Rémanences des jours (journal)

 Des choses vues, des scènes vécues, des faits lus ou entendus au fil des jours...




 © Ramy Zein                        

 

Vendredi 20 décembre

Après Amnesty international, Human Rights Watch et Médecins sans frontières accusent Israël de commettre des actes de nature génocidaire. HRW a rédigé un rapport de deux cents pages où il dénonce les conditions de vie créées « délibérément » par l’armée d’occupation, cela dans le but de « causer la destruction d’une partie de la population de Gaza ». Pour sa part, le secrétaire général de Médecins sans frontières, M. Christopher Lockyear, s’appuie sur un rapport de trente pages établi par son organisation pour affirmer que « les signes de nettoyage ethnique et la destruction en cours – incluant les massacres, les blessures physiques et psychologiques graves, les déplacements forcés et les conditions de vie impossibles pour les Palestiniens assiégés et bombardés – sont indéniables. » Indéniables, et pourtant niés fermement par les principaux concernés. Le ministère des Affaires étrangères israélien a qualifié de « totalement fallacieux et trompeur » le rapport de MSF et de « mensonges éhontés » celui de HRW. De son côté, Tsahal assure « porter une attention spéciale à la prise en compte des besoins humanitaires de la population civile de Gaza, en particulier en ce qui concerne l’hygiène, l’assainissement et l’approvisionnement en eau ».

Ce qui se profile derrière les accusations des ONG et la ligne de défense adoptée par Israël, c’est la bataille de la communication qui a commencé dès le premier jour et qui est appelée à s’accroître après la fin de la guerre. L’État hébreu cherche à instiller son point de vue dans les médias internationaux comme il a imposé sa volonté sur le terrain, et il ne manque ni d’appuis ni de ressources pour ce faire. À l’inverse, les ONG et les organismes internationaux s’évertuent à démontrer la véracité de leurs assertions sur les crimes de guerre commis à Gaza. L’enjeu est grave. Au-delà d’Israël et de la Palestine, il concerne l’humanité entière : il s’agit de savoir si les criminels pourront, oui ou non, échapper à leurs responsabilités face à l’histoire. Il s’agit de savoir si le négationnisme peut, oui ou non, effacer le martyre de dizaines de milliers de civils, dont une grande partie de femmes et d’enfants morts dans des conditions atroces, et la destruction de tout un territoire. Il s’agit de savoir, enfin, jusqu’où on peut aller dans le massacre des innocents sans recevoir de sanctions pour ses crimes.

 

Mardi 10 décembre

Alors que vous butinez sur la toile des informations à gauche et à droite, suivant les nouvelles de la Syrie en essayant de démêler l’écheveau des alliances et des croisements d’intérêts qui ont conduit au départ de Bachar el-Assad (départ volontaire et concerté visiblement), tandis que vous feuilletez des pages numériques qui vous décrivent le calvaire des prisonniers politiques syriens et l’afflux de nouveaux réfugiés au Liban (des chiites et des chrétiens des villages frontaliers, des alaouites et des sunnites gravitant dans l’orbite de l'ancien régime), vous tombez sur le visage d’un petit garçon qui vous évoque irrésistiblement le vôtre, en plus jeune. Il doit avoir quatre ou cinq ans sur la photo, une bouille d’enfant malicieux, la peau lisse et nette d’un garçon choyé, les cheveux châtains soigneusement coiffés. Il sourit sur la photo, et vous lui souriez intérieurement, de façon machinale, sans soupçonner ce que vous allez apprendre un instant plus tard : ce bel enfant souriant à la vie, baignant dans la douceur d’un foyer aimant, cet enfant qui vous a happé au détour d’un clic, il a été fracassé par un missile à Maaysrah, au cœur du caza chrétien de Kesrouan. Sa famille avait fui le village de Houla, à la frontière avec Israël. On vient seulement de retrouver son corps sous les décombres d’un bâtiment bombardé par Tsahal il y a deux mois.

En quelques secondes, vous êtes passé de la quiétude attendrie face au visage d’un enfant en apparence heureux, à l’horreur absolue en découvrant que ce même enfant était un cadavre retenu par les ruines pendant deux mois après avoir été tué par un missile. Il s’appelait Amir Wissam Hussein, le petit garçon de la photo. Il ne pourra pas être enterré dans son village de Houla, toujours sous occupation israélienne, comme des dizaines d’autres localités où Tsahal continue de détruire des maisons et de vadrouiller librement en empêchant les villageois de rentrer chez eux. 


Dimanche 8 décembre

Au bout de cinquante-quatre ans de règne, le régime des Assad est tombé. On s’y attendait après la chute d’Alep et de Hama, mais on ne pensait pas que l’effondrement serait aussi rapide. Tout cela ressemble fort à une mise en scène. La fin d’une dictature est toujours une bonne nouvelle. Le Liban a beaucoup souffert de l’occupation et des ingérences syriennes : hormis les alliés politiques de Damas, il n’y aura pas énormément de monde pour verser des larmes sur la fin de l’ère Assad.   

Reste à savoir ce qui va advenir de la Syrie à présent. Voilà un pays profondément divisé sur tous les plans, en proie à toutes les convoitises, une terre ouverte qui, depuis 2011, est un champ de bataille où les puissances régionales et internationales règlent leurs comptes, semant la ruine et la mort à coups de milliards de dollars, laissant prospérer des mouvements salafistes radicaux (dont est issu le "libérateur" de la Syrie Joulani). L’exemple de l’Irak voisin n’est pas pour rassurer. Le chaos en Syrie menacerait le fragile équilibre du Liban qui n’a pas encore pansé ses plaies, et dont les dirigeants, égaux à eux-mêmes, n’ont toujours pas réussi, après une vacance de plus de deux ans, à élire un président de la République. 

 

Vendredi 6 décembre

Aurélie Godard est médecin anesthésiste et réanimatrice travaillant pour Médecins sans frontières. Elle a effectué trois séjours à Gaza depuis le début de la guerre. Le 11 novembre dernier, elle a envoyé un message à ses proches et ses amis, qui a été publié par Libération. Elle y décrit les conditions de vie des Palestiniens, les morts et les blessés de guerre, la densité de la population dans les rares zones considérées comme sûres, la propagation de la bronchiolite chez les bébés, les tentes usées ou déchiquetées, incapables de braver les intempéries. Elle raconte les histoires tragiques de ses patients et de ses collègues (chacun a la sienne), les aides et les vivres qui pénètrent au compte-gouttes dans l’enclave, la désorganisation de la société palestinienne privée de police et de gouvernement, les groupes armés qui pillent les camions pour revendre les produits au marché noir. Elle rapporte aussi les récits venant du Nord qualifié d’enfer : « Il semble assez clair que les Israéliens ne laisseront pas les Palestiniens retourner sur leurs terres. Dans le Nord, les attaques sur les hôpitaux n’ont jamais cessé. Les médias ont-ils fait mention des tanks tirant sur un hôpital rempli de malades ? Pas vraiment. Combien d’entre vous savent en revanche que des supporters de foot israéliens ont été pris à partie à Amsterdam ? Sans doute beaucoup plus… ».

Le témoignage d’Aurélie Godard est précieux par son authenticité et sa légitimité. Son message n’épargne personne, même s’il pointe la responsabilité d’Israël dans le drame de Gaza. L’anesthésiste décrit ce qu’elle voit et ce qu’elle entend. Si parti pris il y a, il est celui de l’humain. Sa voix ne servira à rien, sans doute. Elle se dispersera dans la brume de l’omerta, des lâchetés et des compromissions. Mais elle aura parlé, Aurélie Godard, comme elle aura soigné. Et en cela, elle rachète un peu de notre humanité.

 

Jeudi 5 décembre

L'ONG Amnesty international vient de publier un rapport de trois cents pages où elle accuse Israël d’avoir commis un « génocide » contre le peuple palestinien à Gaza. Le document se base sur un examen approfondi des opérations militaires menées entre octobre 2023 et juillet 2024. La Convention de 1948 sur le génocide stipule que les faits de génocide sont constitués quand les crimes s’avèrent commis « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Selon Amnesty international, la qualification de « génocide » est justifiée par l’intention délibérée d'anéantir les Palestiniens de Gaza, qui constituent 40 % de la population palestinienne vivant sous l’autorité israélienne. Amnesty international estime que Tsahal s’est rendu coupable de trois des cinq actes interdits par la Convention de 1948 : il a commis des « meurtres » et des « atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale », de même qu'il a imposé aux habitants de Gaza « des conditions de vie destructrices » à travers la restriction de l’aide humanitaire et la dégradation systématique des infrastructures essentielles. 

