Des choses vues, des scènes vécues, des faits lus ou entendus au fil des jours...
© Ramy Zein
Régulièrement on entend des hommes politiques s’insurger contre le fameux slogan en vogue depuis le 17 octobre 2019 : kéllon ya3ni kéllon, dont l’équivalent en français serait le non moins fameux tous pourris. Ils n’ont pas tort. Une distinction doit être faite entre les corrompus systémiques et les corrompus tardifs au Liban.
Les
corrompus systémiques sont les dirigeants communautaires,
pour la plupart d’anciens chefs de guerre, qui, après
l’instauration de la Pax Syriana au
début des années quatre-vingt-dix avec la bénédiction des grandes puissances, ont mis en place un système politique
fondé sur le dépeçage de l’État et l’accaparement de ses richesses, n’hésitant pas à désosser
une à une ses institutions et à laisser filer
la dette publique avec la complicité des banques, notamment la première d’entre
elles, le levier financier du pouvoir, la Banque du Liban. Ce groupe porte sans doute une responsabilité majeure dans la situation
actuelle. C’est lui qui a donné le départ de la course vers l’abîme.
Quant aux corrompus tardifs, ce sont les partis qui étaient absents de la scène politique au moment où le système mafieux a été instauré sous l’égide de la Syrie. Mais ces nouveaux venus ne sont pas exempts de responsabilité, car ils ont participé à plusieurs gouvernements depuis 2005. Même en supposant qu’ils n’ont pas détourné de fonds, ils ont, par leur présence au Conseil des ministres et leurs alliances avec les corrompus systémiques, octroyé une légitimité à ces derniers, cautionné de facto le régime en place et couvert ses agissements criminels. De plus, la corruption, au sens large, ce n’est pas seulement piquer dans les caisses, c’est aussi s’ingérer dans la justice pour entraver son travail, s’immiscer dans les nominations administratives pour attribuer à ses partisans des postes élevés de l’État au mépris de la compétence et du mérite, c’est intervenir dans les marchés publics, pratiquer la manipulation de masse, voter des lois électorales iniques, s’incruster au gouvernement malgré ses échecs répétés, et la liste est longue. De tout cela, quel est le parti qui peut se déclarer innocent ?
Donc oui, les responsabilités ne sont pas égales. Mais elles sont toutes établies. S’il faut se méfier du slogan simpliste de kéllon ya3né kéllon, dont les principaux bénéficiaires sont les corrompus systémiques, on ne peut ignorer les faits, et les faits sont là, têtus, qui incriminent toute la classe politique actuelle, à de très rares exceptions près. (20/12/2022)
C’est
l’histoire d’un peuple qui avait le malheur de vivre dans une République
bananière nommée Liban, où des institutions fantoches servaient les intérêts
exclusifs de l’oligarchie en place : le Gouvernement était constitué d’une
pléthore de ministres placés sous la tutelle directe des grands leaders
communautaires, pour la plupart d’anciens chefs de guerre, dont le seul
objectif était de se partager les profits et les privilèges. Le Parlement était
une chambre d’enregistrement, issue d’un simulacre d’élections, qui avait pour fonction
de fournir un vernis légal aux malversations de l’exécutif. Idem pour la
Justice, le Conseil constitutionnel, la Cour des comptes, tous aux ordres des hommes
politiques qui s’acharnaient à les dévier de leurs missions, désignant
eux-mêmes chacun de leurs membres, exigeant en retour une sujétion absolue à
leur autorité arbitraire. Certes, ici ou là, y compris dans les hautes sphères
de l’État, on pouvait rencontrer des individus honnêtes et dévoués au bien
commun, mais leur participation au pouvoir servait de caution à la foule de
leurs pairs corrompus sans parvenir, loin s’en fallait, à contrebalancer leurs turpitudes.
Or
voilà qu’un beau soir, le fameux Grand Soir des rêveries libertaires,
le peuple s’est dressé comme un seul homme. Ou plutôt comme une seule femme, les
femmes ayant pris une part massive au soulèvement. L’icône de la Révolution a
été une militante justement, une passionaria nommée Malak Alawiyyé qui a donné
un coup de pied au sbire d’un zaïm armé d’un fusil automatique, visant –
tout un symbole – ses parties intimes. En quelques jours, un phénomène
extraordinaire s’est déroulé sous les yeux incrédules des Libanais : ils
ont assisté ni plus ni moins au réveil de leur nation anesthésiée par
des décennies de propagande officielle et de démocratie confisquée. Des jeunes
qu’on croyait individualistes et frivoles se sont emparés fougueusement de la
chose publique. Des forums ont surgi partout dans le pays : on débattait avec
ferveur, on réclamait des élections libres, on appelait à l’abolition du
système confessionnel, on élaborait des projets de réformes pour une société
plus juste, moins archaïque, davantage respectueuse des droits de la femme. Pour
la première fois depuis des lustres, les Libanais se sont pris à espérer.
Mais
comme on pouvait s’y attendre, les maîtres du pays ont tout fait pour briser la
révolte qui menaçait leur mainmise sur le Liban. Les uns ont envoyé leurs nervis
tabasser les manifestants à Tyr, Beyrouth et ailleurs. Les autres ont mené une
vaste propagande dans le but de discréditer les révolutionnaires en les accusant
d’être instrumentalisés par les ambassades, provoquant ainsi une
ligne de fracture communautaire dans le corps du Hirak. D’autres encore,
plus fourbes et tout aussi nocifs, ont terni le mouvement en bloquant des
routes dans le Nord, le Kesrouan ou le Chouf, avec le dessein de récupérer
la colère du peuple pour affaiblir leurs adversaires, comme s’ils pouvaient se
refaire une virginité au mépris de leur bilan et de l’Histoire.
Comble
de l’imposture, on a même vu des leaders politiques s’autoproclamer révolutionnaires !
Des trémolos dans la voix, la main sur le cœur, ils juraient leurs grands dieux
qu’ils étaient des partisans convaincus des réformes et qu’ils avaient toujours
œuvré pour la moralisation de la vie publique. Après avoir pillé et endetté le
pays sur plusieurs générations, ils vitupéraient en chœur contre la corruption !
Ces tartufferies auraient pu être drôles si elles
n’étaient obscènes ; quoi de plus insoutenable que les leçons de morale
dans la bouche d’un politicien véreux coupable d’avoir détourné des milliards
de dollars et d’avoir monopolisé tous les postes de la fonction publique afférents
à sa communauté, et qui, au lieu de se terrer dans le silence (faute de croupir
en prison), continue de pérorer sur les médias nationaux ; lesquels médias
n’ont aucun scrupule à se faire complices de son indécence en relayant ses
discours d’une manière servile et révérencieuse, alors qu’ils se prétendent par
ailleurs les porte-parole du peuple insurgé avec un zèle non exempt de
démagogie.
La révolution du 17 octobre a été tuée dans l’œuf. Ce fut comme un rêve, une parenthèse enchantée. Le pays est revenu à la case départ. La même caste est toujours aux commandes. Aucune procédure judiciaire n’a été engagée contre les dirigeants qui ont ruiné le pays, les fonds détournés ne sont pas près de rentrer dans les caisses de l’État, les prébendes et les concussions ont encore de beaux jours devant elles, l’impunité qui a prévalu après la guerre, à la faveur de la calamiteuse amnistie, continue d’être la règle aujourd’hui, encourageant les malfrats à poursuivre leurs prévarications. La situation générale s’est en fait empirée avec la crise économique : le chômage est devenu endémique, le pouvoir d’achat s’est effondré, sans parler des restrictions bancaires appliquées de façon drastique aux petits déposants, à l’exclusion des gros bonnets qui ont eu le loisir d’expatrier leurs fortunes vers des cieux plus cléments. Quant aux ingérences étrangères, source de tous les maux, elles sont loin d’avoir cessé, menaçant même de s’accroître avec la faillite de l’Etat officialisée par le premier défaut de paiement de son histoire.
Une révolution pour rien en somme.
Webinaire, Université Saint-Joseph de Beyrouth, Faculté des Lettres et des sciences humaines, le 12 décembre 2020. Verbatim (extraits).
