Des choses vues, des scènes vécues, des faits lus ou entendus au fil des jours...
© Ramy Zein
Cyclus Libanus
Depuis quelques semaines, en marchant dans les rues de Beyrouth, j’ai l’impression d’être ramené aux années 90 où l’on ne pouvait pas faire deux pas dans la capitale sans entendre des bruits de chantier. Les chantiers sont partout, ici une immense fosse d’où surgira bientôt un immeuble ou une tour, là un bâtiment en cours de restauration, plus loin un local évidé qui accouchera d’une boutique avant les fêtes, rue de Damas des affiches annoncent le lancement des travaux pour l’édification du BEMA (Beirut Museum of Art), à quoi s’ajoutent les chantiers publics sur la voirie et ailleurs…
Après la ruine, la reconstruction, et après la reconstruction, la ruine : voilà le cycle naturel du Liban depuis les années 70. Un cycle qui n’aurait pas été possible sans l’extraordinaire vitalité et le non moins extraordinaire aveuglement des Libanais. Car depuis 1975, le pays du Cèdre n’a pas connu une seule période de paix réelle susceptible de garantir une perspective de stabilité suffisamment longue pour permettre, sans crainte d’un nouveau conflit ou d’une crise majeure, le lancement de projets ambitieux de reconstruction. Et pourtant, à chaque répit, les Libanais se retroussent les manches et se remettent à bâtir à tout crin, obstinément, imperturbablement. Ainsi d’aujourd’hui : rien n’est réglé avec Israël qui continue de nous bombarder et de nous menacer chaque matin d’une opération de grande envergure, ce qui n’empêche pas les promoteurs de construire, les investisseurs d’investir, les particuliers de créer ou de rénover des entreprises, quitte à perdre en un clin d’œil, comme cela est arrivé à maintes reprises durant le demi-siècle écoulé, le fruit de leurs efforts. J’ignore s’il faut louer les Libanais pour cet increvable dynamisme, ou pointer leur incapacité de poser un regard lucide sur leur passé et leur avenir.
Diplômes à vendre
- Je suis journaliste, je voudrais avoir un diplôme de master et de doctorat dans ma spécialité pour enseigner à l’université, combien ça coûte ?
- Pas de problème. Notre contact travaille au bureau du ministre et il peut vous délivrer les diplômes que vous souhaitez. L’année dernière, nous avons obtenu un diplôme de la LAU de Jbeil pour un avocat. Moi-même, je suis titulaire d’un faux doctorat.
- Mais alors, si je me rends à l’université qui m’aura délivré le diplôme, elle me donnera les attestations nécessaires ?
- Vous n’aurez pas besoin de vous rendre sur place. Vous obtiendrez un diplôme par nos soins, cacheté et légalisé, avec trois copies conformes.
[…]
- Et pour les tarifs ?
- Tout dépend du diplôme. On commence à 5000 $. La licence vaut 5000 $, le master 6500 $. Le doctorat, si j’ai bon souvenir, « il » me l’a tarifé la dernière fois à 7300 $. Si vous désirez avoir un diplôme de l’Université américaine, il y a un supplément de 800 $ pour la licence, 1000 $ pour le master et 1300 $ pour le doctorat.
- Est-ce qu’on peut obtenir des diplômes dans toutes les spécialités ?
- Oui, à l’exclusion de la médecine. Si quelqu’un a une licence d’art dentaire, on peut lui délivrer un master. S’il a un master en Esthétique, il aura son doctorat, pas de souci.
- Et pour l’ingénierie ?
- Oui, s’il a sa licence. […] Nos diplômes sont 100 % réguliers et officiels.
[…]
- Vous n’avez jamais vu votre contact au ministère ?
- Non. Il ne laisse personne le voir. Moi, je communique avec lui à travers sa secrétaire. Son identité doit rester secrète parce qu’il travaille au bureau du ministre.
Non, il ne s’agit pas d’une scène de théâtre composée par un dramaturge spécialisé dans la satire sociale. Il ne s’agit pas, non plus, d’un sketch dans une émission de divertissement. L’échange qu’on vient de lire est le verbatim d’une communication téléphonique enregistrée par une journaliste de la chaîne libanaise NTV.