Pour parvenir à ses conclusions, l’ONG explique qu’elle s’est fondée sur les récits de deux cent douze personnes victimes et témoins, sur des entretiens avec des professionnels de santé et des acteurs humanitaires, sur des preuves visuelles et numériques (vidéos et photos, réseaux sociaux), à quoi s’ajoute l’analyse des discours d’officiels israéliens, en particulier vingt-deux déclarations de hauts responsables qui justifient des actes génocidaires. Agnès Callamard, secrétaire générale de l’ONG et professeure à l'université Columbia, se défend de tout parti pris politique. « Mois après mois, dit-elle, Israël a traité les Palestiniens de Gaza comme un groupe sous-humain, indigne des droits humains et de leur dignité, démontrant ainsi son intention de les détruire physiquement. »

Les responsables israéliens contesteront sans doute le terme de « génocide », mais ils ne pourront pas contester la réalité des crimes de guerre commis contre la population civile palestinienne, dont plusieurs dizaines de milliers de personnes, parmi lesquelles un très grand nombre d'enfants, ont été tuées en connaissance de cause. Ils ne pourront pas contester les plus de cent mille blessés, ni le saccage du territoire, ni les privations de nourriture, d’eau, d’électricité, de logement, d’installations sanitaires, de gaz, de carburant, de matériel médical. Les mots sont contestables, en particulier ceux qui charrient des horreurs actées par l’histoire, mais les faits, eux, vus, enregistrés, documentés, ne peuvent pas être contestés. Netanyahou devra en répondre, comme tous les gouvernements qui, à un titre ou à un autre, l’ont soutenu dans son entreprise. La puissance militaire, l'hégémonie politique et la manipulation médiatique peuvent imposer le silence un temps. Elles ne peuvent pas étouffer la vérité tout le temps.

 

Mercredi 4 décembre

Gur Kehati est un sous-officier de Tsahal. Il a vingt ans et toute la vie devant lui. Le 20 novembre dernier, son commandant lui ordonne d’accompagner un civil israélien dans le village libanais de Chamaa, non loin de la frontière. Le civil en question se nomme Zeev Erlich. Il s’agit d’un colon septuagénaire de Cisjordanie, historien et archéologue, dont le travail idéologiquement orienté consiste à chercher les traces de la présence juive à Gaza, en Cisjordanie et au Liban, pour donner une légitimité historique à l’expansionnisme défendu par l’extrême droite israélienne.

Le cas de Zeev Erlich illustre la contamination de l’armée israélienne par le sionisme radical. C’est du moins ce que pense le général à la retraite Assaf Agmon, grand-père du jeune sous-officier mort aux côtés de Zeev Erlich. Assaf Agmon accuse l’armée d’avoir tué son petit-fils « pour rien ». Il accuse Netanyahou de céder aux exigences de l’extrême droite israélienne qui a « gangrené » Tsahal avec son idéologie de « conquête territoriale ». Et il ajoute : « Netanyahou commet des crimes de guerre en sacrifiant des vies humaines sur l’autel de son agenda politique. »

Assaf Agmon et moi n’appartenons pas au même camp. Des montagnes de ruines, des rivières de sang et soixante-seize ans de confrontations nous séparent. Mais quand je lis ses propos, quand je l'écoute prononcer l’oraison funèbre de son petit-fils, je constate que nous partageons la même lecture des événements. Mon ennemi n’est pas celui qui dénonce la guerre menée à Gaza et au Liban. Mon ennemi est celui qui l’entretient avec cynisme pour servir ses propres objectifs.

 

Lundi 2 décembre

Cinq jours durant, du mercredi au lundi compris, Israël a bombardé chaque jour le Liban, tiré chaque jour sur des habitants, survolé chaque jour notre territoire, empilant les violations par paquets de dix, sans qu’à aucun moment le Hezbollah ne riposte aux innombrables tirs et bombardements. Jusqu’à aujourd’hui, où le parti de Dieu a envoyé deux roquettes sur un poste israélien à Kfarchouba, et voilà que les responsables israéliens se dressent comme un seul homme, avec la même indignation, pour dénoncer la violation du cessez-le-feu par leur ennemi et nous promettre une violente riposte !... On a beau s’armer de bonne volonté, prendre de la hauteur, essayer de comprendre le point de vue israélien, juger la situation avec objectivité, là, ce n’est plus possible, on est complètement dépassé par tant de déni. À croire que les responsables israéliens vivent dans un monde parallèle ! 

Des officiels de Washington interrogés par le média américain Naxios déclarent qu'Israël « joue un jeu dangereux ces derniers jours ». Si les alliés indéfectibles d'Israël le constatent eux-mêmes, pourquoi n'agissent-ils pas afin d'y mettre un terme ? Où est le comité de supervision ? Que font les Américains et les Français ? Le cessez-le-feu est en train de voler en éclats et eux, sont aux abonnés absents. J’écris ces mots en pleine nuit, tandis qu’un drone israélien remplit le ciel de la capitale de ses insupportables bourdonnements, avec l'impression d'être revenu à la case départ, ou peu s'en faut.

 

Dimanche 1er décembre

La situation demeure instable au Liban avec les violations répétées du cessez-le-feu par Israël, qui justifie ses attaques en se fondant sur une interprétation très libre de l’accord de trêve, et sur un document annexe, non signé par le Liban, où Washington garantit à l’État hébreu le droit d’intervenir en territoire libanais s’il l’estime nécessaire. Dans ces conditions, et en attendant que le comité de supervision devienne opérationnel, les Libanais du Sud hésitent à lancer les travaux de réparation et de reconstruction (cela quand ils peuvent accéder à leurs villages). Beaucoup d’habitants sont même retournés dans les régions où ils s’étaient réfugiés pendant soixante-six jours. Ils ont l’impression d’avoir été leurrés par ce cessez-le-feu unilatéral qui, visiblement, n’engage pas l’armée israélienne. Tout espoir n’est pas perdu cependant. Les prochains jours nous diront si le comité de supervision, qui pour l’instant brille par son absence, se décidera à faire respecter la trêve, ou s’il servira d’alibi aux exactions d’Israël qui va jusqu’à entraver le déploiement de l’armée libanaise. Les gens du Sud seront alors fixés sur leur sort : soit ils retapent leurs maisons a minima, les valises prêtes pour fuir à la première alerte ; soit ils tournent la page du conflit et restaurent leurs habitations de fond en comble, en espérant que cette guerre sera la « der des ders ».

Il y a un lieu qui ne risque pas d’être restauré de sitôt en revanche, c’est la célèbre citadelle de Chamaa construite par les croisés sur des vestiges qui remontent à l’antiquité. Endommagée en 2006, il lui a fallu cinq ans, de 2014 à 2019, pour être restaurée grâce à une subvention de l'AICS (Agenzia Italiana per la Cooperazione allo Sviluppo). Cinq ans de travaux minutieux entrepris par des archéologues, une enveloppe italienne de sept cent mille euros, et à l’arrivée, des missiles israéliens qui réduisent en ruines ce haut lieu du patrimoine... La paix est lente, la guerre foudroyante.

 

Samedi 30 novembre

Il s’appelle Ali Kaddouh, alias Abou Hussein. À quatre-vingt-onze ans, il est le dernier berger de Nabatiyyeh et, à ce titre, la population locale lui voue un grand respect et autant d’affection. Il porte beau, Abou Hussein, élancé, la moustache fournie, l’œil espiègle sous son turban arabe. Il n’est pas farouche, notre berger, il raconte volontiers ses histoires de l’ancien temps, quand les gens mangeaient leur propre pain et se nourrissaient de ce qu’ils plantaient, vivant dans la pauvreté mais satisfaits de leur sort, sans besoins superflus pour les tourmenter, ni voitures, ni vacarme, ni pollution. Il vous parle du fameux marché de Nabatiyyeh, qui drainait jadis tout le peuple du Sud, de Yaroun à Tibnine, et il esquisse un geste ample pour illustrer ses propos, comme si Yaroun et Tibnine se confondaient avec les confins du monde. Il vous raconte comment les gens faisaient le pèlerinage de la Mecque à pied, un long trajet qu’ils effectuaient par tout temps, un mois à l’aller, un mois pour le retour, et personne ne se plaignait alors, pas comme les citadins d’aujourd’hui qui vous tirent une langue longue comme le bras au bout de cent mètres de marche. C’est parce qu’ils ne bougent plus et mangent mal, vous explique-t-il. Lui, quand il a soif en faisant paître son troupeau, il boit du lait de chèvre à même le pis de la bête ; pas besoin ni de bouteille, ni d’emballage. Il est intarissable, Abou Hussein, il cabotine un peu, feignant une colère toute théâtrale qu’il interrompt avec un immense éclat de rire. Il chante aussi, des mawwals et des mijanas qui sentent bon le roc, le jurd et la treille sous la lune. On l’écoute en contemplant ses mains calleuses qui ne tiennent pas en place et qui vous évoquent irrésistiblement la main d’un aïeul que vous embrassiez, enfant, parce qu’il était d’usage, alors, d’embrasser les mains des anciens. Vous aimeriez qu’il vive éternellement, ce berger antédiluvien, parce qu’à travers lui survit une partie de votre histoire, de votre identité, des ombres familières englouties par le temps.

Après l’élargissement du conflit le 23 septembre, alors que tout le monde pressait Abou Hussein de quitter Nabatiyyeh, il s’est obstiné à rester sur sa terre, auprès de ses bêtes qu’il refusait d'abandonner. Aucune voix, aucun argument ne parvenaient à lui faire entendre raison. Au fil des semaines, il est devenu l’icône de la résistance, non pas la résistance militaire et politique, mais la résistance du peuple attaché à sa terre, qui ne se laisse intimider ni par les bombes ni par les drones, qui demeure là, continuant sa vie comme si de rien n’était, sans forfanterie, sans héroïsme, avec la simplicité d’un ruisseau qui trace son chemin parmi les herbes.