Il faut se
rappeler d’abord que la francophonie tient peu de la nécessité et beaucoup du hasard
dans cette partie du monde. Ici comme en Afrique, elle est le produit
contingent des aléas de l’histoire : le Liban est francophone, mais il n’aurait
pas suffi de beaucoup pour qu’il fût italianophone (l’italien rivalisait avec
le français au XIXe siècle), anglophone (l’issue de la Première Guerre mondiale
et les accords de Sykes-Picot auraient pu imposer d’autres partages en Orient),
voire turcophone si l’empire ottoman avait survécu à sa longue maladie et à la Grande
guerre. Cette contingence de la greffe linguistique française au Levant n’explique
pas à elle seule les difficultés actuelles du français sous nos latitudes, mais
il est bon de la garder à l’esprit pour mieux cerner la position de la langue
française au Liban en 2020.
[…]
Contrairement à
l’Algérie où elle a débarqué avec les fusils et les canons, la langue française
est entrée au Liban, dès le XVIIe siècle, par la porte du savoir et
de l’instruction. L’empire ottoman avait consenti au roi de France le titre de
protecteur officiel des pèlerins chrétiens se rendant à Jérusalem, une tutelle
protectrice qui s’est étendue progressivement à tous les chrétiens d’Orient, ce
qui a favorisé l’installation des congrégations chrétiennes dans la montagne
libanaise. Les Lazaristes, les capucins, les jésuites, les maristes, entre
autres congrégations, se sont employés dès lors à instruire des générations de
petits Libanais. Les établissements fondés par les missionnaires n’ont pas fait
qu’introduire le français dans cette partie de l’empire ottoman ; ils ont
joué aussi un rôle primordial dans l’enseignement de la langue arabe. C’est par
le truchement des congrégations occidentales que nombre de Libanais ont appris
à lire et à écrire leur propre langue (dans sa forme classique s’entend). Il
faudra attendre le XIXe siècle pour que la présence culturelle et
commerciale de la France au Liban prenne un visage plus franchement politique
et se traduise, notamment, par le soutien apporté à la communauté chrétienne
après les massacres de 1860 qui ont conduit à la mise sur pied de la
Moutassarifiyyat. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France a
œuvré pour la création du Grand-Liban que la communauté chrétienne, notamment
maronite, appelait de ses vœux. Il n’est pas illégitime d’exprimer des réserves
sur la politique de la France au Liban depuis le XIXe siècle, mais il serait
injuste de ne pas lui reconnaître qu’elle n’a pas mené au Liban de répressions
violentes et meurtrières comparables à ses campagnes militaires en Syrie entre
1925 et 1927, puis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Qu’elle prenne parti
pour les chrétiens, majoritaires à l’époque, ou qu’elle exerce un mandat sur le
Liban de 1920 à 1943, la France ne s’y est pas conduite en puissance coloniale
prête à tout pour asseoir sa domination. Il y a bien eu quelques incidents ici
ou là, dont le fameux 11 novembre 1943 qui a vu l’incarcération des dirigeants
libanais de l’époque dans la citadelle de Rachaya en réponse à leurs velléités
indépendantistes de plus en plus insistantes, mais cet épisode somme toute
folklorique n’a pas terni l’image plutôt positive du mandat français dans la
mémoire collective des Libanais. Une preuve parmi d’autres de ce regard
libanais sur la présence française : après l’explosion du 4 août 2020, une
pétition a circulé pour réclamer le retour du mandat français au Liban,
recueillant des dizaines de milliers de signatures ! 77 ans après
l’Indépendance, l’on en est réduit à réclamer le retour de la puissance
mandataire. C’est dire l’échec retentissant de la classe politique libanaise
depuis 1943 et, surtout, depuis 1990.
[…]
Le Liban n’est
pas l’Algérie. Il n’y a pas eu de sang – ou si peu – entre le Liban et la
France. Voilà pourquoi le pays du Cèdre s’est engagé avec ferveur dans l’Organisation
internationale de la Francophonie sous la houlette de Charles Hélou, président
du Liban entre 1964 et 1970, qui a contribué grandement à
l’institutionnalisation de la Francophonie avec le président français de
l’époque Georges Pompidou, mais aussi le président sénégalais Léopold Sédar
Senghor qui a joué un rôle déterminant dans la création de l’Organisation internationale de la Francophonie. […]
L’Algérie, quant à elle, refuse jusqu’à ce jour de prendre sa place dans
l’assemblée francophone, accusant la France, à tort ou à raison, d’utiliser la
Francophonie comme un levier politique pour perpétuer sa domination
néocoloniale sur ses anciennes possessions.
Un autre
élément historique a facilité l’implantation du français au Liban, c’est la coexistence
paisible entre les deux langues arabe et française. L’acculturation francophone
ne s’est pas faite chez nous au détriment de l’arabe, ou du moins pas dans des
proportions telles que le lien entre les Libanais et la langue arabe s’en est
trouvé compromis. L’enseignement de l’arabe a toujours été encouragé dans les
établissements scolaires dirigés par les missions occidentales, et cela demeure
le cas aujourd’hui dans les écoles francophones où l’on attache beaucoup
d’importance à l’apprentissage de l’arabe classique, ce qui correspond
d’ailleurs aux exigences du programme officiel. Si l’arabe et le français ne
sont pas toujours également pratiqués au sein des familles pour des raisons
sociologiques sur lesquelles nous reviendrons, les deux langues sont valorisées
et inculquées de façon complémentaire dans les écoles. […]
L’histoire du
français au Liban explique donc le caractère décomplexé et serein de sa
pratique. Le locuteur libanais francophone est rarement en proie à des crises
identitaires l’amenant à remettre en question sa pratique quotidienne du
français. […]
Et quand bien même l’on serait mal à l’aise avec la francophonie pour des raisons idéologiques, l’on peut toujours se rappeler que le français n’appartient pas à la France mais fait partie du patrimoine universel. Les langues à vocation internationale comme le français ne sont plus la chasse gardée d’aucune nation ni d’aucun peuple. […] Ce n’est pas faire acte d’allégeance à la France que d’employer la langue de Molière. Rappelons-nous que les premiers écrivains libanais de langue française ont pris la plume à la charnière des XIXe et XXe siècles, pour revendiquer l’autodétermination du Liban - du Liban et plus largement de la Syrie et du monde arabe -, et non pas pour jurer fidélité et soumission à la France.
[…]
Le côté lumière a son pendant obscur toutefois. Les nombreux bénéfices et satisfactions inhérents à la francophonie vont de pair avec quelques désagréments, voire de vrais obstacles à l’épanouissement intellectuel, et c’est ce versant moins lumineux de la francophonie que nous allons tenter d’explorer à présent.
Il convient de rappeler d’abord que la France est le seul ancien empire colonial à n’avoir pas donné naissance à un pays pratiquant la même langue qu’elle, plus peuplé et plus grand en superficie. Le Royaume-Uni a accouché des États-Unis. L’Espagne a mis au monde le Mexique, la Colombie et presque toute l'Amérique latine. Le Portugal est à l’origine d’un pays, le Brésil, cent fois plus vaste et vingt-cinq fois plus peuplé que lui. Rien de tel dans le cas français. La France est demeurée le plus grand pays de langue française au monde. Cela a eu pour conséquence de positionner la France, et plus particulièrement Paris, comme le centre absolu et incontournable de la francophonie. Autrement dit, et pour donner une illustration concrète de ce phénomène sociolinguistique, lorsqu’on est un jeune auteur qui aspire à faire entendre sa voix, on doit obligatoirement passer par le système éditorial français pour exister et compter un tant soit peu. Or nul n’ignore le caractère hermétique des maisons d’édition parisiennes, en particulier pour les auteurs témoignant de sensibilités et de réalités non conformes aux références habituelles françaises. Et si par miracle, notre jeune écrivain parvient à trouver un éditeur, sa visibilité restera modeste tant qu’il n’aura pas été recensé par un grand média français et distingué par une instance de consécration parisienne, lesquels médias et instances consacrent peu les francophones, à moins qu’ils ne soient installés de longue date à Paris et qu’ils n’aient leurs entrées dans les institutions ad hoc. Il est symptomatique, par exemple, que les auteurs libanais les plus consacrés en France, à savoir Amin Maalouf, Andrée Chedid et Vénus Khoury-Ghata, se soient installés à Paris respectivement en 1976, 1946 et 1969, soit il y a 44, 74 et 51 ans ! Idem pour Wajdi Mouawad, qui a quitté le Liban au début de la guerre, a vécu en France puis au Québec avant de diriger le théâtre national de la Colline dans le vingtième arrondissement de Paris. Le message est clair : il ne suffit pas de publier un livre dans une maison d’édition parisienne, même prestigieuse, pour exister dans le paysage littéraire français, donc francophone. Il faut en plus résider ou effectuer des séjours fréquents à Paris, tisser des réseaux utiles, se ménager des entrées dans les institutions préposées au tressage des lauriers littéraires, et l’on aura peut-être une chance d’émerger un tant soit peu de l’ombre. […] Les auteurs francophones n’ont que la qualité de leurs textes pour les défendre, et la qualité pèse moins que d’autres paramètres sur le marché de l’édition.
