quand l’anglais fait jeune et dans le vent, le français fait vieux, incarnant, à tort ou à raison, des valeurs, des orientations politiques, une certaine vision de la vie qui, toutes, manquent de diversité, ce qui porte préjudice à la francophonie.

D’autres obstacles entravent la diffusion du français au Liban, parmi lesquels le caractère étriqué du marché éditorial francophone. La dévaluation de la livre et la paupérisation brutale de la société libanaise ont porté un coup dur à la presse de langue française, mais aussi à la diffusion du livre français, aux maisons d’édition et à la création littéraire francophones. Quand les romans libanais publiés en France étaient vendus aux alentours de 30 mille livres en 2019, leur prix a triplé et quadruplé depuis, alors que, dans le même temps, le pouvoir d’achat des Libanais s’est littéralement effondré ; acheter un livre est devenu un luxe ; autant dire que l’écrivain libanais francophone a perdu son marché naturel, ce qui le place devant deux choix : renoncer à la publication papier en attendant des jours meilleurs, ou miser sur le marché franco-français en s’adaptant aux exigences éditoriales parisiennes, avec toutes les difficultés relatives à la position de l’écrivain périphérique bloqué par un plafond de verre, comme nous l’avons vu plus haut. Quoi qu’il en soit, il y a désormais une forme d’indécence de la part de l’écrivain francophone à se présenter devant le public libanais avec des livres hors de prix, a fortiori lorsqu’il milite en faveur de la démocratisation de la langue française au pays du Cèdre.

Une autre entrave à la diffusion du français au Liban est la difficulté de son apprentissage, surtout si on le compare à son rival anglais. Tous les professeurs de français au Liban s’accordent à dire que l’enseignement de l’orthographe française est une tâche ingrate tant cette orthographe fourmille d’incohérences, d’aberrations et de chausse-trappes. Au lieu de consacrer leur temps à développer les facultés de conceptualisation, de compréhension et d’expression chez leurs élèves, les enseignants en sont réduits à inculquer des dizaines de règles flanquées de centaines d’exceptions. Les complications de l’orthographe française placent l’apprenant dans une position de stress linguistique qui finit par le décourager, voire le détourner du français ; ce stress accompagne d’ailleurs le francophone tout au long de sa vie, tant il est difficile de maîtriser parfaitement l’orthographe française, y compris pour les spécialistes, et c’est là une singularité mondiale dont la francophonie pourrait tout à fait se passer. Au Liban, nombre de parents ont opté pour l’anglais parce qu’ils sont persuadés que les épreuves du brevet et du bac sont plus faciles en anglais qu’en français, et que les chances de réussite y sont supérieures, ce qui est effectivement le cas selon les chiffres officiels. Quand le très sympathique Bernard Pivot prenait son bâton de pèlerin pour organiser des dictées en France et dans le monde, sans doute ne pensait-il pas aux modestes enseignants des écoles reculées de l’espace francophone qui se heurtaient et se heurtent encore à l’enseignement de l’orthographe française. Je comprends que l’on soit attaché à l’orthographe traditionnelle, et j’y suis moi-même attaché par la force de l’habitude, mais de là à sacraliser l’orthographe au point de fermer la porte à toute tentative de réforme qui faciliterait l’apprentissage du français, il y a une forme d’aveuglement fétichiste et d’entêtement réactionnaire. Il faut se rappeler, d’ailleurs, que la langue ne peut pas être réduite à son orthographe : une langue, c’est avant tout un esprit, un lexique, une syntaxe, des proverbes, des expressions idiomatiques, et non pas une graphie qu’on entend figer aujourd’hui alors qu’elle n’a cessé d’évoluer au fil des siècles, pour le meilleur et pour le pire.

La désaffection à l’égard du français se ressent d’une manière plus marquée encore au niveau universitaire. Sur le nombre pléthorique d’universités au Liban, seule une toute petite poignée sont francophones. Et même les plus irréductibles des universités francophones, comme l’USJ et l’USEK, multiplient d’année en année les concessions à l’hégémonie anglosaxonne. Cela s’explique par les besoins du marché, notamment international, mais aussi, sur le plan scientifique, par le fait que la recherche aujourd’hui se fait principalement en anglais. Il est désormais admis partout que la langue de la recherche scientifique est l’anglais et qu’on doit publier des articles en anglais pour être audibles dans son domaine.