Il faut croire que les engins de guerre n’aiment pas les icônes. Le lundi 25 novembre, l’avant-veille du cessez-le-feu, les vieux os d’Abou Hussein ont été brutalement brisés. Un obus israélien a mis fin à sa vie, fauchant ce dernier témoin d’un monde révolu. Il est mort, Abou Hussein, et sa mort est scandaleuse, comme celle de tous les civils broyés par cette guerre absurde. Avec lui, c’est un pan de notre mémoire qui s’en va. Un morceau de notre âme collective de Libanais, emporté par les torrents de l’histoire.

 

Vendredi 29 novembre

La trêve ne commence pas sous les meilleurs auspices : Israël a bombardé hier un village du caza de Saïda (Baïssariyyeh) au nord du Litani, très loin de la frontière, outrepassant le cadre de l’accord de trêve. Ce dernier stipule clairement que les parties doivent d’abord se référer au comité de supervision en cas de violation des termes, et non traiter par elles-mêmes les entorses éventuelles via des attaques instantanées, à moins d'une menace urgente et directe, ce qui n'était pas le cas en l'occurrence. Tsahal a de plus survolé le territoire libanais et tiré sur des habitants ainsi que des journalistes à la lisière de la zone occupée, blessant grièvement un reporter de l’Associated Press, Mohamad Zaatari. Il a même abattu un oiseau en plein vol, le prenant pour un drone. Du côté libanais, aucun tir n’a été signalé.

La proclamation du cessez-le-feu a suscité un immense espoir au Liban. Hier encore, je croyais probable l’application de la trêve et possible le tracé terrestre de la frontière. Aujourd’hui, j’en suis à me demander si la trêve conclue mardi va durer effectivement soixante jours. Des voix s’élèvent en Israël pour réclamer la reprise des combats, et d’autres voix, au Liban, nous promettent le sort de la Syrie et de la Cisjordanie où Israël s’accorde le droit d’intervenir et de pilonner des cibles quand bon lui semble.

Rien n’est encore joué. Le comité de supervision n’a pas eu le temps de mettre en place les mécanismes adoptés et l'armée libanaise n'a pas achevé son déploiement au sud du Litani. Mais on est déjà loin de l’euphorie des premières heures. L’inquiétude a remplacé le soulagement, et j’appréhende le moment où j’aurais à annoncer une mauvaise nouvelle à R. Je n'ai ni l'envie ni la force de lui annoncer le retour des bombes. J'espère ne jamais avoir à le faire. Les jours prochains nous diront si l’espoir est encore permis, ou si la guerre, expulsée par la porte de service, va rentrer bientôt par la grande porte.

 

Jeudi 28 novembre

Hier à l’aube, à peine le cessez-le-feu entré en vigueur, des cortèges de voitures se sont formés un peu partout au Liban pour prendre la direction du Sud. Les déplacés avaient hâte de rentrer chez eux, même si leur enthousiasme était mêlé d’appréhension : dans quel état allaient-ils retrouver leurs maisons ? Allaient-ils seulement les retrouver, leurs maisons, au milieu des ruines cataclysmiques comme celles de Nabatiyyeh dont les ravages évoquent les rues de Jabalia et de Beit Lahia ? Dès cinq heures du matin, l’autoroute reliant Beyrouth à Saïda était encombrée de véhicules, ainsi que les entrées de Tyr et d’autres agglomérations. À la loterie de la guerre, il n’y a pas de gagnants, hormis les marchands d’armes. Ces déplacés ont tous en commun un goût de cendre dans la bouche. Le traumatisme du 23 septembre restera longtemps gravé dans leur mémoire. Ils vous en parlent comme d’un cauchemar, décrivant la fuite sous une pluie de bombes, les villages qui brûlent, les cadavres sur les routes, la fumée noire montant de partout tel un augure de l’apocalypse. Certains ont perdu des proches, d’autres ont subi des blessures graves. À quoi s’ajoutent les campements de fortune sur les trottoirs de Beyrouth avant de trouver un abri, la longue attente suspendus aux nouvelles, la peur que la guerre s’éternise comme celle de Gaza.  

Un grand nombre de déplacés n’ont pas pu passer cette première nuit de paix chez eux, soit parce qu’ils n’ont plus de toit ni de murs pour les abriter, soit parce que leurs maisons, encore debout, sont devenues inhabitables. Ils logeront chez des voisins, des parents ou des amis plus chanceux le temps de réparer leurs habitations. Depuis 1948, la population du Sud a subi d’innombrables invasions, raids, exodes, massacres et autres malheurs en tous genres. Mais cette fois, même si le conflit se conclura en principe par la libération du territoire, le bilan de la catastrophe est très lourd sur tous les plans. On a touché le fond en cet automne 2024. Il faudra du temps, de l’énergie et beaucoup de ressources, morales comme financières, pour remonter à la surface. Toute ma vie aura été ponctuée de guerres ; j’espère qu’en favorisant une solution pacifique au conflit israélo-arabe, les responsables politiques, de la région et du monde, feront le nécessaire pour briser ce cycle interminable de la violence.

 

Mercredi 27 novembre

Hier, en ramenant R. de l’école, je lui ai annoncé que la guerre était sur le point de s’achever. Sa réaction m’a surpris, non par sa nature, mais par son intensité : il m’a fait un large sourire et s’est livré à une danse festive avec force bonds et "youpi !". C’est dire ce qu’il avait emmagasiné comme craintes et terreurs sans toujours les verbaliser.

Le cessez-le-feu est entré en vigueur à quatre heures ce matin. Il nous reste à espérer que les deux parties respecteront leurs engagements et que la frontière terrestre sera définitivement tracée pour éviter tout motif de conflit à l’avenir. On espère aussi que le calvaire de Gaza se terminera bientôt et que le pouvoir israélien renoncera enfin à sa politique de déni envers le peuple palestinien. Beaucoup d’espoirs bâtis sur une joie minuscule en ce matin frisquet de novembre.

Le Liban doit à présent panser ses nombreuses plaies : il y a aujourd’hui des milliers de familles endeuillées, des dizaines de milliers de blessés, des villages entiers nivelés au sol, une quantité incalculable d’habitations détruites. Il y a également des plaies moins visibles, des cœurs dans la brume, des âmes en morceaux, des souffles raccourcis, des corps à la traîne. Il faudra du temps, beaucoup de temps, pour que le Liban se remette de ce nouvel ouragan.

 

Mardi 26 novembre

Depuis le 23 septembre et le début de la guerre effective entre Israël et le Hezbollah, c’est le premier matin où l’on se réveille avec un sentiment d’espoir et de soulagement : toutes les sources d’information annoncent la signature imminente d’un cessez-le-feu de soixante jours entre les deux parties. Pendant ces soixante jours, le Hezbollah devra se retirer au-delà du Litani et Israël évacuer ses troupes du Liban, le tout sous la supervision des États-Unis, de la France et de la Finul. Il s’agira en somme d’appliquer la résolution 1701 votée en 2006.

Cette trêve, si elle devait se confirmer, serait évidemment une bonne nouvelle. Que les armes se taisent, que les civils retournent chez eux de part et d’autre de la frontière, qu’ils s’attèlent à la longue et difficile reconstruction de leurs maisons, de leurs villages, de leurs vies, notamment du côté libanais où le bilan humain est bien plus tragique et les dégâts infiniment plus nombreux. Mais la vraie bonne nouvelle n'est pas de renouer avec le statu quo ante, dont l’expérience a montré combien il est fragile. À quoi serviraient des accords qui, dans quelques années, voleraient en éclats sous le premier coup de boutoir ? Qui a encore la force de supporter de nouveaux cataclysmes et de nouveaux carnages ? La guerre n’est pas une fatalité. Et il n’y a pas d'autre chemin pour éviter les conflits que de régler les problèmes de manière radicale. Au-delà du tracé de la frontière terrestre, qui est un enjeu important, le seul vrai problème entre Israël et ses voisins concerne le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même dans les frontières de son propre État. Soit Israël s’engage dans cette voie, et l’avenir appartient aux peuples de la région, soit il s’obstine à nier les droits fondamentaux des Palestiniens, et il n'y aura d’avenir pour personne.

 

Lundi 25 novembre

Un récit parmi des milliers d’autres, celui de Hussein Moussa, un habitant du Sud âgé de soixante-deux ans. Sa famille s’était réfugiée à Saïda, mais lui, avait choisi de rester dans son village de Doueir en se disant qu’il ne craignait rien : il n’y avait ni combattants ni caches d’armes ni rien de militaire autour de lui. Il se sentait en sécurité, jusqu’au jour où les raids se sont intensifiés sur Doueir et qu’un missile est tombé à proximité de sa maison, lézardant les murs et les plafonds. Hussein s’est résolu à partir, mais plus aucun véhicule ne roulait sur les routes bombardées. Le seul moyen qui lui restait de fuir était une vieille bécane dont il se servait de temps en temps pour faire des courses au village. En toute hâte, il a rassemblé ses boîtes de médicaments et ses documents personnels, enfourché son vélo et s’est mis à pédaler à perdre haleine sur des kilomètres, sans s’arrêter, poursuivi par le fracas des bombes, contournant des cratères d’obus, traversant des paysages apocalyptiques où se succédaient des maisons en ruines et des bâtiments détruits d’où montaient les fumées noires.