En novembre 2021, le ministère de l’Enseignement supérieur en Irak avait suspendu les inscriptions des étudiants irakiens dans trois universités libanaises (Jinane University, Modern University of Business and Science et Islamic University of Lebanon). Les institutions concernées accueillaient et diplômaient en ligne des centaines d’étudiants irakiens, notamment en master et en doctorat, sans appliquer les normes académiques en vigueur. On avait découvert à l’époque de nombreux cas de plagiat intégral et de travaux effectués par des prête-plume grassement rémunérés. Certaines thèses étaient reprises telles quelles par plusieurs doctorants. En d’autres termes, les étudiants achetaient leurs diplômes, ce qui leur permettait de prétendre à une revalorisation de leur salaire en Irak. Le scandale provoqué par cette affaire aurait pu entraîner un sursaut au ministère de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur. Il aurait pu décider les responsables libanais à sauver le dernier bastion et l’ultime fierté de notre pays, l’éducation. Il n’en est rien visiblement : ledit ministère continue d’être gangrené par la corruption, comme d’autres ministères libanais.
La nouvelle page annoncée tambour battant par le nouveau régime attend encore son encre et ses auteurs. (31/10/25)
Mort à Chatila
Un jeune automobiliste égaré se retrouve
en pleine nuit dans le camp palestinien de Chatila. Pris de panique, il
accélère, fonce à travers les rues étroites et force un barrage militaire. La
riposte est immédiate : un milicien
du camp lui tire dessus et le tue.
Quatre aberrations réunies ont provoqué ce
fait divers tragique :
- Trente-cinq ans après les accords de Taëf
et la fin de la guerre, il y a encore des milices (palestiniennes en l’occurrence)
qui érigent des barrages armés dans les rues de Beyrouth.
- Le ou les tireurs ont pris pour cible le
chauffeur de la voiture, au lieu de viser les pneus, comme il est d’usage dans
ces circonstances.
- Elio Abi Hanna, de confession chrétienne,
diplômé de l’université du Saint-Esprit, a probablement été élevé dans la peur
et la méconnaissance de l’autre, comme beaucoup de chrétiens de sa génération. La
guerre a beau être terminée, les barrières mentales perdurent dans toutes les
régions du pays, et l’on peut penser qu’en arrivant par mégarde à Chatila, le
jeune homme a été saisi de frayeur à la vue de signes, de symboles et d’individus
qui ont réactivé en lui une représentation peu rassurante des Palestiniens et
des musulmans transmise par son éducation et les médias de sa région.
- Elio avait coutume de se fier à son GPS
pour s’orienter sur les routes du pays, un phénomène répandu parmi les jeunes d’aujourd’hui
dont les repères spatiaux sont de plus en plus limités. Or le GPS est loin d’être
fiable, et il en a donné une preuve sinistre ce soir-là : Elio sortait d’un
dîner à Badaro avec ses amis ; il a suivi les recommandations de son GPS
qui, au lieu de le conduire vers le nord de la capitale, l’a mené au camp de
Chatila. On connaît la suite.
Quatre aberrations pour une mort absurde. Sans surprise, les médias libanais évoquent abondamment la première, mentionnent la quatrième, effleurent la troisième et ignorent totalement la troisième. (30/10/25)
Parenthèse
Comme je le fais souvent, je m’engage ce matin
dans l’allée ombreuse qui relie le Musée national à la Direction générale des Antiquités,
un passage court mais agréable qui contraste avec le vacarme des rues
adjacentes encombrées de tôle et de klaxons. À peine franchi le portail qui sépare
le musée du chemin, je suis happé par une forte et fraîche odeur de chlorophylle :
un jardinier est en train de tailler les haies à grands coups de cisailles qui
rythment la pénombre des lieux.
Je ne peux pas m’arrêter, je ne peux pas poser mon sac et m’installer sur le banc ; je peux seulement ralentir pour savourer, le temps de quelques pas, une sensation qui me projette dans un temps heureux aux contours indéfinissables. (29/10/25)
Une vache sur l'autoroute
Une vieille guimbarde filant sur
l’autoroute du nord non loin de Batroun. Sur le siège avant, à côté du
chauffeur, un adolescent et deux enfants en bas âge encaqués entre le dossier
et le parebrise, à la merci du premier freinage. Sur la banquette arrière… Est-ce
possible ? On scrute de nouveau les images, oui, c’est bien ce qu’on voit :
une vache ! Pas un veau, une vraie vache fichtrement à l’étroit dans cet
espace improbable, qui sort sa tête par la fenêtre. Aucun sourire à bord. Les
passagers semblent absorbés par la route, inconscients du spectacle qu’ils
offrent aux automobilistes.