On le voit donc, la francophonie au Liban est confrontée à plusieurs défis qui compromettent son expansion, voire, à plus ou moins long terme, sa pérennité.

[…]

Il serait bon que les médias français se montrent moins rétifs à relayer les productions littéraires de la périphérie francophone, à commencer par des médias censément destinés à la francophonie comme Radio France Internationale et TV5, mais dont les émissions culturelles ont pour principal objet de promouvoir les produits soutenus par les grands groupes de communication français (ou suisses, belges et canadiens pour TV5). Une chose est sûre en tout cas : on ne peut plus continuer à faire comme si la francophonie n’existait pas, on ne peut plus entretenir l’illusion que les écrivains francophones installés en France depuis des lustres résument à eux seuls toute la francophonie, alors qu’ils sont l’arbre qui cache une vaste forêt caractérisée par sa richesse et sa diversité.

Des efforts peuvent être fournis également dans l’enseignement scolaire et universitaire en France. Il faut savoir qu’en France, aujourd’hui, on peut effectuer toute sa scolarité, puis préparer une grande école littéraire (hypokhâgne et khâgne), sans avoir jamais entendu parler d’Ahmadou Kourouma. Je donne cet exemple car je l’ai vécu personnellement avec une étudiante française en mobilité à Beyrouth, brillante par ailleurs. Suivant l’un de mes cours, elle m’a avoué ne pas connaître Kourouma, pas plus que les noms de la douzaine d’auteurs qui formaient le corpus de la matière, ce qui donne la mesure de l’indifférence, sinon du mépris, dans lesquels on tient la littérature francophone en général. L’ignorance de la littérature francophone est telle que dans l’esprit de beaucoup d’éminents universitaires et critiques littéraires français, la conviction est ancrée que la littérature francophone est strictement référentielle, sociale et engagée, et qu’elle n’est guère animée par un souci formaliste ou un regard métalittéraire sur elle-même, ce qui dispense lesdits chercheurs d’intégrer les écrivains francophones dans leur champ d’étude, alors qu’il suffirait de s’intéresser à la création francophone pour s’apercevoir qu’elle n’est dénuée ni d’ambition esthétique ni de distance critique sur elle-même.

À présent, et pour compléter ce tableau général sur la situation des francophones périphériques au pays du Cèdre, je me permets de vous livrer une illustration particulière à travers mon propre vécu au Liban. Je ne suis pas issu d’un milieu très francophone. Ma mère a fait ses études chez les sœurs et pratiquait le français, mais il n’était pas d’usage chez nous de parler un autre idiome que le dialecte libanais. Quant à mon père, ayant fait ses études de droit en français, il en avait une connaissance strictement livresque : le français était une langue morte pour lui, et s’il lui arrivait de dire quelques mots dans la langue de Molière, ou plutôt de Portalis, c’était pour faire une citation ou invoquer un proverbe. Longtemps le français n’a été pour moi qu’une langue scolaire, une matière parmi d’autres qu’on me dispensait à l’école. J’étais conscient toutefois que le français était auréolé d’un certain prestige au Liban. Sans que j’en saisisse le mécanisme sociologique, je constatais que cette langue était associée à des valeurs prisées par la société, comme la distinction, la culture, la modernité. Est-ce là ce qui a motivé mon intérêt précoce pour le français ? Sans doute en partie. Mais peu à peu, à mesure que j’apprivoisais cette langue étrangère qui ne l’était pas tout à fait, je me suis aperçu que je pouvais me l’approprier et l’utiliser comme outil d’expression, non pas orale (cela viendra plus tard), mais écrite. Pourquoi n’ai-je pas choisi plutôt ma langue maternelle, ce qui aurait été plus logique ? C’est parce ma langue maternelle, à savoir le dialecte libanais, ne s’écrivait pas encore, ni ne s’enseignait d’ailleurs. Il n’était ni codifié ni reconnu comme une langue à part entière. On m’avait conditionné à ne pas considérer comme possible l’expression écrite en libanais. L’écriture arabe ne pouvait qu’emprunter les voies de l’arabe classique qui m’était trop distant par sa morphologie et son caractère solennel, sacré et, pour ainsi dire, intouchable. Le français avait, de plus, l’avantage de son inconvénient : à savoir l’étrangeté. De fait, grâce à sa divergence absolue avec mon environnement linguistique naturel, le français me permettrait d’exprimer des peurs, des colères ou des désirs avec plus de liberté qu’en arabe, qui était associé à mon éducation et à la morale y afférente. Le français m’autorisait la transgression en quelque sorte, et jusqu’à présent d’ailleurs, dans mes livres, il me permet de dire des choses que j’aurais ressenti plus d’embarras à exprimer en arabe, qu’il s’agisse de questions taboues comme la sexualité ou de questions politiquement sensibles comme le communautarisme, la guerre du Liban ou le conflit israélo-palestinien. Le français est pour moi un outil de transgression en somme, ce qui est un paradoxe dans une société libanaise où il passe davantage pour être la langue de la convention, sinon de la réaction. J’ajouterai encore d’autres motivations à l’utilisation du français pour le petit garçon que j’étais : l’aspect ludique que je trouvais à manipuler une langue très différente de la mienne, ainsi que la volonté de me singulariser par une expression personnelle et originale dans un milieu majoritairement arabophone. Le français, c’était mon domaine exclusif, mon passage secret, ma porte dérobée. Peut-être mon choix du français, si choix il y a, a-t-il été motivé aussi par des facteurs d’ordre psychanalytique en lien avec l’imago du père et de la mère, mais ce n’est pas le lieu de m’étaler sur ces considérations hautement conjecturales. Voilà en tout cas comment le français est devenu ma langue d’écriture, indissociable de mon statut d’écrivain, avec toutes les joies et les difficultés que l’on connaît. Mon cheminement est à la fois singulier et banal, comme le sont tous les cheminements linguistiques dans un pays caractérisé par le multilinguisme. Je suis à l’image de tous mes compatriotes : le produit d’une histoire singulière qui tient beaucoup des contingences.