À un moment, épuisé, effrayé par les pilonnages, Hussein Moussa a le pressentiment de sa fin prochaine. Il s’arrête sur le côté et appelle sa famille pour lui faire ses adieux. Puis, dans un ultime sursaut de vie, il joint son ami Najem de Nemayré afin de lui demander de l'aide. Najem ne peut pas lui porter secours et pour cause : sa propre maison vient d’être ciblée par un missile ; il a perdu plusieurs membres de sa famille et il est en train de participer aux fouilles pour retrouver des survivants. Hussein ignore où il a puisé la force de poursuivre son chemin sous les bombes. Il traverse Charqiyyé, Kaouthariyét al-Siyyad, Baysariyyeh. Partout des villages fantômes, des amoncellements de gravats là où s’élevaient des maisons, des écoles, des bâtiments publics. Il pédale ainsi pendant des heures, sans plus oser s’arrêter, même pour un instant, même pour boire ou reprendre son souffle ou appeler les siens, tandis que les avions et les drones transpercent le ciel et que des explosions résonnent de toutes parts. Une seule pensée le hante : arriver sain et sauf à Saïda. Une seule prière : que Dieu l’épargne, ne serait-ce qu’une poignée d’heures, le temps qu’il retrouve ses proches, et après, qu’Allah lui prenne la vie si telle est sa volonté…

Hussein Moussa n’est pas mort. Il vit à présent dans une école à Saïda en attendant de pouvoir rentrer chez lui. D’autres que Hussein, par centaines, par milliers, n’ont pas eu sa chance. La guerre a déjà entraîné la mort de 3768 personnes au Liban. Voilà deux mois et deux jours qu’Israël multiplie les raids meurtriers sans autre résultat que de semer la mort et la ruine : le Hezbollah a réussi à envoyer cent soixante roquettes sur l’État hébreu hier, atteignant les environs de Tel Aviv. On se demande à quel moment Benyamin Netanyahou comprendra enfin que la sécurité d’Israël ne sera vraiment assurée que par les négociations, non les armes. À moins que sa principale préoccupation ne soit pas la sécurité d’Israël, mais son propre destin politique.

 

Samedi 23 novembre

Nous avons été brutalement tirés du sommeil à quatre heures du matin par une série d’explosions gigantesques : cinq missiles ont visé un immeuble à Basta, quartier limitrophe du centre-ville. R., qui en a vu et entendu d’autres pourtant, était très secoué. Il s’est précipité dans notre chambre en tremblant, puis il m’a demandé de l’accompagner au balcon pour voir où sont tombés les missiles. Il avait remarqué l’intensité extraordinaire des détonations et ne comprenait pas pourquoi il ne voyait pas de fumée monter de la banlieue sud, visible depuis le balcon. La fumée était bel et bien là, mais du côté ouest : c’est encore le cœur de Beyrouth qu’on venait de frapper. Un bilan provisoire fait état de vingt-neuf morts et de soixante-six blessés.

Israël poursuit ses pressions sur le Liban en bombardant Beyrouth intra-muros, mettant à profit son écrasante supériorité militaire afin d'imposer sa volonté. Plusieurs points d’achoppement subsistent dans les négociations menées par Hochstein pour mettre fin au conflit, concernant entre autres la composition de la force internationale chargée de superviser l’application du cessez-le-feu. Le journal israélien Yedioth Ahronoth révèle à ce propos qu’Israël refuse la participation de la France à cette force. La France est soupçonnée de parti pris par Netanyahou, car dans la logique du Premier ministre israélien, soit on s’aligne inconditionnellement sur ses positions comme le fait Washington, soit on est contre Israël, voire antisémite. Il n’y a pas de juste milieu. Ou bien on soutient Tel Aviv dans toutes ses actions, y compris les pires, ou bien on gravite dans l’orbite de ses ennemis, ce qui n’est évidemment pas le cas de la France dont on connaît la proximité avec l’État hébreu et son souci d’œuvrer pour la pacification de la région.

L’attitude de Netanyahou me rappelle celle des autorités américaines en 2003, quand les États-Unis s’apprêtaient à envahir l’Irak en invoquant le fallacieux prétexte des armes chimiques. Une campagne de French bashing avait été orchestrée à l’époque pour intimider la France qui s’opposait à cette invasion. En écoutant le discours de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité alors, je me souviens avoir ressenti de la gratitude envers la France. C’est ce même sentiment de gratitude que j’éprouve aujourd’hui, comme beaucoup de Libanais. En espérant que Paris fera le poids face au tandem insécable de Tel Aviv-Washington.


Vendredi 22 novembre

L’un après l’autre, deux députés de gauche israéliens, le premier juif et le second arabe, viennent d’être mis à pied par la Knesset. Ils sont coupables d’avoir dénoncé les massacres des civils et la politique colonialiste de Netanyahou en termes jugés trop crus. Le député arabe Aymen Odeh a déclaré notamment : « Il y a 17385 enfants à Gaza que votre système a tués, dont 825 avaient moins d’un an. […] Il y a 35055 enfants orphelins à Gaza. Leur sang vous hantera. » De son côté, le député juif communiste Ofer Cassif a pointé à plusieurs reprises les crimes de guerre commis par l’armée israélienne. Cassif a commenté par ces mots les mesures punitives prises à son encontre : « Voilà l’état de la soi-disant démocratie en Israël. Je ne resterai jamais silencieux face aux crimes de guerre, à la famine, aux massacres de Gaza. » Il a également dénoncé « la fascisation croissante de la société israélienne ».

Coïncidence troublante, comme un signe du destin, la Cour pénale internationale a lancé hier des mandats d’arrêt contre le même Netanyahou, ainsi que son ancien ministre de la Défense Yoav Gallant et le chef du Hamas Mohamad Deif, les accusant tous de « crimes de guerre et crimes contre l’humanité ». Ce que les Palestiniens, les Libanais et beaucoup d’Israéliens voient, ce que le monde entier voit, à commencer par les juges de la CPI, à savoir le massacre des innocents à Gaza et au Liban, certains en Israël s’obstinent à ne pas le voir, ou à faire semblant de ne pas le voir. Les faits sont là pourtant, visibles, documentés, référencés, indubitables. Netanyahou et ses semblables auront beau intensifier leur propagande et mobiliser tous leurs soutiens internationaux, ils n’empêcheront pas la vérité d’éclater, et la vérité est la suivante : le Hamas a commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité le 7 octobre 2023, Israël n'a cessé d’en commettre depuis cette date, entraînant la mort de quarante fois plus d’innocents en Palestine et au Liban que les civils israéliens tués, à quoi s’ajoutent les destructions de masse comme l’histoire contemporaine en a rarement connu. Voilà les faits. Plutôt que de les nier pour fuir ses responsabilités et poursuivre les massacres, le pouvoir israélien doit les reconnaître pour assumer ses responsabilités et faire cesser les massacres, avant de s’atteler au projet urgent d’une paix juste et définitive au Proche-Orient... Vœu pieux, mirage dans le désert, petit chant de serin dans les aubes enfumées de bombes. 

Kéllon ya3ni kéllon

Régulièrement on entend des hommes politiques s’insurger contre le fameux slogan en vogue depuis le 17 octobre 2019 : kéllon ya3ni kéllon, dont l’équivalent en français serait le non moins fameux tous pourris. Ils n’ont pas tort. Une distinction doit être faite entre les corrompus systémiques et les corrompus tardifs au Liban.

Les corrompus systémiques sont les dirigeants communautaires, pour la plupart d’anciens chefs de guerre, qui, après l’instauration de la Pax Syriana au début des années quatre-vingt-dix avec la bénédiction des grandes puissances, ont mis en place un système politique fondé sur le dépeçage de l’État et l’accaparement de ses richesses, n’hésitant pas à désosser une à une ses institutions et à laisser filer la dette publique avec la complicité des banques, notamment la première d’entre elles, le levier financier du pouvoir, la Banque du Liban. Ce groupe porte sans doute une responsabilité majeure dans la situation actuelle. C’est lui qui a donné le départ de la course vers l’abîme.

Quant aux corrompus tardifs, ce sont les partis qui étaient absents de la scène politique au moment où le système mafieux a été instauré sous l’égide de la Syrie. Mais ces nouveaux venus ne sont pas exempts de responsabilité, car ils ont participé à plusieurs gouvernements depuis 2005. Même en supposant qu’ils n’ont pas détourné de fonds, ils ont, par leur présence au Conseil des ministres et leurs alliances avec les corrompus systémiques, octroyé une légitimité à ces derniers, cautionné de facto le régime en place et couvert ses agissements criminels. De plus, la corruption, au sens large, ce n’est pas seulement piquer dans les caisses, c’est aussi s’ingérer dans la justice pour entraver son travail, s’immiscer dans les nominations administratives pour attribuer à ses partisans des postes élevés de l’État au mépris de la compétence et du mérite, c’est intervenir dans les marchés publics, pratiquer la manipulation de masse, voter des lois électorales iniques, s’incruster au gouvernement malgré ses échecs répétés, et la liste est longue. De tout cela, quel est le parti qui peut se déclarer innocent ?

Donc oui, les responsabilités ne sont pas égales. Mais elles sont toutes établies. S’il faut se méfier du slogan simpliste de kéllon ya3né kéllon, dont les principaux bénéficiaires sont les corrompus systémiques, on ne peut ignorer les faits, et les faits sont là, têtus, qui incriminent toute la classe politique actuelle, à de très rares exceptions près.

Le 17 octobre 2019, ou une révolution pour rien...