Le pire ne réside pas là en réalité : il concerne
surtout la représentation que l’écrivain francophone est en droit, ou non, de proposer
de son pays. Cette représentation doit coïncider avec l’horizon d’attente de l’éditeur,
ou de ce que l’éditeur imagine être l’attente du lecteur occidental, et non pas
avec la perception subjective de l’écrivain francophone, qu’il s’agisse de la
guerre, de la femme, des conflits sociaux ou de tout autre thème. S’il existe des
éditeurs parisiens assez ouverts d’esprit pour accepter de se laisser
surprendre, et je peux en témoigner personnellement, la plupart attendront de
l’écrivain libanais qu’il valide ce que Pierre Halen nomme les « zones
imaginaires d’identification », à savoir les stéréotypes néo-orientalistes et les idées reçues,
et certainement pas qu’il les nuance par une perspective plus personnelle ou
plus subtile. De là à ce que l’écrivain francophone se mette de lui-même, de
façon plus ou moins consciente, à s’autocensurer et à produire des textes en
adéquation avec les souhaits des éditeurs, il n’y a qu’un pas que certains
auteurs peuvent être amenés à franchir. Cette sujétion volontaire fait écho à
une autre forme de soumission plus ou moins consentante, celle des écrivains
francophones à ce que Jànos Riesz et Jean-Marc Moura nomment l’hypotexte colonial et/ou
exotique si difficile à dépasser.
[…]
L’écrivain libanais de langue française n’a que Paris dont
les portes sont pratiquement closes, et s’il se résigne à être publié sur place
à Beyrouth, il sera condamné à n’être lu qu’au Liban, et encore, car, comme
nous le verrons, une grande partie du lectorat francophone libanais considère
avec circonspection la production locale. Il y a donc une forme de malédiction
qui poursuit l’écrivain francophone.
Pascale Casanova a bien expliqué ce phénomène dans La
République mondiale des Lettres, où elle distingue entre le centre où tout
se passe, et la périphérie où les francophones sont cantonnés au rôle de
spectateurs. Pour parodier Lafontaine, selon que vous
serez dans le centre ou dans la périphérie, les grands ordonnateurs de la
littérature vous rendront visibles ou invisibles. Or ces grands ordonnateurs, ce
ne sont pas seulement les éditeurs de Saint-Germain, mais tout le système
institutionnel et médiatique qui gravite autour de l’édition. On l’a vu
récemment avec l’explosion de Beyrouth : lorsqu’un journaliste français pense
opportun d’interroger des écrivains sur la catastrophe, ce sont rarement les
auteurs installés à Beyrouth qu’on sollicite, donc les témoins directs de
l’événement ; on leur préfère en général les écrivains établis en France
de longue date, non seulement pour des raisons pratiques de proximité, mais
aussi, et surtout, pour se conformer aux exigences de la société du spectacle
qui lie la valeur à la notoriété. […]
Il y a donc une hiérarchisation arbitraire de la littérature
francophone, qui a peu à voir avec la qualité des textes et beaucoup avec la
localisation des auteurs. […] Or rien n’est entrepris en France pour remédier à
ce déséquilibre, ni au niveau des maisons d’édition, ni au niveau
institutionnel (ou si peu), encore moins dans les médias. Songeons que Les
Soleils des indépendances, chef d’œuvre de la littérature francophone
africaine et de la littérature universelle, aurait pu ne jamais voir le jour
n’était l’acharnement de son auteur Ahmadou Kourouma. Le manuscrit avait été
refusé par toutes les maisons d’éditions de la place parisienne en 1966. L’année
suivante, Kourouma apprend par hasard qu’une revue canadienne cherche des
manuscrits francophones. Il envoie son texte, qui est accepté par l’éditeur
Georges-André Vachon. Le roman est publié au Presses universitaires de
Montréal, ce qui lui permettra ultérieurement de se faire remarquer en France
et d’être réédité aux éditions du Seuil. Pour un manuscrit sauvé grâce à des
circonstances extraordinaires, combien de manuscrits perdus à jamais, combien
d’écrivains méconnus parce qu’aucune disposition n’a été prise pour soutenir la
littérature francophone ? […]
La France,
cependant, ne porte pas à elle seule la responsabilité de cette situation. Les
pays francophones contribuent eux-mêmes, paradoxalement, à la marginalisation
de leur propre littérature. Dans le cas du Liban, aucun effort institutionnel n’est
fait pour promouvoir la création francophone, et les initiatives privées sont
trop rares pour compenser le désintérêt officiel. Mais le vrai problème ne se
situe pas au niveau des instances de consécration ou du manque de subvention et
de soutien. Il touche à ce que les psychologues appellent la haine de soi,
corollaire de la fascination pour l’autre. Soumis à l’aura symbolique de la
littérature française multiséculaire, nombre de Libanais, qu’ils se l’avouent
ou pas, qu’ils en prennent conscience ou non, rechignent à considérer la
littérature francophone locale comme digne d’intérêt. La plupart du temps, ils
en jugent sans même l’avoir lue, avec une condescendance parfaitement assumée. Un
dédain qui englobe d’ailleurs toute la francophonie. Je le constate chaque
année avec un cours que j’assure sur les littératures francophones du Maghreb
et d’Afrique noire. Mis à part les rares étudiants qui ont déjà eu l’occasion
de découvrir cette littérature, les réactions sont en général sceptiques. Les
yeux disent clairement ce que les bouches se gardent de formuler : qu’est-ce
qu’on vient nous embêter avec des auteurs non français, dont personne n’a
jamais entendu parler, et qui, en plus, font évoluer leurs personnages à
Kouroussa ou à Diagaramba au lieu de situer
leurs romans en France comme tout le monde ! Heureusement, au bout de quelques
semaines, au contact de Driss Chraïbi, de Fatou Diome ou de Kateb Yacine, leurs
regards changent et ils s’étonnent qu’on ne leur ait pas parlé plus tôt de
cette littérature riche et variée. En remontant un peu dans le temps, je me
souviens de l’époque où j’avouais, presque avec honte, que ma thèse de doctorat
portait sur la littérature libanaise francophone. Les réactions de mes
interlocuteurs allaient du : Ah bon, ça existe ? au Tu as
trouvé suffisamment de matière chez ces auteurs ? Il est certain
qu’avec une énième thèse sur Flaubert ou Claude Simon, j’aurais suscité moins
de commisération et plus d’admiration. Le prestige de ces monuments français
aurait rejailli sur ma petite personne. Mais il faut croire que la quête de
sens prend le pas parfois sur le besoin de reconnaissance. Plus tard, lors d’une soutenance de thèse à laquelle
je participais comme membre du jury, un professeur s’est exclamé avec
exaspération : Qu’est-ce que c’est que cette mode de la francophonie ?,
s’agaçant qu’on puisse considérer la littérature francophone comme un objet
d’étude en soi. C’était l’époque où les universités libanaises commençaient
frileusement à enseigner la littérature de langue française, au grand dam de notre
éminent professeur qui a bien évolué depuis, fort heureusement. Ce n’est pas le
cas, hélas, de ses compatriotes qui conservent dans leur majorité une réticence
de principe à l’égard de la littérature francophone. La littérature libanaise
de langue française est inégale, c’est entendu ; elle charrie parfois des
œuvres conformistes, des recueils de poèmes poussiéreux dans leur forme et leur
esprit, il lui arrive même d’être imprégnée d’une idéologie conservatrice,
sinon réactionnaire ; mais elle renferme aussi des textes d’une grande
originalité, beaux et puissants, qui méritent le détour. La rejeter en bloc n’est
pas seulement injustifié ; c’est une faute morale.