Les usagers de la route au Liban sont tellement assurés de ne pas tomber sur un barrage volant ou fixe de la police, ils sont tellement sûrs de ne pas voir l’ombre d’un gendarme sur leur trajet qu’ils poussent toujours plus loin les limites de la transgression. Et s’il demeure quelques reliquats d’inhibition, la misère se charge de les balayer, comme chez cette famille qui aurait préféré sans doute louer un véhicule ad hoc pour transporter l’animal, dont on image les efforts qu’elle a dû déployer pour pousser la vache dans l’habitacle arrière malgré le volume et le stress de la bête, mais qui a dû se rabattre sur la solution la plus économe. (28/10/25)
Marcher dans le temps
Promenade d’automne sur un sentier
antédiluvien bordé d’oliviers si vieux que leurs immenses troncs noueux
semblent comme minéralisés, pareils à des roches calcaires fendillées par l’érosion.
Des massifs de karst, justement, on en trouve partout sur ce chemin qui relie
Jeïta à la grotte éponyme, des plateaux aussi grands que des terrains de
tennis, offerts au soleil, où l’eau et le vent se sont amusés à tracer de
profonds sillons, tout en ciselant çà et là des encoches disséminées telles des
empreintes.
Au Liban, quand on croit évoluer dans l’espace, c’est dans le temps qu’on marche. (26/10/25)
Drones
Avant le 7 octobre 2023, des voix s’élevaient au Liban pour menacer Israël d'anéantissement s’il s’avisait d’attaquer notre pays. Les discours et le ton ont bien changé depuis : en guise de protestation contre le survol du Grand-Beyrouth et du palais présidentiel de Baabda par les drones israéliens, les autorités libanaises se sont contentées de « demander des explications » au Comité de supervision du cessez-le-feu sur les va-et-vient incessants des drones, en espérant « en savoir plus sur les intentions d'Israël ». C’est un peu comme si une femme habitant une maison isolée appelait la police pour « en savoir plus » sur les intentions d’un individu armé d’une machette rôdant autour de sa demeure. À ceci près que dans le cas de la dame, la police se déplacerait pour interpeller le rôdeur, alors que le Comité de supervision du cessez-le-feu se garde, lui, d’exercer la moindre pression sur l’État hébreu, lui laissant le champ libre pour mener ses raids quotidiens sur le Liban et imposer à sa population l’humiliante omniprésence des drones au-dessus de la capitale. (23/10/25)
Les Pins parasols
Étrange, la destinée des pins parasols : ils gravissent seuls les marches du ciel, sans tendre la main à personne, reclus dans leur carapace mouchetée d’écailles. Plus concentrés qu’un stylite sur sa colonne de prière, ils poursuivent leur ascension verticale, et on les croit à tort renfermés, farouches, hostiles à leurs congénères, lancés à jamais dans une équipée solitaire que seuls arrêteront les nuages. Mais non : ces créatures fuselées, reines du chacun-pour-soi, sont en réalité sociables et solidaires. Leur dessein altruiste se manifeste au pinacle de leur essor : les anciens solitaires s’agrippent à leurs voisins et les enlacent dans une étreinte que rien, jamais, ne défera. Ensemble ils forment un immense tapis au relief bosselé qui ondoie avec des scintillements de moire, comme pour célébrer leur dilution heureuse dans le destin collectif. (21/10/25)
Suicide
Cent cinquante personnes ont mis fin à leurs jours au Liban depuis le mois de janvier, un chiffre largement sous-estimé : le suicide est un tabou et nombre de familles dissimulent les véritables causes du décès auprès des autorités civiles comme religieuses. La principale tranche d’âge concernée par les suicides va de 18 à 35 ans, soit des individus jeunes confrontés à des difficultés personnelles aggravées par la situation économique du pays et le chômage qui frappe 40 % de la jeunesse libanaise. Il y a donc un lien direct entre la crise et le nombre élevé de suicides parmi les jeunes.