C’est l’histoire d’un peuple qui avait le malheur de vivre dans une République bananière nommée Liban, où des institutions fantoches servaient les intérêts exclusifs de l’oligarchie en place : le Gouvernement était constitué d’une pléthore de ministres placés sous la tutelle directe des grands leaders communautaires, pour la plupart d’anciens chefs de guerre, dont le seul objectif était de se partager les profits et les privilèges. Le Parlement était une chambre d’enregistrement, issue d’un simulacre d’élections, qui avait pour fonction de fournir un vernis légal aux malversations de l’exécutif. Idem pour la Justice, le Conseil constitutionnel, la Cour des comptes, tous aux ordres des hommes politiques qui s’acharnaient à les dévier de leurs missions, désignant eux-mêmes chacun de leurs membres, exigeant en retour une sujétion absolue à leur autorité arbitraire. Certes, ici ou là, y compris dans les hautes sphères de l’État, on pouvait rencontrer des individus honnêtes et dévoués au bien commun, mais leur participation au pouvoir servait de caution à la foule de leurs pairs corrompus sans parvenir, loin s’en fallait, à contrebalancer leurs turpitudes.

Or voilà qu’un beau soir, le fameux Grand Soir des rêveries libertaires, le peuple s’est dressé comme un seul homme. Ou plutôt comme une seule femme, les femmes ayant pris une part massive au soulèvement. L’icône de la Révolution a été une militante justement, une passionaria nommée Malak Alawiyyé qui a donné un coup de pied au sbire d’un zaïm armé d’un fusil automatique, visant – tout un symbole – ses parties intimes. En quelques jours, un phénomène extraordinaire s’est déroulé sous les yeux incrédules des Libanais : ils ont assisté ni plus ni moins au réveil de leur nation anesthésiée par des décennies de propagande officielle et de démocratie confisquée. Des jeunes qu’on croyait individualistes et frivoles se sont emparés fougueusement de la chose publique. Des forums ont surgi partout dans le pays : on débattait avec ferveur, on réclamait des élections libres, on appelait à l’abolition du système confessionnel, on élaborait des projets de réformes pour une société plus juste, moins archaïque, davantage respectueuse des droits de la femme. Pour la première fois depuis des lustres, les Libanais se sont pris à espérer.

Mais comme on pouvait s’y attendre, les maîtres du pays ont tout fait pour briser la révolte qui menaçait leur mainmise sur le Liban. Les uns ont envoyé leurs nervis tabasser les manifestants à Tyr, Beyrouth et ailleurs. Les autres ont mené une vaste propagande dans le but de discréditer les révolutionnaires en les accusant d’être instrumentalisés par les ambassades, provoquant ainsi une ligne de fracture communautaire dans le corps du Hirak. D’autres encore, plus fourbes et tout aussi nocifs, ont terni le mouvement en bloquant des routes dans le Nord, le Kesrouan ou le Chouf, avec le dessein de récupérer la colère du peuple pour affaiblir leurs adversaires, comme s’ils pouvaient se refaire une virginité au mépris de leur bilan et de l’Histoire.  

Comble de l’imposture, on a même vu des leaders politiques s’autoproclamer révolutionnaires ! Des trémolos dans la voix, la main sur le cœur, ils juraient leurs grands dieux qu’ils étaient des partisans convaincus des réformes et qu’ils avaient toujours œuvré pour la moralisation de la vie publique. Après avoir pillé et endetté le pays sur plusieurs générations, ils vitupéraient en chœur contre la corruption ! Ces tartufferies auraient pu être drôles si elles n’étaient obscènes ; quoi de plus insoutenable que les leçons de morale dans la bouche d’un politicien véreux coupable d’avoir détourné des milliards de dollars et d’avoir monopolisé tous les postes de la fonction publique afférents à sa communauté, et qui, au lieu de se terrer dans le silence (faute de croupir en prison), continue de pérorer sur les médias nationaux ; lesquels médias n’ont aucun scrupule à se faire complices de son indécence en relayant ses discours d’une manière servile et révérencieuse, alors qu’ils se prétendent par ailleurs les porte-parole du peuple insurgé avec un zèle non exempt de démagogie.

La révolution du 17 octobre a été tuée dans l’œuf. Ce fut comme un rêve, une parenthèse enchantée. Le pays est revenu à la case départ. La même caste est toujours aux commandes. Aucune procédure judiciaire n’a été engagée contre les dirigeants qui ont ruiné le pays, les fonds détournés ne sont pas près de rentrer dans les caisses de l’État, les prébendes et les concussions ont encore de beaux jours devant elles, l’impunité qui a prévalu après la guerre, à la faveur de la calamiteuse amnistie, continue d’être la règle aujourd’hui, encourageant les malfrats à poursuivre leurs prévarications. La situation générale s’est en fait empirée avec la crise économique : le chômage est devenu endémique, le pouvoir d’achat s’est effondré, sans parler des restrictions bancaires appliquées de façon drastique aux petits déposants, à l’exclusion des gros bonnets qui ont eu le loisir d’expatrier leurs fortunes vers des cieux plus cléments. Quant aux ingérences étrangères, source de tous les maux, elles sont loin d’avoir cessé, menaçant même de s’accroître avec la faillite de l’Etat officialisée par le premier défaut de paiement de son histoire.

Une révolution pour rien en somme. 

Splendeurs et misères de la Francophonie (extraits)

 



Webinaire, Université Saint-Joseph de Beyrouth, Faculté des Lettres et des sciences humaines, le 12 décembre 2020. Verbatim (extraits).


Il faut se rappeler d’abord que la francophonie tient peu de la nécessité et beaucoup du hasard dans cette partie du monde. Ici comme en Afrique, elle est le produit contingent des aléas de l’histoire : le Liban est francophone, mais il n’aurait pas suffi de beaucoup pour qu’il fût italianophone (l’italien rivalisait avec le français au XIXe siècle), anglophone (l’issue de la Première Guerre mondiale et les accords de Sykes-Picot auraient pu imposer d’autres partages en Orient), voire turcophone si l’empire ottoman avait survécu à sa longue maladie et à la Grande guerre. Cette contingence de la greffe linguistique française au Levant n’explique pas à elle seule les difficultés actuelles du français sous nos latitudes, mais il est bon de la garder à l’esprit pour mieux cerner la position de la langue française au Liban en 2020.

[…]

Contrairement à l’Algérie où elle a débarqué avec les fusils et les canons, la langue française est entrée au Liban, dès le XVIIe siècle, par la porte du savoir et de l’instruction. L’empire ottoman avait consenti au roi de France le titre de protecteur officiel des pèlerins chrétiens se rendant à Jérusalem, une tutelle protectrice qui s’est étendue progressivement à tous les chrétiens d’Orient, ce qui a favorisé l’installation des congrégations chrétiennes dans la montagne libanaise. Les Lazaristes, les capucins, les jésuites, les maristes, entre autres congrégations, se sont employés dès lors à instruire des générations de petits Libanais. Les établissements fondés par les missionnaires n’ont pas fait qu’introduire le français dans cette partie de l’empire ottoman ; ils ont joué aussi un rôle primordial dans l’enseignement de la langue arabe. C’est par le truchement des congrégations occidentales que nombre de Libanais ont appris à lire et à écrire leur propre langue (dans sa forme classique s’entend). Il faudra attendre le XIXe siècle pour que la présence culturelle et commerciale de la France au Liban prenne un visage plus franchement politique et se traduise, notamment, par le soutien apporté à la communauté chrétienne après les massacres de 1860 qui ont conduit à la mise sur pied de la Moutassarifiyyat. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France a œuvré pour la création du Grand-Liban que la communauté chrétienne, notamment maronite, appelait de ses vœux. Il n’est pas illégitime d’exprimer des réserves sur la politique de la France au Liban depuis le XIXe siècle, mais il serait injuste de ne pas lui reconnaître qu’elle n’a pas mené au Liban de répressions violentes et meurtrières comparables à ses campagnes militaires en Syrie entre 1925 et 1927, puis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Qu’elle prenne parti pour les chrétiens, majoritaires à l’époque, ou qu’elle exerce un mandat sur le Liban de 1920 à 1943, la France ne s’y est pas conduite en puissance coloniale prête à tout pour asseoir sa domination. Il y a bien eu quelques incidents ici ou là, dont le fameux 11 novembre 1943 qui a vu l’incarcération des dirigeants libanais de l’époque dans la citadelle de Rachaya en réponse à leurs velléités indépendantistes de plus en plus insistantes, mais cet épisode somme toute folklorique n’a pas terni l’image plutôt positive du mandat français dans la mémoire collective des Libanais. Une preuve parmi d’autres de ce regard libanais sur la présence française : après l’explosion du 4 août 2020, une pétition a circulé pour réclamer le retour du mandat français au Liban, recueillant des dizaines de milliers de signatures ! 77 ans après l’Indépendance, l’on en est réduit à réclamer le retour de la puissance mandataire. C’est dire l’échec retentissant de la classe politique libanaise depuis 1943 et, surtout, depuis 1990.

[…]

Le Liban n’est pas l’Algérie. Il n’y a pas eu de sang – ou si peu – entre le Liban et la France. Voilà pourquoi le pays du Cèdre s’est engagé avec ferveur dans l’Organisation internationale de la Francophonie sous la houlette de Charles Hélou, président du Liban entre 1964 et 1970, qui a contribué grandement à l’institutionnalisation de la Francophonie avec le président français de l’époque Georges Pompidou, mais aussi le président sénégalais Léopold Sédar Senghor qui a joué un rôle déterminant dans la création de l’Organisation internationale de la Francophonie. […] L’Algérie, quant à elle, refuse jusqu’à ce jour de prendre sa place dans l’assemblée francophone, accusant la France, à tort ou à raison, d’utiliser la Francophonie comme un levier politique pour perpétuer sa domination néocoloniale sur ses anciennes possessions.