Les aprioris
négatifs envers la littérature francophone disparaissent comme par enchantement
lorsqu’un auteur reçoit un prix littéraire à Paris. Le petit serf anobli par le
grand seigneur, il n’en faut pas plus pour que ses semblables s’emballent et
reconnaissent à leur tour l’heureux lauréat. Si la France décrète qu’il est
bon, c’est qu’il est bon. Le cas d’Amin Maalouf est éloquent à cet égard :
même si l’auteur de Léon l’Africain avait suscité un intérêt bien mérité
à Beyrouth depuis ses débuts littéraires ; à partir de 1993, année où il a
remporté le prix Goncourt, il est reconnu parmi les siens comme un écrivain de
premier plan, et chacune de ses visites publiques à Beyrouth suscite un
engouement collectif. L’adoubement de la France a été perçu comme la preuve
ultime de sa qualité littéraire. L’écrivain libanais doit donc remporter un
prix littéraire à Paris pour être lu à Beyrouth. Le paradoxe, c’est que les
Français eux-mêmes, en partie du moins, relativisent les prix littéraires tant ils
connaissent les ressorts secrets et les jeux d’intérêts qui président à leur
attribution, contrairement aux prix anglosaxons qui sont beaucoup plus
transparents et honnêtes (les jurys du Booker Price en
Grande-Bretagne et du Pulitzer aux États-Unis sont renouvelés chaque année pour
éviter les conflits d’intérêts). Les Libanais eux, dans leur
majorité, accordent une valeur absolue à tout prix, a fortiori quand il vient de
France, et ne consentent à reconnaître une œuvre francophone que si elle a été
primée par un jury parisien. Voilà pourquoi l’on voit les écrivains libanais
francophones en mal de reconnaissance faire des pieds et des mains pour candidater
à des prix littéraires français, même mineurs, même inconnus, conscients qu’ils
sont de l’impact symbolique de ces prix sur leurs compatriotes s’ils venaient à
les remporter. Entre l’écrivain francophone et son compatriote, il faut un
intermédiaire en somme, et cet intermédiaire, c’est Paris. La situation est aussi
absurde que symboliquement violente. C’est la France qui décide, en définitive,
de ce que nous devons lire ou pas de nos propres auteurs.
La
survalorisation de l’ancienne puissance mandataire et la dévalorisation de soi
ne résument pas à elles seules les problèmes de la francophonie libanaise.
Il convient d’y
ajouter d’abord le manque de diversité sociale dans la famille francophone. Il
est vrai que plus de 60 % des élèves libanais effectuent leur scolarité en
français, et que ces milliers d’élèves scolarisés en français sont issus de
tous les milieux sociaux, y compris les plus modestes. Mais suivre un
enseignement scolaire en français ne fait pas de vous automatiquement un
locuteur francophone une fois devenu adulte. Et c’est là précisément qu’intervient
la différence sociale : à la sortie de l’école, les jeunes qui sont
capables de soutenir une conversation en français appartiennent, en règle
générale, aux couches les plus favorisées de la société libanaise. Plusieurs
raisons expliquent cette disparité ; en premier lieu, la pratique du
français est plus répandue dans les milieux bourgeois, si bien que les enfants
y sont exposés très jeunes au français comme langue vivante, et non seulement
comme langue scolaire, donc langue quasi morte. Autre raison de cette inégalité
dans la pratique du français oral : la qualité de l’enseignement du
français qui varie selon les établissements scolaires et les moyens dont ils
disposent pour l’apprentissage de la langue. Dans les écoles fréquentées par
les enfants de la bourgeoisie, les méthodes d’enseignement, les équipements,
les formations continues des professeurs et les effectifs allégés rendent
l’apprentissage du français plus efficace que dans les écoles à faibles moyens,
qu’elles soient publiques ou privées. De facto, le français est devenu la
deuxième langue, voire la première langue de la bourgeoisie libanaise.
Cette frontière
sociale se superpose, sans toujours coïncider avec elle, à une autre ligne de fraction,
communautaire celle-là. En effet, pour les raisons historiques évoquées plus
haut, le français s’est davantage diffusé dans la communauté chrétienne que
parmi les autres. L’anglais est plus répandu dans les communautés sunnite et,
surtout, druze (dont les alliés, au XIXe siècle, étaient les Britanniques).
Quant aux chiites, s’ils ont été longtemps francophones, en partie grâce à
l’expatriation de nombreux chiites en Afrique dès le début du vingtième siècle,
tous les chiffres sur l’enseignement du français au sud du Liban, fief de cette
communauté, montrent un recul du français au bénéfice de l’anglais. Alors que
le français se maintient au nord, il est en perte de vitesse dans les régions
méridionales.
Une troisième disparité,
corrélée aux précédentes, concerne justement la répartition régionale de la
francophonie. Loin de s’étendre sur tout le territoire, la pratique
« vivante » du français concerne essentiellement les quartiers est de
la capitale et les cazas de Baabda, Metn, Kesrouan, Jbeil et Zahlé, ce qui
correspond en gros à la région que les correspondants français appelaient le
« réduit chrétien » pendant les années de guerre.
Cette réalité
géographique, sociale et communautaire n’est pas sans effets sur la position du
français au Liban. Conséquences sur l’image de la langue d’abord. Si le
français bénéficie d’un certain prestige au pays du Cèdre, où il est associé à
la culture, la littérature, la liberté, les droits de l’homme, il charrie
concomitamment une autre image, souvent simpliste et caricaturale, qui est
celle d’une langue pratiquée par les nantis, une langue de distinction et de
salon qui serait l’apanage d’une élite un peu désuète, un peu vieux monde, la
langue des « tantes d’Achrafieh » et des « chez nous à
Paris ». Bref, quand l’anglais fait jeune et dans le vent, le français
fait vieux, incarnant, à tort ou à raison, des valeurs, des orientations
politiques, une certaine vision de la vie qui, toutes, manquent de diversité,
ce qui porte préjudice à la francophonie.
D’autres obstacles
entravent la diffusion du français au Liban, parmi lesquels le caractère étriqué
du marché éditorial francophone. La dévaluation de la livre et la paupérisation
brutale de la société libanaise ont porté un coup dur à la presse de langue
française, mais aussi à la diffusion du livre français, aux maisons d’édition
et à la création littéraire francophones. Quand les romans libanais publiés en
France étaient vendus aux alentours de 30 mille livres en 2019, leur prix a
triplé et quadruplé depuis, alors que, dans le même temps, le pouvoir d’achat
des Libanais s’est littéralement effondré ; acheter un livre est devenu un
luxe ; autant dire que l’écrivain libanais francophone a perdu son marché
naturel, ce qui le place devant deux choix : renoncer à la publication
papier en attendant des jours meilleurs, ou miser sur le marché franco-français
en s’adaptant aux exigences éditoriales parisiennes, avec toutes les
difficultés relatives à la position de l’écrivain périphérique bloqué par un
plafond de verre, comme nous l’avons vu plus haut. Quoi qu’il en soit, il y a
désormais une forme d’indécence de la part de l’écrivain francophone à se
présenter devant le public libanais avec des livres hors de prix, a fortiori
lorsqu’il milite en faveur de la démocratisation de la langue française au pays
du Cèdre.