Sans malice ni mauvais esprit, juste par curiosité, je me suis demandé en lisant cette nouvelle combien de cas de suicide ont été enregistrés parmi les hommes politiques libanais depuis l’Indépendance. En France, on le sait, plusieurs responsables politiques de haut rang se sont donné la mort : Roger Salengro, Pierre Bérégovoy, François Durand de Grossouvre, Jean Germain… Mais quid du Liban ? La réponse est simple : aucun. Sur les centaines d’hommes politiques libanais dont les compromissions et les crimes pourraient leur valoir des crises de conscience susceptibles de déboucher sur des actes désespérés, aucun n’a franchi le pas à ce jour. Soit parce qu’ils n’ont nulle conscience de leur responsabilité dans l’état du pays, soit parce qu’ils en ont conscience sans vouloir le reconnaître, soit, enfin, parce qu’ils sont suffisamment solides pour assumer sans grande souffrance morale leur implication dans le désastre général. (20/10/25)
Cinq mois après les noces
C’est une jeune Syrienne de vingt et un ans mariée à un Libanais depuis cinq mois. On l’imagine s’occupant de sa maisonnée, faisant des courses, préparant le repas, appelant ses parents en Syrie. On l’imagine travaillant dans un bureau ou un commerce, attablée dans un restaurant de la montagne avec son mari ou se promenant en sa compagnie sur la corniche au soleil couchant.
Voilà pour les images qui vous viennent à l’esprit quand on vous parle d’une jeune femme de vingt et un ans mariée depuis cinq mois. Mais une photo vient balayer ces scènes heureuses et tranquilles d’une vie de couple à peine commencée : la jeune épouse gît en réalité sur un lit d’hôpital à Hadeth, totalement couverte de pansements sur lesquels court un réseau de tubulures reliées à des drains et des sondes. On devine çà et là quelques morceaux de chair violacée et tuméfiée. La jeune mariée a-t-elle été victime d’un accident de la circulation ? A-t-elle chuté de son balcon en étendant son linge ?... Non, elle a été ébouillantée par son mari avec de l’huile chaude… Elle est brûlée au troisième degré sur une grande partie de son corps, son visage est irréversiblement défiguré, ses chances de survie sont minimes. L’homme, lui, a disparu après les faits. (19/10/25)
Quelle guerre ?
Avant la guerre, pendant la guerre, après la guerre : longtemps le conflit de 1975-1990 a constitué un jalon incontournable pour se repérer dans l’histoire contemporaine du Liban. La chronologie s’organisait naturellement autour de ce massif de quinze ans et, dans mes conversations, pendant mes cours, quand je situais un événement avant la guerre, il me semblait évident que mes interlocuteurs se repéraient sans difficulté dans le temps en question.
Depuis le conflit de 2006, et plus encore depuis celui de 2023-2024, les choses ont changé : à présent, quand je mentionne la guerre, on me répond le plus souvent : quelle guerre ? La durée, l’ampleur et le bilan du conflit de 1975 ne suffisent plus à l’imposer comme une référence absolue. Le temps a passé, la mort a produit son œuvre, les jalons se sont décalés. On a les repères de son âge. (17/10/25)
Tannourine
Le ministère de la Santé a ordonné la suspension
de la production dans les usines d’eau minérale Tannourine, arguant qu’une
bactérie (la Pseudomonas aeruginosa) a été détectée dans certaines bouteilles
de la marque. Mais ce qui était une mesure de salubrité publique, fondée sur
des tests scientifiques, a pris très vite un tour singulier, quoique peu
surprenant quand on observe l’évolution de la société libanaise depuis la guerre
civile : les réseaux sociaux se sont emparés de l’affaire pour lui donner
une interprétation politique, voire communautaire. Le ministère de la Santé,
dirigé par un chiite proche du Hezbollah, chercherait à nuire à une entreprise
chrétienne nichée au cœur de Batroun ! Voilà ce qui motiverait la décision
du ministère : l’hostilité à l’égard des forces politiques chrétiennes présentes
à Tannourine, en particulier les Forces libanaises et les partisans de l’ancien
député Boutros Harb !
Pour ne pas s’exposer à ce genre d’accusations, les pouvoirs publics au Liban mettent un point d’honneur à répartir symétriquement leurs aides et leurs sanctions. Ils semblent l’avoir oublié cette fois. Mal leur en prit. Et nous en prit par la même occasion.