Un autre élément historique a facilité l’implantation du français au Liban, c’est la coexistence paisible entre les deux langues arabe et française. L’acculturation francophone ne s’est pas faite chez nous au détriment de l’arabe, ou du moins pas dans des proportions telles que le lien entre les Libanais et la langue arabe s’en est trouvé compromis. L’enseignement de l’arabe a toujours été encouragé dans les établissements scolaires dirigés par les missions occidentales, et cela demeure le cas aujourd’hui dans les écoles francophones où l’on attache beaucoup d’importance à l’apprentissage de l’arabe classique, ce qui correspond d’ailleurs aux exigences du programme officiel. Si l’arabe et le français ne sont pas toujours également pratiqués au sein des familles pour des raisons sociologiques sur lesquelles nous reviendrons, les deux langues sont valorisées et inculquées de façon complémentaire dans les écoles. […]

L’histoire du français au Liban explique donc le caractère décomplexé et serein de sa pratique. Le locuteur libanais francophone est rarement en proie à des crises identitaires l’amenant à remettre en question sa pratique quotidienne du français. […]

Et quand bien même l’on serait mal à l’aise avec la francophonie pour des raisons idéologiques, l’on peut toujours se rappeler que le français n’appartient pas à la France mais fait partie du patrimoine universel. Les langues à vocation internationale comme le français ne sont plus la chasse gardée d’aucune nation ni d’aucun peuple. […] Ce n’est pas faire acte d’allégeance à la France que d’employer la langue de Molière. Rappelons-nous que les premiers écrivains libanais de langue française ont pris la plume à la charnière des XIXe et XXe siècles, pour revendiquer l’autodétermination du Liban - du Liban et plus largement de la Syrie et du monde arabe -, et non pas pour jurer fidélité et soumission à la France.

[…]

Le côté lumière a son pendant obscur toutefois. Les nombreux bénéfices et satisfactions inhérents à la francophonie vont de pair avec quelques désagréments, voire de vrais obstacles à l’épanouissement intellectuel, et c’est ce versant moins lumineux de la francophonie que nous allons tenter d’explorer à présent.

Il convient de rappeler d’abord que la France est le seul ancien empire colonial à n’avoir pas donné naissance à un pays pratiquant la même langue qu’elle, plus peuplé et plus grand en superficie. Le Royaume-Uni a accouché des États-Unis. L’Espagne a mis au monde le Mexique, la Colombie et presque toute l'Amérique latine. Le Portugal est à l’origine d’un pays, le Brésil, cent fois plus vaste et vingt-cinq fois plus peuplé que lui. Rien de tel dans le cas français. La France est demeurée le plus grand pays de langue française au monde. Cela a eu pour conséquence de positionner la France, et plus particulièrement Paris, comme le centre absolu et incontournable de la francophonie. Autrement dit, et pour donner une illustration concrète de ce phénomène sociolinguistique, lorsqu’on est un jeune auteur qui aspire à faire entendre sa voix, on doit obligatoirement passer par le système éditorial français pour exister et compter un tant soit peu. Or nul n’ignore le caractère hermétique des maisons d’édition parisiennes, en particulier pour les auteurs témoignant de sensibilités et de réalités non conformes aux références habituelles françaises. Et si par miracle, notre jeune écrivain parvient à trouver un éditeur, sa visibilité restera modeste tant qu’il n’aura pas été recensé par un grand média français et distingué par une instance de consécration parisienne, lesquels médias et instances consacrent peu les francophones, à moins qu’ils ne soient installés de longue date à Paris et qu’ils n’aient leurs entrées dans les institutions ad hoc. Il est symptomatique, par exemple, que les auteurs libanais les plus consacrés en France, à savoir Amin Maalouf, Andrée Chedid et Vénus Khoury-Ghata, se soient installés à Paris respectivement en 1976, 1946 et 1969, soit il y a 44, 74 et 51 ans ! Idem pour Wajdi Mouawad, qui a quitté le Liban au début de la guerre, a vécu en France puis au Québec avant de diriger le théâtre national de la Colline dans le vingtième arrondissement de Paris. Le message est clair : il ne suffit pas de publier un livre dans une maison d’édition parisienne, même prestigieuse, pour exister dans le paysage littéraire français, donc francophone. Il faut en plus résider ou effectuer des séjours fréquents à Paris, tisser des réseaux utiles, se ménager des entrées dans les institutions préposées au tressage des lauriers littéraires, et l’on aura peut-être une chance d’émerger un tant soit peu de l’ombre. […] Les auteurs francophones n’ont que la qualité de leurs textes pour les défendre, et la qualité pèse moins que d’autres paramètres sur le marché de l’édition.

Le pire ne réside pas là en réalité : il concerne surtout la représentation que l’écrivain francophone est en droit, ou non, de proposer de son pays. Cette représentation doit coïncider avec l’horizon d’attente de l’éditeur, ou de ce que l’éditeur imagine être l’attente du lecteur occidental, et non pas avec la perception subjective de l’écrivain francophone, qu’il s’agisse de la guerre, de la femme, des conflits sociaux ou de tout autre thème. S’il existe des éditeurs parisiens assez ouverts d’esprit pour accepter de se laisser surprendre, et je peux en témoigner personnellement, la plupart attendront de l’écrivain libanais qu’il valide ce que Pierre Halen nomme les « zones imaginaires d’identification », à savoir les stéréotypes néo-orientalistes et les idées reçues, et certainement pas qu’il les nuance par une perspective plus personnelle ou plus subtile. De là à ce que l’écrivain francophone se mette de lui-même, de façon plus ou moins consciente, à s’autocensurer et à produire des textes en adéquation avec les souhaits des éditeurs, il n’y a qu’un pas que certains auteurs peuvent être amenés à franchir. Cette sujétion volontaire fait écho à une autre forme de soumission plus ou moins consentante, celle des écrivains francophones à ce que Jànos Riesz et Jean-Marc Moura nomment l’hypotexte colonial et/ou exotique si difficile à dépasser.

[…]

L’écrivain libanais de langue française n’a que Paris dont les portes sont pratiquement closes, et s’il se résigne à être publié sur place à Beyrouth, il sera condamné à n’être lu qu’au Liban, et encore, car, comme nous le verrons, une grande partie du lectorat francophone libanais considère avec circonspection la production locale. Il y a donc une forme de malédiction qui poursuit l’écrivain francophone.

Pascale Casanova a bien expliqué ce phénomène dans La République mondiale des Lettres, où elle distingue entre le centre où tout se passe, et la périphérie où les francophones sont cantonnés au rôle de spectateurs. Pour parodier Lafontaine, selon que vous serez dans le centre ou dans la périphérie, les grands ordonnateurs de la littérature vous rendront visibles ou invisibles. Or ces grands ordonnateurs, ce ne sont pas seulement les éditeurs de Saint-Germain, mais tout le système institutionnel et médiatique qui gravite autour de l’édition. On l’a vu récemment avec l’explosion de Beyrouth : lorsqu’un journaliste français pense opportun d’interroger des écrivains sur la catastrophe, ce sont rarement les auteurs installés à Beyrouth qu’on sollicite, donc les témoins directs de l’événement ; on leur préfère en général les écrivains établis en France de longue date, non seulement pour des raisons pratiques de proximité, mais aussi, et surtout, pour se conformer aux exigences de la société du spectacle qui lie la valeur à la notoriété. […]

Il y a donc une hiérarchisation arbitraire de la littérature francophone, qui a peu à voir avec la qualité des textes et beaucoup avec la localisation des auteurs. […] Or rien n’est entrepris en France pour remédier à ce déséquilibre, ni au niveau des maisons d’édition, ni au niveau institutionnel (ou si peu), encore moins dans les médias. Songeons que Les Soleils des indépendances, chef d’œuvre de la littérature francophone africaine et de la littérature universelle, aurait pu ne jamais voir le jour n’était l’acharnement de son auteur Ahmadou Kourouma. Le manuscrit avait été refusé par toutes les maisons d’éditions de la place parisienne en 1966. L’année suivante, Kourouma apprend par hasard qu’une revue canadienne cherche des manuscrits francophones. Il envoie son texte, qui est accepté par l’éditeur Georges-André Vachon. Le roman est publié au Presses universitaires de Montréal, ce qui lui permettra ultérieurement de se faire remarquer en France et d’être réédité aux éditions du Seuil. Pour un manuscrit sauvé grâce à des circonstances extraordinaires, combien de manuscrits perdus à jamais, combien d’écrivains méconnus parce qu’aucune disposition n’a été prise pour soutenir la littérature francophone ? […]