Webinaire, Université Saint-Joseph de Beyrouth, Faculté des Lettres et des sciences humaines, le 12 décembre 2020. Verbatim (extraits).

© Ramy Zein

Quelques pas dans la nuit (extraits)

 



Les chrétiens baptisent leurs enfants à l’eau bénite ; Rim a été baptisée aux larmes de sa mère, qui a éclaté en sanglots en apprenant la nouvelle : elle venait de mettre au monde une fille. (11)

Rim porte, elle, le prénom de sa grand-mère paternelle, Rim Khatib, alias Oum Marzouk, foudroyée par une crise cardiaque à l’âge de cinquante-sept ans alors qu’elle sarclait l’allée caillouteuse reliant sa modeste demeure au cimetière tout proche, comme si elle avait eu le pressentiment de sa fin imminente et qu’elle s’était hâtée d’aplanir l’ultime ligne droite qui la séparait du paradis. (11)

L’insolent avait jugé son statut de journalier similaire au leur, établissant une analogie intolérable entre sa situation de tâcheron rémunéré à la journée et celle de propriétaires vivant de leurs biens. Un pauvre comprend et excuse le mépris qu’il inspire aux riches ; il est intraitable si un semblable moins argenté s’avise de le considérer comme un égal. Saad venait de le découvrir à ses dépens. (18)

Elle détourne les yeux pour fixer la ligne de crête qui se découpe sur le ciel bleu nuit. Cette montagne qu’elle ne se lasse pas de contempler d’ordinaire, dont elle aime le surgissement majestueux, les teintes volatiles, les courbes légères, lui paraît soudain lugubre et étouffante. Le massif qui borde la vallée s’avère une prison qui l’enferme dans ses hautes murailles. (37)

Maher G. est allé chercher fortune sous le ciel d’Afrique ; pour toute fortune, il n’a trouvé que la mort. Il voulait réussir, rentrer la tête haute au pays ; il ne rentrera jamais, même les pieds devant. Il repose là-bas désormais, dans un cimetière marin où Rim n’ira pas se recueillir sur sa tombe. (41)

Elle jette un ultime coup d’œil sur les volets clos, le jardin, les arbres, le monceau d’herbes folles qu’elle n’a pas eu le temps de brûler. C’est fini. Maher et elle ont occupé six maisons différentes. Chacune porte un nom dans sa géographie intérieure. Il y a eu la maison du mariage, la première ; les maisons de Ghina, Taleb et Nour où sont nés chacun des enfants ; la maison de la mer à Sarafand ; et enfin cette ancienne ferme qu’elle quitte à présent, dont elle voit disparaître les murs blonds derrière les cyprès, qu’elle appellera désormais la maison de la mort. D’autres auraient dû suivre, africaines celles-là, plus grandes, plus cossues, mille fois inventées et rêvées par les enfants, tombées en ruines du jour au lendemain, balayées par le vent après avoir été bâties à chaux et à sable pendant les joyeuses veillées sous la treille du toit. (44-45)