Mon beau-frère m'a dit un jour :
- Ce qu'il nous faudrait au Liban, c'est un dictateur !
- Chrétien ou musulman ? lui ai-je répondu. Car si c'est un chrétien, les musulmans se soulèveront contre lui, et si c'est un musulman, les chrétiens n'auront de cesse qu'ils ne l'aient renversé. (16/10/25)
Jardin William Hawi
Le jardin William Hawi fait partie des
rares espaces verts de Beyrouth. Un des plus petits aussi, ne dépassant pas les
400 m2. Aménagé
autour d’une fontaine en pierre, il constitue une oasis agréable dans le quartier
densément peuplé de Geitawi, entre l’hôpital du même nom et l’hôpital
Saint-Georges. Il m’est souvent arrivé de m’y poser pendant mes vadrouilles
beyrouthines : la plupart du temps je m’y retrouvais seul, mais j’y croisais
parfois un monsieur âgé qui lisait son journal, parfois aussi des enfants
accompagnés de leur grand-mère.
Mes pas m’y ont mené aujourd’hui après
une longue absence. Quelle ne fut ma surprise en découvrant les lieux fermés et
complètement à l’abandon. Les arbustes et les plantes n’ont pas été élagués
depuis belle lurette, les herbes sauvages ont envahi les allées, on voit partout
des ordures : cannettes, bouteilles, mouchoirs… Un spectacle de désolation
qui surprend à une époque où Beyrouth semble faire peau neuve
après des années de crise et de guerre. Le jardin, en plus, porte le nom de
William Hawi, figure iconique des Forces Libanaises, lesquelles FL, grand parti
chrétien, sont très puissantes dans le quartier.
Que se cache-t-il derrière cet abandon ? Un conflit, une négligence, un projet immobilier ? Affaire à suivre. (15/10/25)
No pasarán
Des amis m’envoient la vidéo d’une chanson espagnole en hommage à la Palestine. La chanteuse apparaît seule sur scène face à un public immense dans ce qui semble être une arène ou un stade de foot. Tout est parfaitement calibré : la voix, la musique, les paroles, mais au bout de quelques dizaines de secondes, je suis saisi d’un malaise. Quelque chose cloche dans ces images où la chanteuse est filmée sous un angle unique et les spectateurs de dos, masse informe d’où émergent des drapeaux palestiniens. Il s’agit en fait d’une chanson générée par l’intelligence artificielle, images comprises, à ceci près que les paroles s’inspirent du fameux discours tenu par la « Pasionaria » Dolores Ibarruri le 19 juillet 1936 à Madrid, quand Franco a lancé son coup d’État contre la République espagnole. La chanteuse elle-même ressemble à Dolores Ibarruri dans sa vieillesse, quand elle s’est fait réélire députée en 1977 après la chute du franquisme.
L’intelligence artificielle a beau n’en être qu’à un stade assez précoce de son développement, elle parvient à produire des vidéos extrêmement crédibles : dans le cas présent, la vidéo a été visionnée par des milliers de personnes et, si je m’en fie aux commentaires, la quasi-totalité des internautes ont été dupes de la manipulation. Le temps est peut-être venu d’imposer aux plateformes comme YouTube de signaler clairement au public le recours ou non à l’IA dans les vidéos postées. Quant aux artistes, pour peu qu’ils soient personnels et authentiques dans leur expression, pour peu qu'ils soient « eux-mêmes » en somme, ils n’ont rien à craindre d’une machine qui ne fait que brasser du déjà-vu et du déjà-entendu. (13/10/25)
La Dame au chien
C’est une sans-abri familière aux
promeneurs de la corniche. On la voit souvent traîner dans les parages, les
cheveux blonds défaits, la bouche édentée. Elle parle fort, d’une voix caverneuse
éraillée par les cris et le tabac, riant aux éclats pour un rien avec des
gestes qui se veulent virils.
Ce matin, pour la première fois, je l’ai vue étendue sur un banc, flanquée d’un fouillis improbable de vieilles couvertures et de sacs en plastique. Elle était endormie, les lèvres étirées par un sourire, non pas un rictus de sommeil mais un franc sourire qui semblait adressé au soleil à peine levé. Face à elle, recroquevillé sur une chaise, un chien blanc, genre caniche ou bichon maltais : il se dégageait de ce tableau une impression de sérénité et de bien-être qui contrastait étrangement avec la misère des deux personnages.