La France, cependant, ne porte pas à elle seule la responsabilité de cette situation. Les pays francophones contribuent eux-mêmes, paradoxalement, à la marginalisation de leur propre littérature. Dans le cas du Liban, aucun effort institutionnel n’est fait pour promouvoir la création francophone, et les initiatives privées sont trop rares pour compenser le désintérêt officiel. Mais le vrai problème ne se situe pas au niveau des instances de consécration ou du manque de subvention et de soutien. Il touche à ce que les psychologues appellent la haine de soi, corollaire de la fascination pour l’autre. Soumis à l’aura symbolique de la littérature française multiséculaire, nombre de Libanais, qu’ils se l’avouent ou pas, qu’ils en prennent conscience ou non, rechignent à considérer la littérature francophone locale comme digne d’intérêt. La plupart du temps, ils en jugent sans même l’avoir lue, avec une condescendance parfaitement assumée. Un dédain qui englobe d’ailleurs toute la francophonie. Je le constate chaque année avec un cours que j’assure sur les littératures francophones du Maghreb et d’Afrique noire. Mis à part les rares étudiants qui ont déjà eu l’occasion de découvrir cette littérature, les réactions sont en général sceptiques. Les yeux disent clairement ce que les bouches se gardent de formuler : qu’est-ce qu’on vient nous embêter avec des auteurs non français, dont personne n’a jamais entendu parler, et qui, en plus, font évoluer leurs personnages à Kouroussa ou à Diagaramba au lieu de situer leurs romans en France comme tout le monde ! Heureusement, au bout de quelques semaines, au contact de Driss Chraïbi, de Fatou Diome ou de Kateb Yacine, leurs regards changent et ils s’étonnent qu’on ne leur ait pas parlé plus tôt de cette littérature riche et variée. En remontant un peu dans le temps, je me souviens de l’époque où j’avouais, presque avec honte, que ma thèse de doctorat portait sur la littérature libanaise francophone. Les réactions de mes interlocuteurs allaient du : Ah bon, ça existe ? au Tu as trouvé suffisamment de matière chez ces auteurs ? Il est certain qu’avec une énième thèse sur Flaubert ou Claude Simon, j’aurais suscité moins de commisération et plus d’admiration. Le prestige de ces monuments français aurait rejailli sur ma petite personne. Mais il faut croire que la quête de sens prend le pas parfois sur le besoin de reconnaissance. Plus tard, lors d’une soutenance de thèse à laquelle je participais comme membre du jury, un professeur s’est exclamé avec exaspération : Qu’est-ce que c’est que cette mode de la francophonie ?, s’agaçant qu’on puisse considérer la littérature francophone comme un objet d’étude en soi. C’était l’époque où les universités libanaises commençaient frileusement à enseigner la littérature de langue française, au grand dam de notre éminent professeur qui a bien évolué depuis, fort heureusement. Ce n’est pas le cas, hélas, de ses compatriotes qui conservent dans leur majorité une réticence de principe à l’égard de la littérature francophone. La littérature libanaise de langue française est inégale, c’est entendu ; elle charrie parfois des œuvres conformistes, des recueils de poèmes poussiéreux dans leur forme et leur esprit, il lui arrive même d’être imprégnée d’une idéologie conservatrice, sinon réactionnaire ; mais elle renferme aussi des textes d’une grande originalité, beaux et puissants, qui méritent le détour. La rejeter en bloc n’est pas seulement injustifié ; c’est une faute morale.

Les aprioris négatifs envers la littérature francophone disparaissent comme par enchantement lorsqu’un auteur reçoit un prix littéraire à Paris. Le petit serf anobli par le grand seigneur, il n’en faut pas plus pour que ses semblables s’emballent et reconnaissent à leur tour l’heureux lauréat. Si la France décrète qu’il est bon, c’est qu’il est bon. Le cas d’Amin Maalouf est éloquent à cet égard : même si l’auteur de Léon l’Africain avait suscité un intérêt bien mérité à Beyrouth depuis ses débuts littéraires ; à partir de 1993, année où il a remporté le prix Goncourt, il est reconnu parmi les siens comme un écrivain de premier plan, et chacune de ses visites publiques à Beyrouth suscite un engouement collectif. L’adoubement de la France a été perçu comme la preuve ultime de sa qualité littéraire. L’écrivain libanais doit donc remporter un prix littéraire à Paris pour être lu à Beyrouth. Le paradoxe, c’est que les Français eux-mêmes, en partie du moins, relativisent les prix littéraires tant ils connaissent les ressorts secrets et les jeux d’intérêts qui président à leur attribution, contrairement aux prix anglosaxons qui sont beaucoup plus transparents et honnêtes (les jurys du Booker Price en Grande-Bretagne et du Pulitzer aux États-Unis sont renouvelés chaque année pour éviter les conflits d’intérêts). Les Libanais eux, dans leur majorité, accordent une valeur absolue à tout prix, a fortiori quand il vient de France, et ne consentent à reconnaître une œuvre francophone que si elle a été primée par un jury parisien. Voilà pourquoi l’on voit les écrivains libanais francophones en mal de reconnaissance faire des pieds et des mains pour candidater à des prix littéraires français, même mineurs, même inconnus, conscients qu’ils sont de l’impact symbolique de ces prix sur leurs compatriotes s’ils venaient à les remporter. Entre l’écrivain francophone et son compatriote, il faut un intermédiaire en somme, et cet intermédiaire, c’est Paris. La situation est aussi absurde que symboliquement violente. C’est la France qui décide, en définitive, de ce que nous devons lire ou pas de nos propres auteurs.

La survalorisation de l’ancienne puissance mandataire et la dévalorisation de soi ne résument pas à elles seules les problèmes de la francophonie libanaise.

Il convient d’y ajouter d’abord le manque de diversité sociale dans la famille francophone. Il est vrai que plus de 60 % des élèves libanais effectuent leur scolarité en français, et que ces milliers d’élèves scolarisés en français sont issus de tous les milieux sociaux, y compris les plus modestes. Mais suivre un enseignement scolaire en français ne fait pas de vous automatiquement un locuteur francophone une fois devenu adulte. Et c’est là précisément qu’intervient la différence sociale : à la sortie de l’école, les jeunes qui sont capables de soutenir une conversation en français appartiennent, en règle générale, aux couches les plus favorisées de la société libanaise. Plusieurs raisons expliquent cette disparité ; en premier lieu, la pratique du français est plus répandue dans les milieux bourgeois, si bien que les enfants y sont exposés très jeunes au français comme langue vivante, et non seulement comme langue scolaire, donc langue quasi morte. Autre raison de cette inégalité dans la pratique du français oral : la qualité de l’enseignement du français qui varie selon les établissements scolaires et les moyens dont ils disposent pour l’apprentissage de la langue. Dans les écoles fréquentées par les enfants de la bourgeoisie, les méthodes d’enseignement, les équipements, les formations continues des professeurs et les effectifs allégés rendent l’apprentissage du français plus efficace que dans les écoles à faibles moyens, qu’elles soient publiques ou privées. De facto, le français est devenu la deuxième langue, voire la première langue de la bourgeoisie libanaise.

Cette frontière sociale se superpose, sans toujours coïncider avec elle, à une autre ligne de fraction, communautaire celle-là. En effet, pour les raisons historiques évoquées plus haut, le français s’est davantage diffusé dans la communauté chrétienne que parmi les autres. L’anglais est plus répandu dans les communautés sunnite et, surtout, druze (dont les alliés, au XIXe siècle, étaient les Britanniques). Quant aux chiites, s’ils ont été longtemps francophones, en partie grâce à l’expatriation de nombreux chiites en Afrique dès le début du vingtième siècle, tous les chiffres sur l’enseignement du français au sud du Liban, fief de cette communauté, montrent un recul du français au bénéfice de l’anglais. Alors que le français se maintient au nord, il est en perte de vitesse dans les régions méridionales.

Une troisième disparité, corrélée aux précédentes, concerne justement la répartition régionale de la francophonie. Loin de s’étendre sur tout le territoire, la pratique « vivante » du français concerne essentiellement les quartiers est de la capitale et les cazas de Baabda, Metn, Kesrouan, Jbeil et Zahlé, ce qui correspond en gros à la région que les correspondants français appelaient le « réduit chrétien » pendant les années de guerre.

Cette réalité géographique, sociale et communautaire n’est pas sans effets sur la position du français au Liban. Conséquences sur l’image de la langue d’abord. Si le français bénéficie d’un certain prestige au pays du Cèdre, où il est associé à la culture, la littérature, la liberté, les droits de l’homme, il charrie concomitamment une autre image, souvent simpliste et caricaturale, qui est celle d’une langue pratiquée par les nantis, une langue de distinction et de salon qui serait l’apanage d’une élite un peu désuète, un peu vieux monde, la langue des « tantes d’Achrafieh » et des « chez nous à Paris ». Bref, quand l’anglais fait jeune et dans le vent, le français fait vieux, incarnant, à tort ou à raison, des valeurs, des orientations politiques, une certaine vision de la vie qui, toutes, manquent de diversité, ce qui porte préjudice à la francophonie.

D’autres obstacles entravent la diffusion du français au Liban, parmi lesquels le caractère étriqué du marché éditorial francophone. La dévaluation de la livre et la paupérisation brutale de la société libanaise ont porté un coup dur à la presse de langue française, mais aussi à la diffusion du livre français, aux maisons d’édition et à la création littéraire francophones. Quand les romans libanais publiés en France étaient vendus aux alentours de 30 mille livres en 2019, leur prix a triplé et quadruplé depuis, alors que, dans le même temps, le pouvoir d’achat des Libanais s’est littéralement effondré ; acheter un livre est devenu un luxe ; autant dire que l’écrivain libanais francophone a perdu son marché naturel, ce qui le place devant deux choix : renoncer à la publication papier en attendant des jours meilleurs, ou miser sur le marché franco-français en s’adaptant aux exigences éditoriales parisiennes, avec toutes les difficultés relatives à la position de l’écrivain périphérique bloqué par un plafond de verre, comme nous l’avons vu plus haut. Quoi qu’il en soit, il y a désormais une forme d’indécence de la part de l’écrivain francophone à se présenter devant le public libanais avec des livres hors de prix, a fortiori lorsqu’il milite en faveur de la démocratisation de la langue française au pays du Cèdre.