Ses seuls moments de réconfort, c’est quand elle arrive à pleurer. Les larmes surgissent abondantes, douces, voluptueuses. Mais elles se tarissent trop vite, laissant dans leur sillage des muscles crispés, une gorge sèche, une sensation de néant. Il fait lourd. Il fait humide. Elle transpire à grosses gouttes. Sa robe colle à ses membres. Des émanations étranges se dégagent de sa peau moite. Elle est quelqu’un d’autre. Quelqu’un d’autre s’est emparé d’elle, qui sent cette odeur inconnue, acide. (48)

Elle a l’impression de ne plus coïncider avec elle-même, d’être le témoin distrait d’une existence approximative dont elle s’aperçoit, par intervalles, sans y attacher la moindre importance, qu’elle est la sienne. (64)

À peine quelques rues plus loin, elle se retrouve dans un quartier sale et sombre où des bâtiments informes, couverts de lézardes, se serrent au milieu d’une odeur rance d’immondices et de cuisine. Pas un arbre, pas un centimètre carré de verdure. Pas de trottoirs non plus, ni de réverbères pour éclairer les guimbardes cabossées et les adolescents rassemblés autour d’une radio qui écoutent de la musique occidentale en grillant une cigarette. Des faisceaux de fils électriques pendent anarchiquement entre les immeubles, des monceaux de détritus s’entassent dans les coins, qu’on va peut-être brûler comme on le fait dans les villages. Sur les balcons et devant les entrées des bâtisses, des hommes disputent une partie de tric-trac en fumant un narghilé, alors que leurs femmes, un fichu sur la tête, écossent des haricots, vident des courgettes, trient des graines de lentilles sur un plateau de fer-blanc. (71)

Alors qu’elle remonte une avenue, elle voit passer une troupe de mendiants couverts de loques : deux vieilles femmes, des hommes plus jeunes, des adolescents aux cheveux hirsutes ; quelques individus sont mutilés, amputés du bras ou de la jambe, les moignons à nu ; un garçon a le bas du visage et le cou entièrement brûlés ; un autre bouge la tête sans arrêt, une tête minuscule aux yeux hagards, les lèvres frémissantes comme s’il s’apprêtait à cracher ou à proférer une injure. (72)

Rim acquiesce, baisse la tête, s’éclipse. Elle est femme, elle est jeune : sa vie appartient à tout le monde. (102)

Ils ont toujours eu pour Soraya et son mari une déférence de classe faite de respect, d’admiration et de crainte. Rim ne veut plus voir cette attitude servile de son père et de sa mère, cette humiliation qu’ils acceptent sans rechigner parce qu’ils sont des fellahins et les G. des zawéts. Sa conscience politique est loin d’être éveillée encore, elle n’est pas animée par une révolte raisonnée contre un état de fait social, mais depuis quelque temps une répulsion nouvelle la soulève, une aversion confuse pour une réalité qu’elle peine à tolérer, dont l’évidence ne s’impose plus à elle comme une chose naturelle. (103-104)

Seule au milieu de la nuit, Rim lève le nez vers les étoiles et songe à Dieu, dernier survivant de ses anciennes croyances depuis que Maher l’a détournée de la prière. Il lui arrive de mettre en doute l’existence d’Allah, une pensée troublante qui ouvre un abîme sous ses pieds : elle mesure l’absurdité de l’univers privé de sens, frémit face à l’infini de l’espace, aux mystères des commencements, au néant d’après la mort. (109)

La haine. Au-delà de tout. Plus rien à perdre. La rage qui pulvérise d’un coup des années de peur, des siècles de soumission. (113)

Le véhicule se met en marche. Elle ferme les yeux en raidissant les membres pour essayer de calmer son souffle. Tout le trajet elle le fera les paupières closes, la gorge serrée, les mains agrippées aux accoudoirs telles des araignées sur le qui-vive. (114)