J’ai poursuivi mon chemin jusqu’au stade al-Nahda. À mon retour, une heure plus tard, la dame était encore là, mais le soleil avait perdu sa douceur matinale : le visage souriant n’était plus visible parmi les couvertures et le chien, l'œil un peu torve, avait déserté sa chaise pour trouver refuge à l’ombre du banc. (11/10/25)
Régulièrement on entend des hommes politiques s’insurger contre le fameux slogan en vogue depuis le 17 octobre 2019 : kéllon ya3ni kéllon, dont l’équivalent en français serait le non moins fameux tous pourris. Ils n’ont pas tort. Une distinction doit être faite entre les corrompus systémiques et les corrompus tardifs au Liban.
Les
corrompus systémiques sont les dirigeants communautaires,
pour la plupart d’anciens chefs de guerre, qui, après
l’instauration de la Pax Syriana au
début des années quatre-vingt-dix avec la bénédiction des grandes puissances, ont mis en place un système politique
fondé sur le dépeçage de l’État et l’accaparement de ses richesses, n’hésitant pas à désosser
une à une ses institutions et à laisser filer
la dette publique avec la complicité des banques, notamment la première d’entre
elles, le levier financier du pouvoir, la Banque du Liban. Ce groupe porte sans doute une responsabilité majeure dans la situation
actuelle. C’est lui qui a donné le départ de la course vers l’abîme.
Quant aux corrompus tardifs, ce sont les partis qui étaient absents de la scène politique au moment où le système mafieux a été instauré sous l’égide de la Syrie. Mais ces nouveaux venus ne sont pas exempts de responsabilité, car ils ont participé à plusieurs gouvernements depuis 2005. Même en supposant qu’ils n’ont pas détourné de fonds, ils ont, par leur présence au Conseil des ministres et leurs alliances avec les corrompus systémiques, octroyé une légitimité à ces derniers, cautionné de facto le régime en place et couvert ses agissements criminels. De plus, la corruption, au sens large, ce n’est pas seulement piquer dans les caisses, c’est aussi s’ingérer dans la justice pour entraver son travail, s’immiscer dans les nominations administratives pour attribuer à ses partisans des postes élevés de l’État au mépris de la compétence et du mérite, c’est intervenir dans les marchés publics, pratiquer la manipulation de masse, voter des lois électorales iniques, s’incruster au gouvernement malgré ses échecs répétés, et la liste est longue. De tout cela, quel est le parti qui peut se déclarer innocent ?
Donc oui, les responsabilités ne sont pas égales. Mais elles sont toutes établies. S’il faut se méfier du slogan simpliste de kéllon ya3né kéllon, dont les principaux bénéficiaires sont les corrompus systémiques, on ne peut ignorer les faits, et les faits sont là, têtus, qui incriminent toute la classe politique actuelle, à de très rares exceptions près. (20/12/22)
C’est
l’histoire d’un peuple qui avait le malheur de vivre dans une République
bananière nommée Liban, où des institutions fantoches servaient les intérêts
exclusifs de l’oligarchie en place : le Gouvernement était constitué d’une
pléthore de ministres placés sous la tutelle directe des grands leaders
communautaires, pour la plupart d’anciens chefs de guerre, dont le seul
objectif était de se partager les profits et les privilèges. Le Parlement était
une chambre d’enregistrement, issue d’un simulacre d’élections, qui avait pour fonction
de fournir un vernis légal aux malversations de l’exécutif. Idem pour la
Justice, le Conseil constitutionnel, la Cour des comptes, tous aux ordres des hommes
politiques qui s’acharnaient à les dévier de leurs missions, désignant
eux-mêmes chacun de leurs membres, exigeant en retour une sujétion absolue à
leur autorité arbitraire. Certes, ici ou là, y compris dans les hautes sphères
de l’État, on pouvait rencontrer des individus honnêtes et dévoués au bien
commun, mais leur participation au pouvoir servait de caution à la foule de
leurs pairs corrompus sans parvenir, loin s’en fallait, à contrebalancer leurs turpitudes.