Une autre entrave à la diffusion du français au Liban est la difficulté de son apprentissage, surtout si on le compare à son rival anglais. Tous les professeurs de français au Liban s’accordent à dire que l’enseignement de l’orthographe française est une tâche ingrate tant cette orthographe fourmille d’incohérences, d’aberrations et de chausse-trappes. Au lieu de consacrer leur temps à développer les facultés de conceptualisation, de compréhension et d’expression chez leurs élèves, les enseignants en sont réduits à inculquer des dizaines de règles flanquées de centaines d’exceptions. Les complications de l’orthographe française placent l’apprenant dans une position de stress linguistique qui finit par le décourager, voire le détourner du français ; ce stress accompagne d’ailleurs le francophone tout au long de sa vie, tant il est difficile de maîtriser parfaitement l’orthographe française, y compris pour les spécialistes, et c’est là une singularité mondiale dont la francophonie pourrait tout à fait se passer. Au Liban, nombre de parents ont opté pour l’anglais parce qu’ils sont persuadés que les épreuves du brevet et du bac sont plus faciles en anglais qu’en français, et que les chances de réussite y sont supérieures, ce qui est effectivement le cas selon les chiffres officiels. Quand le très sympathique Bernard Pivot prenait son bâton de pèlerin pour organiser des dictées en France et dans le monde, sans doute ne pensait-il pas aux modestes enseignants des écoles reculées de l’espace francophone qui se heurtaient et se heurtent encore à l’enseignement de l’orthographe française. Je comprends que l’on soit attaché à l’orthographe traditionnelle, et j’y suis moi-même attaché par la force de l’habitude, mais de là à sacraliser l’orthographe au point de fermer la porte à toute tentative de réforme qui faciliterait l’apprentissage du français, il y a une forme d’aveuglement fétichiste et d’entêtement réactionnaire. Il faut se rappeler, d’ailleurs, que la langue ne peut pas être réduite à son orthographe : une langue, c’est avant tout un esprit, un lexique, une syntaxe, des proverbes, des expressions idiomatiques, et non pas une graphie qu’on entend figer aujourd’hui alors qu’elle n’a cessé d’évoluer au fil des siècles, pour le meilleur et pour le pire.

La désaffection à l’égard du français se ressent d’une manière plus marquée encore au niveau universitaire. Sur le nombre pléthorique d’universités au Liban, seule une toute petite poignée sont francophones. Et même les plus irréductibles des universités francophones, comme l’USJ et l’USEK, multiplient d’année en année les concessions à l’hégémonie anglosaxonne. Cela s’explique par les besoins du marché, notamment international, mais aussi, sur le plan scientifique, par le fait que la recherche aujourd’hui se fait principalement en anglais. Il est désormais admis partout que la langue de la recherche scientifique est l’anglais et qu’on doit publier des articles en anglais pour être audibles dans son domaine.

On le voit donc, la francophonie au Liban est confrontée à plusieurs défis qui compromettent son expansion, voire, à plus ou moins long terme, sa pérennité.

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Il serait bon que les médias français se montrent moins rétifs à relayer les productions littéraires de la périphérie francophone, à commencer par des médias censément destinés à la francophonie comme Radio France Internationale et TV5, mais dont les émissions culturelles ont pour principal objet de promouvoir les produits soutenus par les grands groupes de communication français (ou suisses, belges et canadiens pour TV5). Une chose est sûre en tout cas : on ne peut plus continuer à faire comme si la francophonie n’existait pas, on ne peut plus entretenir l’illusion que les écrivains francophones installés en France depuis des lustres résument à eux seuls toute la francophonie, alors qu’ils sont l’arbre qui cache une vaste forêt caractérisée par sa richesse et sa diversité.

Des efforts peuvent être fournis également dans l’enseignement scolaire et universitaire en France. Il faut savoir qu’en France, aujourd’hui, on peut effectuer toute sa scolarité, puis préparer une grande école littéraire (hypokhâgne et khâgne), sans avoir jamais entendu parler d’Ahmadou Kourouma. Je donne cet exemple car je l’ai vécu personnellement avec une étudiante française en mobilité à Beyrouth, brillante par ailleurs. Suivant l’un de mes cours, elle m’a avoué ne pas connaître Kourouma, pas plus que les noms de la douzaine d’auteurs qui formaient le corpus de la matière, ce qui donne la mesure de l’indifférence, sinon du mépris, dans lesquels on tient la littérature francophone en général. L’ignorance de la littérature francophone est telle que dans l’esprit de beaucoup d’éminents universitaires et critiques littéraires français, la conviction est ancrée que la littérature francophone est strictement référentielle, sociale et engagée, et qu’elle n’est guère animée par un souci formaliste ou un regard métalittéraire sur elle-même, ce qui dispense lesdits chercheurs d’intégrer les écrivains francophones dans leur champ d’étude, alors qu’il suffirait de s’intéresser à la création francophone pour s’apercevoir qu’elle n’est dénuée ni d’ambition esthétique ni de distance critique sur elle-même.

À présent, et pour compléter ce tableau général sur la situation des francophones périphériques au pays du Cèdre, je me permets de vous livrer une illustration particulière à travers mon propre vécu au Liban. Je ne suis pas issu d’un milieu très francophone. Ma mère a fait ses études chez les sœurs et pratiquait le français, mais il n’était pas d’usage chez nous de parler un autre idiome que le dialecte libanais. Quant à mon père, ayant fait ses études de droit en français, il en avait une connaissance strictement livresque : le français était une langue morte pour lui, et s’il lui arrivait de dire quelques mots dans la langue de Molière, ou plutôt de Portalis, c’était pour faire une citation ou invoquer un proverbe. Longtemps le français n’a été pour moi qu’une langue scolaire, une matière parmi d’autres qu’on me dispensait à l’école. J’étais conscient toutefois que le français était auréolé d’un certain prestige au Liban. Sans que j’en saisisse le mécanisme sociologique, je constatais que cette langue était associée à des valeurs prisées par la société, comme la distinction, la culture, la modernité. Est-ce là ce qui a motivé mon intérêt précoce pour le français ? Sans doute en partie. Mais peu à peu, à mesure que j’apprivoisais cette langue étrangère qui ne l’était pas tout à fait, je me suis aperçu que je pouvais me l’approprier et l’utiliser comme outil d’expression, non pas orale (cela viendra plus tard), mais écrite. Pourquoi n’ai-je pas choisi plutôt ma langue maternelle, ce qui aurait été plus logique ? C’est parce ma langue maternelle, à savoir le dialecte libanais, ne s’écrivait pas encore, ni ne s’enseignait d’ailleurs. Il n’était ni codifié ni reconnu comme une langue à part entière. On m’avait conditionné à ne pas considérer comme possible l’expression écrite en libanais. L’écriture arabe ne pouvait qu’emprunter les voies de l’arabe classique qui m’était trop distant par sa morphologie et son caractère solennel, sacré et, pour ainsi dire, intouchable. Le français avait, de plus, l’avantage de son inconvénient : à savoir l’étrangeté. De fait, grâce à sa divergence absolue avec mon environnement linguistique naturel, le français me permettrait d’exprimer des peurs, des colères ou des désirs avec plus de liberté qu’en arabe, qui était associé à mon éducation et à la morale y afférente. Le français m’autorisait la transgression en quelque sorte, et jusqu’à présent d’ailleurs, dans mes livres, il me permet de dire des choses que j’aurais ressenti plus d’embarras à exprimer en arabe, qu’il s’agisse de questions taboues comme la sexualité ou de questions politiquement sensibles comme le communautarisme, la guerre du Liban ou le conflit israélo-palestinien. Le français est pour moi un outil de transgression en somme, ce qui est un paradoxe dans une société libanaise où il passe davantage pour être la langue de la convention, sinon de la réaction. J’ajouterai encore d’autres motivations à l’utilisation du français pour le petit garçon que j’étais : l’aspect ludique que je trouvais à manipuler une langue très différente de la mienne, ainsi que la volonté de me singulariser par une expression personnelle et originale dans un milieu majoritairement arabophone. Le français, c’était mon domaine exclusif, mon passage secret, ma porte dérobée. Peut-être mon choix du français, si choix il y a, a-t-il été motivé aussi par des facteurs d’ordre psychanalytique en lien avec l’imago du père et de la mère, mais ce n’est pas le lieu de m’étaler sur ces considérations hautement conjecturales. Voilà en tout cas comment le français est devenu ma langue d’écriture, indissociable de mon statut d’écrivain, avec toutes les joies et les difficultés que l’on connaît. Mon cheminement est à la fois singulier et banal, comme le sont tous les cheminements linguistiques dans un pays caractérisé par le multilinguisme. Je suis à l’image de tous mes compatriotes : le produit d’une histoire singulière qui tient beaucoup des contingences.

Webinaire, Université Saint-Joseph de Beyrouth, Faculté des Lettres et des sciences humaines, le 12 décembre 2020. Verbatim (extraits).

© Ramy Zein