Elle avait honte de sa mère aux robes informes, de son père taiseux et fruste, vêtu invariablement comme un portefaix des souks. Elle regardait les nantis et elle avait mal, mal à en détester les siens, à en haïr son milieu, à rêver de devenir eux, rien qu’eux. Le spectacle le plus enivrant et le plus pénible à la fois était celui des petites filles de son âge dont les toilettes soignées et les manières coquettes la faisaient fantasmer pendant des jours. Elle rentrait chez elle, des images plein la tête, le cœur transpercé de mille échardes. Elle imitait leurs gestes, leur démarche. Elle s’attribuait leurs prénoms français ou américains, s’imaginait dans leurs maisons, leurs voitures, leurs salles de classe. Pourquoi eux et pas elle ? (123-124)

Elle évitait ses anciennes amies avec une brutalité cynique dont elle se surprenait à tirer plaisir, le même plaisir qu’elle éprouvait à snober ses semblables à l’université et ailleurs. (125)

Elle veut écrire à ses enfants. De sa propre main. Leur dire. Leur raconter. Quoi ? Elle ne sait pas encore, elle ne sait pas au juste. Elle le saura quand viendra le temps d’écrire, à moins que le temps de la mort ne soit plus rapide. (138)

Comment a-t-elle pu ? Était-ce elle d’abord ? Elle seulement ? Quelle force dans son bras, quel basculement, quelle absence ?... Sans arrêt elle revoit le geste, non pour le regretter, non pour s’horrifier d’avoir pu l’accomplir, mais avec perplexité et – elle a mis longtemps à le reconnaître – quelque chose comme, oui, une sorte de jouissance obscure qui lui fait peur : elle portait cela en elle, elle porte cela dans les profondeurs de son être. (138)

Les traits sereins, comme aplanis par une lumière invisible, elle leur fait un signe de la main qui semble dire aucune importance, plus rien n’a de l’importance désormais. (156)

De la représentation au réel: retour sur un massacre, 2014




La civilisation, c’est la justice. La culture, c’est la mémoire. Nous avons bradé la justice, nous avons perdu la mémoire.


Texte publié dans Culture et barbarie - L'Orient Littéraire, n°100, Beyrouth, Editions de l'Orient des Livres, octobre 2014

Le 21 octobre 1990, à l’aube, des individus armés font irruption dans l’appartement de Dany Chamoun, opposant politique de renom. On l’entraîne vers un coin du séjour, on lui bourre le corps de balles silencieuses avant de mitrailler sa femme Ingrid. De leurs deux enfants accourus, alertés par le bruit, l’aîné, Tarek, sept ans, est abattu à bout portant. Julian, âgé de cinq ans, cherche à s’échapper. Il court en hurlant vers sa chambre, se jette sous son lit et rampe jusqu’au mur. On le tire par la cheville. L’enfant se débat ; il est immobilisé par une décharge qui lui ensanglante la tête et le thorax. Laissé pour mort, il expirera peu après dans l’ambulance. Les seules survivantes du massacre sont la gouvernante et la dernière-née du couple, un bébé d’un an, dont on ne saura jamais si elle a été épargnée par les tueurs, ou si, comme il était communément admis alors, les hommes ne l’avaient pas vue dormant dans son berceau.

Le récit de ce massacre, lu dans la presse, m’a bouleversé plus que tout autre depuis le début de la guerre. Ce n’était pas la tuerie la plus meurtrière pourtant. En quinze ans de conflit j’avais eu connaissance d’un tas d’autres massacres ; ma mémoire grouillait – grouille encore – d’une multitude de scènes imaginées à partir de relations orales ou écrites de carnages perpétrés dans différentes régions du pays : des dizaines d’hommes alignés contre un mur sommairement exécutés, tout un village exterminé à l’arme blanche, une explosion de voiture piégée faisant plus de cinquante victimes, des centaines de familles anéanties en quelques heures dans un camp de réfugiés...