Une autre entrave
à la diffusion du français au Liban est la difficulté de son apprentissage,
surtout si on le compare à son rival anglais. Tous les professeurs de français
au Liban s’accordent à dire que l’enseignement de l’orthographe française est
une tâche ingrate tant cette orthographe fourmille d’incohérences,
d’aberrations et de chausse-trappes. Au lieu de consacrer leur temps à
développer les facultés de conceptualisation, de compréhension et d’expression
chez leurs élèves, les enseignants en sont réduits à inculquer des dizaines de
règles flanquées de centaines d’exceptions. Les complications de l’orthographe
française placent l’apprenant dans une position de stress linguistique qui
finit par le décourager, voire le détourner du français ; ce stress
accompagne d’ailleurs le francophone tout au long de sa vie, tant il est
difficile de maîtriser parfaitement l’orthographe française, y compris pour les
spécialistes, et c’est là une singularité mondiale dont la francophonie
pourrait tout à fait se passer. Au Liban, nombre de parents ont opté pour
l’anglais parce qu’ils sont persuadés que les épreuves du brevet et du bac sont
plus faciles en anglais qu’en français, et que les chances de réussite y sont
supérieures, ce qui est effectivement le cas selon les chiffres officiels. Quand
le très sympathique Bernard Pivot prenait son bâton de pèlerin pour organiser
des dictées en France et dans le monde, sans doute ne pensait-il pas aux
modestes enseignants des écoles reculées de l’espace francophone qui se
heurtaient et se heurtent encore à l’enseignement de l’orthographe française. Je
comprends que l’on soit attaché à l’orthographe traditionnelle, et j’y suis
moi-même attaché par la force de l’habitude, mais de là à sacraliser
l’orthographe au point de fermer la porte à toute tentative de réforme qui
faciliterait l’apprentissage du français, il y a une forme d’aveuglement
fétichiste et d’entêtement réactionnaire. Il faut se rappeler, d’ailleurs, que la
langue ne peut pas être réduite à son orthographe : une langue, c’est
avant tout un esprit, un lexique, une syntaxe, des proverbes, des expressions
idiomatiques, et non pas une graphie qu’on entend figer aujourd’hui alors
qu’elle n’a cessé d’évoluer au fil des siècles, pour le meilleur et pour le
pire.
La désaffection
à l’égard du français se ressent d’une manière plus marquée encore au niveau
universitaire. Sur le nombre pléthorique d’universités au Liban, seule une
toute petite poignée sont francophones. Et même les plus irréductibles des
universités francophones, comme l’USJ et l’USEK, multiplient d’année en année
les concessions à l’hégémonie anglosaxonne. Cela s’explique par les besoins du
marché, notamment international, mais aussi, sur le plan scientifique, par le
fait que la recherche aujourd’hui se fait principalement en anglais. Il est
désormais admis partout que la langue de la recherche scientifique est
l’anglais et qu’on doit publier des articles en anglais pour être audibles dans
son domaine.
On le voit
donc, la francophonie au Liban est confrontée à plusieurs défis qui
compromettent son expansion, voire, à plus ou moins long terme, sa pérennité.
[…]
Il serait bon
que les médias français se montrent moins rétifs à relayer les productions
littéraires de la périphérie francophone, à commencer par des médias censément
destinés à la francophonie comme Radio France Internationale et TV5, mais dont
les émissions culturelles ont pour principal objet de promouvoir les produits
soutenus par les grands groupes de communication français (ou suisses, belges
et canadiens pour TV5). Une chose est sûre en tout cas : on ne peut plus
continuer à faire comme si la francophonie n’existait pas, on ne peut plus
entretenir l’illusion que les écrivains francophones installés en France depuis
des lustres résument à eux seuls toute la francophonie, alors qu’ils sont l’arbre
qui cache une vaste forêt caractérisée par sa richesse et sa diversité.
Des efforts
peuvent être fournis également dans l’enseignement scolaire et universitaire en
France. Il faut savoir qu’en France, aujourd’hui, on peut effectuer toute sa
scolarité, puis préparer une grande école littéraire (hypokhâgne et khâgne),
sans avoir jamais entendu parler d’Ahmadou Kourouma. Je donne cet exemple
car je l’ai vécu personnellement avec une étudiante française en mobilité à
Beyrouth, brillante par ailleurs. Suivant l’un de mes cours, elle m’a avoué ne
pas connaître Kourouma, pas plus que les noms de la douzaine d’auteurs qui
formaient le corpus de la matière, ce qui donne la mesure de l’indifférence,
sinon du mépris, dans lesquels on tient la littérature francophone en général. L’ignorance de la
littérature francophone est telle que dans l’esprit de beaucoup d’éminents
universitaires et critiques littéraires français, la conviction est ancrée que
la littérature francophone est strictement référentielle, sociale et engagée,
et qu’elle n’est guère animée par un souci formaliste ou un regard
métalittéraire sur elle-même, ce qui dispense lesdits chercheurs d’intégrer les
écrivains francophones dans leur champ d’étude, alors qu’il suffirait de
s’intéresser à la création francophone pour s’apercevoir qu’elle n’est dénuée
ni d’ambition esthétique ni de distance critique sur elle-même.
À présent, et pour compléter ce tableau général sur la situation des francophones périphériques au pays du Cèdre, je me permets de vous livrer une illustration particulière à travers mon propre vécu au Liban. Je ne suis pas issu d’un milieu très francophone. Ma mère a fait ses études chez les sœurs et pratiquait le français, mais il n’était pas d’usage chez nous de parler un autre idiome que le dialecte libanais. Quant à mon père, ayant fait ses études de droit en français, il en avait une connaissance strictement livresque : le français était une langue morte pour lui, et s’il lui arrivait de dire quelques mots dans la langue de Molière, ou plutôt de Portalis, c’était pour faire une citation ou invoquer un proverbe. Longtemps le français n’a été pour moi qu’une langue scolaire, une matière parmi d’autres qu’on me dispensait à l’école. J’étais conscient toutefois que le français était auréolé d’un certain prestige au Liban. Sans que j’en saisisse le mécanisme sociologique, je constatais que cette langue était associée à des valeurs prisées par la société, comme la distinction, la culture, la modernité. Est-ce là ce qui a motivé mon intérêt précoce pour le français ? Sans doute en partie. Mais peu à peu, à mesure que j’apprivoisais cette langue étrangère qui ne l’était pas tout à fait, je me suis aperçu que je pouvais me l’approprier et l’utiliser comme outil d’expression, non pas orale (cela viendra plus tard), mais écrite. Pourquoi n’ai-je pas choisi plutôt ma langue maternelle, ce qui aurait été plus logique ? C’est parce ma langue maternelle, à savoir le dialecte libanais, ne s’écrivait pas encore, ni ne s’enseignait d’ailleurs. Il n’était ni codifié ni reconnu comme une langue à part entière. On m’avait conditionné à ne pas considérer comme possible l’expression écrite en libanais. L’écriture arabe ne pouvait qu’emprunter les voies de l’arabe classique qui m’était trop distant par sa morphologie et son caractère solennel, sacré et, pour ainsi dire, intouchable. Le français avait, de plus, l’avantage de son inconvénient : à savoir l’étrangeté. De fait, grâce à sa divergence absolue avec mon environnement linguistique naturel, le français me permettrait d’exprimer des peurs, des colères ou des désirs avec plus de liberté qu’en arabe, qui était associé à mon éducation et à la morale y afférente. Le français m’autorisait la transgression en quelque sorte, et jusqu’à présent d’ailleurs, dans mes livres, il me permet de dire des choses que j’aurais ressenti plus d’embarras à exprimer en arabe, qu’il s’agisse de questions taboues comme la sexualité ou de questions politiquement sensibles comme le communautarisme, la guerre du Liban ou le conflit israélo-palestinien. Le français est pour moi un outil de transgression en somme, ce qui est un paradoxe dans une société libanaise où il passe davantage pour être la langue de la convention, sinon de la réaction. J’ajouterai encore d’autres motivations à l’utilisation du français pour le petit garçon que j’étais : l’aspect ludique que je trouvais à manipuler une langue très différente de la mienne, ainsi que la volonté de me singulariser par une expression personnelle et originale dans un milieu majoritairement arabophone. Le français, c’était mon domaine exclusif, mon passage secret, ma porte dérobée. Peut-être mon choix du français, si choix il y a, a-t-il été motivé aussi par des facteurs d’ordre psychanalytique en lien avec l’imago du père et de la mère, mais ce n’est pas le lieu de m’étaler sur ces considérations hautement conjecturales. Voilà en tout cas comment le français est devenu ma langue d’écriture, indissociable de mon statut d’écrivain, avec toutes les joies et les difficultés que l’on connaît. Mon cheminement est à la fois singulier et banal, comme le sont tous les cheminements linguistiques dans un pays caractérisé par le multilinguisme. Je suis à l’image de tous mes compatriotes : le produit d’une histoire singulière qui tient beaucoup des contingences.