Malgré l’atrocité de ces massacres, je ne me souviens pas de m’être jamais senti concerné par aucun d’eux. Peiné, oui, indigné, sans doute, effrayé quelques fois, révolté, stupéfait, mais jamais concerné en tant qu’individu. Ces événements ne me touchaient pas, ils me paraissaient lointains, pour ainsi dire irréels. Les signes linguistiques qui les désignaient dans les médias me semblaient renvoyer à un référent abstrait, une notion théorique relevant de l’Idée de la guerre. Pudeur ou défaut d’information, les comptes rendus de ces tueries étaient le plus souvent pauvres en détails et se contentaient de quelques formules laconiques : "seize habitants de S. ont été sauvagement assassinés dans leurs maisons par un commando non identifié", "les cadavres égorgés d’une famille ont été découverts dans un ravin sur la route de G.". Suivaient parfois, selon l’obédience du journal qui rapportait la nouvelle, des accusations directes ou voilées contre l’autre camp, des commentaires outrés sur le caractère "horrible", "odieux", "monstrueux", "abominable" ou "inqualifiable" du crime. La récurrence de ces adjectifs galvaudés et d’adverbes à l’avenant, associée à des conventions d’écriture au moins aussi rigides (on "déplore", "malheureuses victimes", "baignant dans leur sang"...), combinée à des prises de position politiques franches ou implicites, avait pour effet d’épaissir un peu plus la cloison symbolique dressée entre moi et les événements. Les faits rapportés étaient non seulement, dans la plupart des cas, réduits à quelques indications sur le lieu du massacre, le nombre des morts, leur confession religieuse, les instruments du crime, à l’exclusion de tout détail sur le déroulement et les circonstances de la tuerie ; ils étaient de surcroît farcis de clichés stylistiques et d’éléments idéologiques qui les rattachaient à la mythologie de la Guerre plutôt qu’à des faits avérés.

Avec le massacre du 21 octobre 1990 en revanche, s’il y eut profusion de commentaires, d’adjectifs et d’accusations plus ou moins voilées, il y eut dans la presse des comptes rendus précis de l’événement, ce qui était dû sans doute à la notoriété de Dany Chamoun et au contexte politique de l’assassinat. En lisant les journaux, je découvris, seconde par seconde, le déroulement concret d’une succession d’actes qui conféraient au récit une réalité matérielle irréductible. Le crime n’était pas vrai ; il était réel. Il me concernait. Je le voyais, je m’y voyais.

Ce qui m’a le plus marqué dans le récit du massacre, ce sont les détails touchant à la résistance du petit garçon et sa tentative de fuite. La panique de cet enfant, sa course éperdue, sa précipitation sous le lit, sa terreur au moment où la main de l’homme lui a agrippé la cheville, ses efforts pour s’en libérer, ses derniers instants de vie... Je n’arrivais pas à me défaire de ces visions. Il y avait en elles quelque chose d’incompréhensible, de littéralement impensable. Elles dépassaient les limites, non de la cruauté, ni de l’inhumanité, ni de l’abjection, mais simplement du possible. Le drame de Julian a reculé dans mon esprit la frontière du "possible". Possibles étaient pour moi, parce que connus, les massacres des civils, y compris "des enfants, des femmes et des vieillards", selon la trilogie de l’innocence consacrée par les médias ; impossible en revanche était cette scène où un homme traquait un petit garçon après avoir assassiné son frère sous ses yeux, le happait par la cheville, le tirait de sa cachette, restait sourd à ses supplications, sourd à ses appels au secours, vidait son chargeur dans son corps de cinq ans. Des faits similaires s’étaient sans doute produits auparavant, mais je n’en avais jamais appris que les bilans chiffrés, l’identité des victimes, l’endroit où ils avaient eu lieu, et quelques autres indications extrinsèques qui les situaient dans la représentation générale de la Guerre sans rien révéler, ou si peu, de leur réalité brute.

Mon désarroi était d’autant plus grand que le crime, je le savais d’expérience, allait demeurer impuni. Les assaillants et leurs complices ne seraient pas retrouvés. Même pas recherchés. Recherchés par qui d’ailleurs ? Les autorités légales à qui revenait cette tâche – et qui avaient amorcé un semblant d’enquête pour donner le change – étaient contrôlées depuis le début de la guerre par les différents partis engagés dans le conflit et leurs bases arrière régionales, donc par ceux-là mêmes qui commanditaient les assassinats et les massacres. Je ne pouvais espérer aucune réparation de ce côté-là : ni arrestation, ni aveu, ni procès, ni reconnaissance publique du crime.

Cet homme qui avait pourchassé un enfant jusque dans sa chambre, qui l’avait extirpé de son refuge et l’avait vu se débattre avant de l’achever de son arme silencieuse, cet homme, je n’avais même pas la consolation de me dire que sa mauvaise conscience l’accablerait de remords et qu’il souffrirait a posteriori de son acte. Tant d’issues s’offraient désormais à lui : il pouvait se persuader qu’il n’était qu’un simple exécutant, un sicaire loyal, que s’il avait refusé la mission, quelqu’un d’autre s’en serait chargé à sa place, sans parler des sanctions qu’il aurait subies. Il pouvait se convaincre qu’en participant à l’élimination de cet opposant et de ses descendants, il avait débarrassé la terre d’une engeance ennemie coupable d’avoir commis des massacres au moins aussi abjects, et susceptible, qui plus est, à la faveur d’un nouveau retournement de la situation politico-militaire, de rééditer ses crimes. L’opération à laquelle il avait participé, pour atroce qu’elle fût, aurait servi à épargner la vie de milliers d’innocents ! Tant de choses il pouvait se dire. Les ressources de l’autojustification sont inépuisables. Infiniment inventifs les accommodements avec la conscience.

Dans le meilleur des cas, pensais-je, l’homme qui avait poursuivi le petit garçon, qui l’avait arraché à son abri pour lui perforer le corps de balles, cet homme pourrait un jour venir à résipiscence, négocier une amnistie avec son Dieu, se jouer le jeu poignant de l’âme rachetée et prête à passer devant le Tribunal du Très-Haut. Je songeais aussi que l’individu allait probablement être liquidé par ses chefs, comme il est de coutume dans ce genre d’opérations où l’exécutant, malgré la chaîne préventive des intermédiaires qui le sépare du grand ordonnateur, en sait toujours trop, et constitue par conséquent une menace potentielle pour sa hiérarchie. Mais cette éventualité ne m’apaisait guère. Je ne voulais pas d’un homme mort. Je le voulais vivant, cet assassin, les yeux grands ouverts sur son crime. Mes fantasmes réparateurs me représentaient des scènes où je le voyais enchaîné sur une chaise, une lampe braquée sur lui. On lui montrait des photos de Julian avant le drame (gamin blond qui joue, qui pose avec sa famille, qui sourit à l’objectif), puis de Julian sans vie (cadavre livide criblé de balles), on exigeait de lui qu’il racontât son crime en s’arrêtant longuement sur chaque détail. On lui demandait d’imaginer son propre enfant à la place de Julian, soumis au même calvaire et voué au même sort. Seule sa repentance réelle et sincère aurait pu m’apaiser ; je l’imaginais tel que je brûlais de le voir : contrit, effondré, accablé par son acte, honteux de survivre à sa victime.

Mais il n’y eut pas de réparation. J’ai vécu seul avec la frayeur de l’enfant traqué, la course vers la chambre, la reptation affolée sous le lit, l’immobilité contre le mur, le souffle retenu, la sensation de la main posée sur la cheville, la lutte désespérée contre la force qui l’aspire, la vue du canon pointé sur lui, l’impuissance, les cris, les tirs, les brûlures, la brume acide qui brouille les images ultimes et enfonce dans les tumultes de la douleur, dernières attaches au monde.

Alors que jusque-là les vapeurs opaques du discours conventionnel (partisan, rhétorique, moral) m’avaient empêché de saisir dans leur réalité intrinsèque les crimes commis pendant la guerre, ce massacre m’a mis rétrospectivement, par déduction, face à la matérialité brute de tous les autres. Je me souviens par exemple que deux ans plus tard, lors de la commémoration du dixième anniversaire des massacres de Sabra et Chatila, j’étais à l’étranger en train d’écouter les nouvelles de la BBC. A la fin du journal, on annonça la rediffusion d’un reportage réalisé sur le vif au lendemain du carnage, puis j’entendis s’élever une voix d’homme aiguisée par l’émotion, au débit frénétique, qui décrivait le charnier découvert dans les deux camps ; il parla de fosses communes recouvertes d’une mince couche de sable, de corps exhumés par centaines, de cadavres égorgés, éventrés, mitraillés, tailladés ; il parla de membres épars que les secouristes recueillaient en plein soleil dans des sacs en plastique, ici un pied, là une main, une épaule, une tête, des membres qui pour beaucoup, ajouta-t-il, appartenaient à des enfants en bas âge, y compris des nourrissons. Je coupai la radio. D’un bond je me levai et ouvris la fenêtre. Avec avidité je me mis à observer l’animation de la rue, comme si j’avais voulu me fondre dans le spectacle ordinaire de la ville, dans ces silhouettes filant seules ou par paires avec leurs histoires si prodigieusement différentes de la mienne.