Webinaire, Université Saint-Joseph de Beyrouth, Faculté des Lettres et des sciences humaines, le 12 décembre 2020. Verbatim (extraits).
© Ramy Zein
Les chrétiens baptisent leurs enfants à l’eau bénite ; Rim a été baptisée aux larmes de sa mère, qui a éclaté en sanglots en apprenant la nouvelle : elle venait de mettre au monde une fille. (11)
Rim porte, elle, le prénom de sa grand-mère paternelle, Rim Khatib, alias Oum Marzouk, foudroyée par une crise cardiaque à l’âge de cinquante-sept ans alors qu’elle sarclait l’allée caillouteuse reliant sa modeste demeure au cimetière tout proche, comme si elle avait eu le pressentiment de sa fin imminente et qu’elle s’était hâtée d’aplanir l’ultime ligne droite qui la séparait du paradis. (11)
L’insolent avait jugé son statut de journalier similaire au leur, établissant une analogie intolérable entre sa situation de tâcheron rémunéré à la journée et celle de propriétaires vivant de leurs biens. Un pauvre comprend et excuse le mépris qu’il inspire aux riches ; il est intraitable si un semblable moins argenté s’avise de le considérer comme un égal. Saad venait de le découvrir à ses dépens. (18)
Elle détourne les yeux pour fixer la ligne de crête qui se découpe sur le ciel bleu nuit. Cette montagne qu’elle ne se lasse pas de contempler d’ordinaire, dont elle aime le surgissement majestueux, les teintes volatiles, les courbes légères, lui paraît soudain lugubre et étouffante. Le massif qui borde la vallée s’avère une prison qui l’enferme dans ses hautes murailles. (37)
Maher G. est allé chercher fortune sous le ciel d’Afrique ; pour toute fortune, il n’a trouvé que la mort. Il voulait réussir, rentrer la tête haute au pays ; il ne rentrera jamais, même les pieds devant. Il repose là-bas désormais, dans un cimetière marin où Rim n’ira pas se recueillir sur sa tombe. (41)
Elle jette un ultime coup d’œil sur les volets clos, le jardin, les arbres, le monceau d’herbes folles qu’elle n’a pas eu le temps de brûler. C’est fini. Maher et elle ont occupé six maisons différentes. Chacune porte un nom dans sa géographie intérieure. Il y a eu la maison du mariage, la première ; les maisons de Ghina, Taleb et Nour où sont nés chacun des enfants ; la maison de la mer à Sarafand ; et enfin cette ancienne ferme qu’elle quitte à présent, dont elle voit disparaître les murs blonds derrière les cyprès, qu’elle appellera désormais la maison de la mort. D’autres auraient dû suivre, africaines celles-là, plus grandes, plus cossues, mille fois inventées et rêvées par les enfants, tombées en ruines du jour au lendemain, balayées par le vent après avoir été bâties à chaux et à sable pendant les joyeuses veillées sous la treille du toit. (44-45)
Ses seuls moments de réconfort, c’est quand elle arrive à pleurer. Les larmes surgissent abondantes, douces, voluptueuses. Mais elles se tarissent trop vite, laissant dans leur sillage des muscles crispés, une gorge sèche, une sensation de néant. Il fait lourd. Il fait humide. Elle transpire à grosses gouttes. Sa robe colle à ses membres. Des émanations étranges se dégagent de sa peau moite. Elle est quelqu’un d’autre. Quelqu’un d’autre s’est emparé d’elle, qui sent cette odeur inconnue, acide. (48)
Elle a l’impression de ne plus coïncider avec elle-même, d’être le témoin distrait d’une existence approximative dont elle s’aperçoit, par intervalles, sans y attacher la moindre importance, qu’elle est la sienne. (64)
À peine quelques rues plus loin, elle se retrouve dans un quartier sale et sombre où des bâtiments informes, couverts de lézardes, se serrent au milieu d’une odeur rance d’immondices et de cuisine. Pas un arbre, pas un centimètre carré de verdure. Pas de trottoirs non plus, ni de réverbères pour éclairer les guimbardes cabossées et les adolescents rassemblés autour d’une radio qui écoutent de la musique occidentale en grillant une cigarette. Des faisceaux de fils électriques pendent anarchiquement entre les immeubles, des monceaux de détritus s’entassent dans les coins, qu’on va peut-être brûler comme on le fait dans les villages. Sur les balcons et devant les entrées des bâtisses, des hommes disputent une partie de tric-trac en fumant un narghilé, alors que leurs femmes, un fichu sur la tête, écossent des haricots, vident des courgettes, trient des graines de lentilles sur un plateau de fer-blanc. (71)
Alors qu’elle remonte une avenue, elle voit passer une troupe de mendiants couverts de loques : deux vieilles femmes, des hommes plus jeunes, des adolescents aux cheveux hirsutes ; quelques individus sont mutilés, amputés du bras ou de la jambe, les moignons à nu ; un garçon a le bas du visage et le cou entièrement brûlés ; un autre bouge la tête sans arrêt, une tête minuscule aux yeux hagards, les lèvres frémissantes comme s’il s’apprêtait à cracher ou à proférer une injure. (72)
Rim acquiesce, baisse la tête, s’éclipse. Elle est femme, elle est jeune : sa vie appartient à tout le monde. (102)
Ils ont toujours eu pour Soraya et son mari une déférence de classe faite de respect, d’admiration et de crainte. Rim ne veut plus voir cette attitude servile de son père et de sa mère, cette humiliation qu’ils acceptent sans rechigner parce qu’ils sont des fellahins et les G. des zawéts. Sa conscience politique est loin d’être éveillée encore, elle n’est pas animée par une révolte raisonnée contre un état de fait social, mais depuis quelque temps une répulsion nouvelle la soulève, une aversion confuse pour une réalité qu’elle peine à tolérer, dont l’évidence ne s’impose plus à elle comme une chose naturelle. (103-104)
Seule au milieu de la nuit, Rim lève le nez vers les étoiles et songe à Dieu, dernier survivant de ses anciennes croyances depuis que Maher l’a détournée de la prière. Il lui arrive de mettre en doute l’existence d’Allah, une pensée troublante qui ouvre un abîme sous ses pieds : elle mesure l’absurdité de l’univers privé de sens, frémit face à l’infini de l’espace, aux mystères des commencements, au néant d’après la mort. (109)
La haine. Au-delà de tout. Plus rien à perdre. La rage qui pulvérise d’un coup des années de peur, des siècles de soumission. (113)
Le véhicule se met en marche. Elle ferme les yeux en raidissant les membres pour essayer de calmer son souffle. Tout le trajet elle le fera les paupières closes, la gorge serrée, les mains agrippées aux accoudoirs telles des araignées sur le qui-vive. (114)
Elle avait honte de sa mère aux robes informes, de son père taiseux et fruste, vêtu invariablement comme un portefaix des souks. Elle regardait les nantis et elle avait mal, mal à en détester les siens, à en haïr son milieu, à rêver de devenir eux, rien qu’eux. Le spectacle le plus enivrant et le plus pénible à la fois était celui des petites filles de son âge dont les toilettes soignées et les manières coquettes la faisaient fantasmer pendant des jours. Elle rentrait chez elle, des images plein la tête, le cœur transpercé de mille échardes. Elle imitait leurs gestes, leur démarche. Elle s’attribuait leurs prénoms français ou américains, s’imaginait dans leurs maisons, leurs voitures, leurs salles de classe. Pourquoi eux et pas elle ? (123-124)
Elle évitait ses anciennes amies avec une brutalité cynique dont elle se surprenait à tirer plaisir, le même plaisir qu’elle éprouvait à snober ses semblables à l’université et ailleurs. (125)
Elle veut écrire à ses enfants. De sa propre main. Leur dire. Leur raconter. Quoi ? Elle ne sait pas encore, elle ne sait pas au juste. Elle le saura quand viendra le temps d’écrire, à moins que le temps de la mort ne soit plus rapide. (138)
Comment a-t-elle pu ? Était-ce elle d’abord ? Elle seulement ? Quelle force dans son bras, quel basculement, quelle absence ?... Sans arrêt elle revoit le geste, non pour le regretter, non pour s’horrifier d’avoir pu l’accomplir, mais avec perplexité et – elle a mis longtemps à le reconnaître – quelque chose comme, oui, une sorte de jouissance obscure qui lui fait peur : elle portait cela en elle, elle porte cela dans les profondeurs de son être. (138)
Les traits sereins, comme aplanis par une lumière invisible, elle leur fait un signe de la main qui semble dire aucune importance, plus rien n’a de l’importance désormais. (156)
La civilisation, c’est la justice. La culture, c’est la mémoire. Nous avons bradé la justice, nous avons perdu la mémoire.
Texte publié dans Culture et barbarie - L'Orient Littéraire, n°100, Beyrouth, Editions de l'Orient des Livres, octobre 2014
Le 21 octobre 1990, à l’aube, des individus armés font irruption dans l’appartement de Dany Chamoun, opposant politique de renom. On l’entraîne vers un coin du séjour, on lui bourre le corps de balles silencieuses avant de mitrailler sa femme Ingrid. De leurs deux enfants accourus, alertés par le bruit, l’aîné, Tarek, sept ans, est abattu à bout portant. Julian, âgé de cinq ans, cherche à s’échapper. Il court en hurlant vers sa chambre, se jette sous son lit et rampe jusqu’au mur. On le tire par la cheville. L’enfant se débat ; il est immobilisé par une décharge qui lui ensanglante la tête et le thorax. Laissé pour mort, il expirera peu après dans l’ambulance. Les seules survivantes du massacre sont la gouvernante et la dernière-née du couple, un bébé d’un an, dont on ne saura jamais si elle a été épargnée par les tueurs, ou si, comme il était communément admis alors, les hommes ne l’avaient pas vue dormant dans son berceau.
Le récit de ce massacre, lu dans la
presse, m’a bouleversé plus que tout autre depuis le début de la guerre. Ce
n’était pas la tuerie la plus meurtrière pourtant. En quinze ans de conflit
j’avais eu connaissance d’un tas d’autres massacres ; ma mémoire
grouillait – grouille encore – d’une multitude de scènes imaginées à partir de
relations orales ou écrites de carnages perpétrés dans différentes régions du
pays : des dizaines d’hommes alignés contre un mur sommairement exécutés, tout
un village exterminé à l’arme blanche, une explosion de voiture piégée faisant
plus de cinquante victimes, des centaines de familles anéanties en quelques
heures dans un camp de réfugiés...
Malgré l’atrocité de ces massacres, je ne
me souviens pas de m’être jamais senti concerné par aucun d’eux. Peiné, oui, indigné,
sans doute, effrayé quelques fois, révolté, stupéfait, mais jamais concerné
en tant qu’individu. Ces événements ne me touchaient pas, ils me paraissaient
lointains, pour ainsi dire irréels. Les signes linguistiques qui les
désignaient dans les médias me semblaient renvoyer à un référent abstrait, une notion
théorique relevant de l’Idée de la guerre. Pudeur ou défaut d’information, les
comptes rendus de ces tueries étaient le plus souvent pauvres en détails et se
contentaient de quelques formules laconiques : "seize habitants de S.
ont été sauvagement assassinés dans leurs maisons par un commando non
identifié", "les cadavres égorgés d’une famille ont été découverts
dans un ravin sur la route de G.". Suivaient parfois, selon l’obédience du
journal qui rapportait la nouvelle, des accusations directes ou voilées contre
l’autre camp, des commentaires outrés sur le caractère "horrible",
"odieux", "monstrueux", "abominable" ou "inqualifiable"
du crime. La récurrence de ces adjectifs galvaudés et d’adverbes à l’avenant,
associée à des conventions d’écriture au moins aussi rigides (on
"déplore", "malheureuses victimes", "baignant dans
leur sang"...), combinée à des prises de position politiques franches ou
implicites, avait pour effet d’épaissir un peu plus la cloison symbolique dressée
entre moi et les événements. Les faits rapportés étaient non seulement, dans la
plupart des cas, réduits à quelques indications sur le lieu du massacre, le
nombre des morts, leur confession religieuse, les instruments du crime, à
l’exclusion de tout détail sur le déroulement et les circonstances de la
tuerie ; ils étaient de surcroît farcis de clichés stylistiques et
d’éléments idéologiques qui les rattachaient à la mythologie de la Guerre
plutôt qu’à des faits avérés.
Avec le massacre du 21 octobre 1990 en
revanche, s’il y eut profusion de commentaires, d’adjectifs et d’accusations plus
ou moins voilées, il y eut dans la presse des comptes rendus précis de
l’événement, ce qui était dû sans doute à la notoriété de Dany Chamoun et au
contexte politique de l’assassinat. En lisant les journaux, je découvris, seconde
par seconde, le déroulement concret d’une succession d’actes qui conféraient au
récit une réalité matérielle irréductible. Le crime n’était pas vrai ; il
était réel. Il me concernait. Je le voyais, je m’y voyais.
Ce qui m’a le plus marqué dans le récit du
massacre, ce sont les détails touchant à la résistance du petit garçon et sa tentative
de fuite. La panique de cet enfant, sa course éperdue, sa précipitation sous le
lit, sa terreur au moment où la main de l’homme lui a agrippé la cheville, ses
efforts pour s’en libérer, ses derniers instants de vie... Je n’arrivais pas à
me défaire de ces visions. Il y avait en elles quelque chose d’incompréhensible,
de littéralement impensable. Elles dépassaient les limites, non de la cruauté,
ni de l’inhumanité, ni de l’abjection, mais simplement du possible. Le drame de
Julian a reculé dans mon esprit la frontière du "possible". Possibles
étaient pour moi, parce que connus, les massacres des civils, y compris "des
enfants, des femmes et des vieillards", selon la trilogie de l’innocence consacrée
par les médias ; impossible en revanche était cette scène où un homme
traquait un petit garçon après avoir assassiné son frère sous ses yeux, le
happait par la cheville, le tirait de sa cachette, restait sourd à ses
supplications, sourd à ses appels au secours, vidait son chargeur dans son
corps de cinq ans. Des faits similaires s’étaient sans doute produits
auparavant, mais je n’en avais jamais appris que les bilans chiffrés, l’identité
des victimes, l’endroit où ils avaient eu lieu, et quelques autres indications
extrinsèques qui les situaient dans la représentation générale de la Guerre sans
rien révéler, ou si peu, de leur réalité brute.
Mon désarroi était d’autant plus grand que
le crime, je le savais d’expérience, allait demeurer impuni. Les assaillants et
leurs complices ne seraient pas retrouvés. Même pas recherchés. Recherchés par
qui d’ailleurs ? Les autorités légales à qui revenait cette tâche – et qui
avaient amorcé un semblant d’enquête pour donner le change – étaient contrôlées
depuis le début de la guerre par les différents partis engagés dans le conflit
et leurs bases arrière régionales, donc par ceux-là mêmes qui commanditaient
les assassinats et les massacres. Je ne pouvais espérer aucune réparation de ce
côté-là : ni arrestation, ni aveu, ni procès, ni reconnaissance publique
du crime.
Cet homme qui avait pourchassé un enfant
jusque dans sa chambre, qui l’avait extirpé de son refuge et l’avait vu se débattre
avant de l’achever de son arme silencieuse, cet homme, je n’avais même pas la
consolation de me dire que sa mauvaise conscience l’accablerait de remords et
qu’il souffrirait a posteriori de son acte. Tant d’issues s’offraient
désormais à lui : il pouvait se persuader qu’il n’était qu’un simple
exécutant, un sicaire loyal, que s’il avait refusé la mission, quelqu’un
d’autre s’en serait chargé à sa place, sans parler des sanctions qu’il aurait subies.
Il pouvait se convaincre qu’en participant à l’élimination de cet opposant et
de ses descendants, il avait débarrassé la terre d’une engeance ennemie
coupable d’avoir commis des massacres au moins aussi abjects, et susceptible,
qui plus est, à la faveur d’un nouveau retournement de la situation
politico-militaire, de rééditer ses crimes. L’opération à laquelle il avait
participé, pour atroce qu’elle fût, aurait servi à épargner la vie de milliers
d’innocents ! Tant de choses il pouvait se dire. Les ressources de
l’autojustification sont inépuisables. Infiniment inventifs les accommodements
avec la conscience.