Sans en prendre conscience, je venais de me rappeler la mort du petit Julian, et ce souvenir intact, lancinant, avait déteint sur les images suscitées par l’émission de la BBC. Malgré les articles et les reportages que j’avais lus, vus ou entendus pendant dix ans sur les massacres de Sabra et Chatila, je n’en avais jamais perçu la réalité qu’à travers des images furtives, des représentations aussi figées et symboliques que des pictogrammes. Une force en moi me retenait de franchir ce stade de la signification au-delà duquel se déployait l’immense étendue d’une réalité crue où des êtres humains étaient poursuivis, rattrapés, acculés à un mur, immobilisés au sol, violés, mitraillés, égorgés, dépecés. Je voyais ces scènes à présent, je les voyais, les revoyais, et tremblais de la même stupeur ulcérée qui, deux ans plus tôt, s’était emparée de moi lorsque j’avais appris la mort de Julian ; les victimes avaient des visages désormais, des yeux, des bouches, des voix ; les victimes avaient existé avant d’être des cadavres entassés dans des fosses communes, elles avaient couru, elles avaient appelé au secours, elles avaient demandé grâce, elles avaient lutté en cherchant à fuir, elles s’étaient vues blessées, mutilées, elles avaient vu leurs proches exécutés sous leurs yeux ; entre le début de l’assaut et la retraite des assassins, un temps s’était écoulé sur lequel j’avais fait l’impasse jusque-là, qui constituait pourtant, par-delà les bilans chiffrés et les exploitations multiformes du massacre, l’identité ultime de l’événement ; la tuerie n’était plus un nombre à quatre chiffres, ni un nom de lieu ajouté à la longue liste des carnages et des génocides du vingtième siècle ; elle n’était plus un élément d’analyse politique rattaché froidement à d’autres faits d’histoire contemporaine dans le cadre d’un tableau de la situation géopolitique du Proche-Orient brossé par quelque spécialiste patenté sur un plateau de télévision ; elle n’était plus un instrument de propagande employé dans le but d’accabler la sauvagerie des uns pour mieux promouvoir la cause des autres ; elle n’était plus le thème d’un prêche moral pris dans les fadeurs d’un discours convenu et abstrait ; elle n’était plus le sujet d’une ode héroïque où la victime devenait martyre, la mort sacrifice, la douleur résistance, le sang élixir abreuvant la terre des braves dans l’attente d’une moisson de liberté.

La tuerie n’était plus rien de tout cela. Elle était devenue elle-même, une réalité nue et brute. Un massacre envisagé dans son déroulement concret.

Des comme Julian, petits ou grands, hommes ou femmes, il n’y en a pas eu des dizaines depuis le début de la guerre (et après sa fin officielle), il n’y en a pas eu des centaines, il y en a eu des milliers, des milliers d’âmes en peine qui errent dans les oubliettes de nos villes hâtivement reconstruites, attendant qu’un jour on veuille bien se rappeler leur calvaire et juger leurs bourreaux.

Il faut pardonner pour aller de l’avant, rétorquent les pragmatiques à l’intention des esprits chagrins qui réclament justice pour les innocents sacrifiés. Mais comment pardonner à des anonymes ? Comment absoudre des fantômes ? Pour dire « je vous pardonne », plus encore pour penser « je vous pardonne », il faudrait qu’il y ait quelqu’un derrière ce « vous », qu’il y ait quelqu’un pour se lever et répondre à l’appel de ce « vous ».

Je pense à toi, Julian, petit squelette gisant dans la montagne du Chouf. Je pense à toi en me disant que les vrais barbares, ce ne sont pas les hommes qui t’ont assassiné, c’est nous qui t’avons oublié. Nous qui avons laissé les criminels de guerre s’autoamnistier avant de faire main basse sur les institutions de la République. Nous qui avons participé au complot du silence, toléré l’intolérable, nous soumettant à l’infamie sans remuer le petit doigt. La civilisation et la culture, dont nous nous réclamons avec complaisance, ne sont pas affaire d’arts, de lettres, de raffinement, de bonnes manières ou que sais-je encore ? Elles se mesurent à la volonté de protéger les plus faibles et de rendre justice aux opprimés. La civilisation, c’est la justice. La culture, c’est la mémoire. Nous avons bradé la justice, nous avons perdu la mémoire. Je m’incline devant ton corps meurtri Julian, comme devant les tombes des innocents oubliés. Pardonnez-nous et dormez en paix. 

Culture et barbarie - L'Orient Littéraire, n°100, Beyrouth, Editions de l'Orient des Livres, octobre 2014