Dans le meilleur des cas, pensais-je,
l’homme qui avait poursuivi le petit garçon, qui l’avait arraché à son abri
pour lui perforer le corps de balles, cet homme pourrait un jour venir à
résipiscence, négocier une amnistie avec son Dieu, se jouer le jeu poignant de
l’âme rachetée et prête à passer devant le Tribunal du Très-Haut. Je songeais
aussi que l’individu allait probablement être liquidé par ses chefs, comme il
est de coutume dans ce genre d’opérations où l’exécutant, malgré la chaîne
préventive des intermédiaires qui le sépare du grand ordonnateur, en sait
toujours trop, et constitue par conséquent une menace potentielle pour sa
hiérarchie. Mais cette éventualité ne m’apaisait guère. Je ne voulais pas d’un homme
mort. Je le voulais vivant, cet assassin, les yeux grands ouverts sur son
crime. Mes fantasmes réparateurs me représentaient des scènes où je le voyais
enchaîné sur une chaise, une lampe braquée sur lui. On lui montrait des photos de
Julian avant le drame (gamin blond qui joue, qui pose avec sa famille, qui sourit
à l’objectif), puis de Julian sans vie (cadavre livide criblé de balles), on
exigeait de lui qu’il racontât son crime en s’arrêtant longuement sur chaque
détail. On lui demandait d’imaginer son propre enfant à la place de Julian, soumis
au même calvaire et voué au même sort. Seule sa repentance réelle et sincère aurait
pu m’apaiser ; je l’imaginais tel que je brûlais de le voir : contrit,
effondré, accablé par son acte, honteux de survivre à sa victime.
Mais il n’y eut pas de réparation. J’ai
vécu seul avec la frayeur de l’enfant traqué, la course vers la chambre, la
reptation affolée sous le lit, l’immobilité contre le mur, le souffle retenu,
la sensation de la main posée sur la cheville, la lutte désespérée contre la
force qui l’aspire, la vue du canon pointé sur lui, l’impuissance, les cris,
les tirs, les brûlures, la brume acide qui brouille les images ultimes et
enfonce dans les tumultes de la douleur, dernières attaches au monde.
Alors que jusque-là les vapeurs opaques du
discours conventionnel (partisan, rhétorique, moral) m’avaient empêché de
saisir dans leur réalité intrinsèque les crimes commis pendant la guerre, ce
massacre m’a mis rétrospectivement, par déduction, face à la matérialité brute
de tous les autres. Je me souviens par exemple que deux ans plus tard, lors de
la commémoration du dixième anniversaire des massacres de Sabra et Chatila,
j’étais à l’étranger en train d’écouter les nouvelles de la BBC. A la fin du
journal, on annonça la rediffusion d’un reportage réalisé sur le vif au
lendemain du carnage, puis j’entendis s’élever une voix d’homme aiguisée par
l’émotion, au débit frénétique, qui décrivait le charnier découvert dans les
deux camps ; il parla de fosses communes recouvertes d’une mince couche de
sable, de corps exhumés par centaines, de cadavres égorgés, éventrés,
mitraillés, tailladés ; il parla de membres épars que les secouristes
recueillaient en plein soleil dans des sacs en plastique, ici un pied, là une main,
une épaule, une tête, des membres qui pour beaucoup, ajouta-t-il, appartenaient
à des enfants en bas âge, y compris des nourrissons. Je coupai la radio. D’un
bond je me levai et ouvris la fenêtre. Avec avidité je me mis à observer
l’animation de la rue, comme si j’avais voulu me fondre dans le spectacle
ordinaire de la ville, dans ces silhouettes filant seules ou par paires avec
leurs histoires si prodigieusement différentes de la mienne.
Sans en prendre conscience, je venais de me
rappeler la mort du petit Julian, et ce souvenir intact, lancinant, avait déteint
sur les images suscitées par l’émission de la BBC. Malgré les articles et les
reportages que j’avais lus, vus ou entendus pendant dix ans sur les massacres
de Sabra et Chatila, je n’en avais jamais perçu la réalité qu’à travers des
images furtives, des représentations aussi figées et symboliques que des pictogrammes.
Une force en moi me retenait de franchir ce stade de la signification au-delà
duquel se déployait l’immense étendue d’une réalité crue où des êtres humains
étaient poursuivis, rattrapés, acculés à un mur, immobilisés au sol, violés, mitraillés,
égorgés, dépecés. Je voyais ces scènes à présent, je les voyais, les revoyais,
et tremblais de la même stupeur ulcérée qui, deux ans plus tôt, s’était emparée
de moi lorsque j’avais appris la mort de Julian ; les victimes avaient des
visages désormais, des yeux, des bouches, des voix ; les victimes avaient
existé avant d’être des cadavres entassés dans des fosses communes, elles
avaient couru, elles avaient appelé au secours, elles avaient demandé grâce,
elles avaient lutté en cherchant à fuir, elles s’étaient vues blessées, mutilées,
elles avaient vu leurs proches exécutés sous leurs yeux ; entre le début
de l’assaut et la retraite des assassins, un temps s’était écoulé sur lequel
j’avais fait l’impasse jusque-là, qui constituait pourtant, par-delà les bilans
chiffrés et les exploitations multiformes du massacre, l’identité ultime de
l’événement ; la tuerie n’était plus un nombre à quatre chiffres, ni un
nom de lieu ajouté à la longue liste des carnages et des génocides du vingtième
siècle ; elle n’était plus un élément d’analyse politique rattaché froidement
à d’autres faits d’histoire contemporaine dans le cadre d’un tableau de la
situation géopolitique du Proche-Orient brossé par quelque spécialiste patenté
sur un plateau de télévision ; elle n’était plus un instrument de
propagande employé dans le but d’accabler la sauvagerie des uns pour mieux promouvoir
la cause des autres ; elle n’était plus le thème d’un prêche moral pris
dans les fadeurs d’un discours convenu et abstrait ; elle n’était plus le sujet
d’une ode héroïque où la victime devenait martyre, la mort sacrifice, la
douleur résistance, le sang élixir abreuvant la terre des braves dans l’attente
d’une moisson de liberté.
La tuerie n’était plus rien de tout cela.
Elle était devenue elle-même, une réalité nue et brute. Un massacre envisagé
dans son déroulement concret.
Des comme Julian, petits ou grands, hommes
ou femmes, il n’y en a pas eu des dizaines depuis le début de la guerre (et
après sa fin officielle), il n’y en a pas eu des centaines, il y en a eu des
milliers, des milliers d’âmes en peine qui errent dans les oubliettes de nos
villes hâtivement reconstruites, attendant qu’un jour on veuille bien se
rappeler leur calvaire et juger leurs bourreaux.
Il faut pardonner pour aller de l’avant,
rétorquent les pragmatiques à l’intention des esprits chagrins qui réclament
justice pour les innocents sacrifiés. Mais comment pardonner à des
anonymes ? Comment absoudre des fantômes ? Pour dire « je vous
pardonne », plus encore pour penser « je vous pardonne », il
faudrait qu’il y ait quelqu’un derrière ce « vous », qu’il y ait
quelqu’un pour se lever et répondre à l’appel de ce « vous ».
Je pense à toi, Julian, petit squelette gisant dans la montagne du Chouf. Je pense à toi en me disant que les vrais barbares, ce ne sont pas les hommes qui t’ont assassiné, c’est nous qui t’avons oublié. Nous qui avons laissé les criminels de guerre s’autoamnistier avant de faire main basse sur les institutions de la République. Nous qui avons participé au complot du silence, toléré l’intolérable, nous soumettant à l’infamie sans remuer le petit doigt. La civilisation et la culture, dont nous nous réclamons avec complaisance, ne sont pas affaire d’arts, de lettres, de raffinement, de bonnes manières ou que sais-je encore ? Elles se mesurent à la volonté de protéger les plus faibles et de rendre justice aux opprimés. La civilisation, c’est la justice. La culture, c’est la mémoire. Nous avons bradé la justice, nous avons perdu la mémoire. Je m’incline devant ton corps meurtri Julian, comme devant les tombes des innocents oubliés. Pardonnez-nous et dormez en paix.
Culture et barbarie - L'Orient Littéraire, n°100, Beyrouth, Editions de l'Orient des Livres, octobre 2014