Or
voilà qu’un beau soir, le fameux Grand Soir des rêveries libertaires,
le peuple s’est dressé comme un seul homme. Ou plutôt comme une seule femme, les
femmes ayant pris une part massive au soulèvement. L’icône de la Révolution a
été une militante justement, une passionaria nommée Malak Alawiyyé qui a donné
un coup de pied au sbire d’un zaïm armé d’un fusil automatique, visant –
tout un symbole – ses parties intimes. En quelques jours, un phénomène
extraordinaire s’est déroulé sous les yeux incrédules des Libanais : ils
ont assisté ni plus ni moins au réveil de leur nation anesthésiée par
des décennies de propagande officielle et de démocratie confisquée. Des jeunes
qu’on croyait individualistes et frivoles se sont emparés fougueusement de la
chose publique. Des forums ont surgi partout dans le pays : on débattait avec
ferveur, on réclamait des élections libres, on appelait à l’abolition du
système confessionnel, on élaborait des projets de réformes pour une société
plus juste, moins archaïque, davantage respectueuse des droits de la femme. Pour
la première fois depuis des lustres, les Libanais se sont pris à espérer.
Mais
comme on pouvait s’y attendre, les maîtres du pays ont tout fait pour briser la
révolte qui menaçait leur mainmise sur le Liban. Les uns ont envoyé leurs nervis
tabasser les manifestants à Tyr, Beyrouth et ailleurs. Les autres ont mené une
vaste propagande dans le but de discréditer les révolutionnaires en les accusant
d’être instrumentalisés par les ambassades, provoquant ainsi une
ligne de fracture communautaire dans le corps du Hirak. D’autres encore,
plus fourbes et tout aussi nocifs, ont terni le mouvement en bloquant des
routes dans le Nord, le Kesrouan ou le Chouf, avec le dessein de récupérer
la colère du peuple pour affaiblir leurs adversaires, comme s’ils pouvaient se
refaire une virginité au mépris de leur bilan et de l’Histoire.
Comble
de l’imposture, on a même vu des leaders politiques s’autoproclamer révolutionnaires !
Des trémolos dans la voix, la main sur le cœur, ils juraient leurs grands dieux
qu’ils étaient des partisans convaincus des réformes et qu’ils avaient toujours
œuvré pour la moralisation de la vie publique. Après avoir pillé et endetté le
pays sur plusieurs générations, ils vitupéraient en chœur contre la corruption !
Ces tartufferies auraient pu être drôles si elles
n’étaient obscènes ; quoi de plus insoutenable que les leçons de morale
dans la bouche d’un politicien véreux coupable d’avoir détourné des milliards
de dollars et d’avoir monopolisé tous les postes de la fonction publique afférents
à sa communauté, et qui, au lieu de se terrer dans le silence (faute de croupir
en prison), continue de pérorer sur les médias nationaux ; lesquels médias
n’ont aucun scrupule à se faire complices de son indécence en relayant ses
discours d’une manière servile et révérencieuse, alors qu’ils se prétendent par
ailleurs les porte-parole du peuple insurgé avec un zèle non exempt de
démagogie.
La révolution du 17 octobre a été tuée dans l’œuf. Ce fut comme un rêve, une parenthèse enchantée. Le pays est revenu à la case départ. La même caste est toujours aux commandes. Aucune procédure judiciaire n’a été engagée contre les dirigeants qui ont ruiné le pays, les fonds détournés ne sont pas près de rentrer dans les caisses de l’État, les prébendes et les concussions ont encore de beaux jours devant elles, l’impunité qui a prévalu après la guerre, à la faveur de la calamiteuse amnistie, continue d’être la règle aujourd’hui, encourageant les malfrats à poursuivre leurs prévarications. La situation générale s’est en fait empirée avec la crise économique : le chômage est devenu endémique, le pouvoir d’achat s’est effondré, sans parler des restrictions bancaires appliquées de façon drastique aux petits déposants, à l’exclusion des gros bonnets qui ont eu le loisir d’expatrier leurs fortunes vers des cieux plus cléments. Quant aux ingérences étrangères, source de tous les maux, elles sont loin d’avoir cessé, menaçant même de s’accroître avec la faillite de l’Etat officialisée par le premier défaut de paiement de son histoire.
Une révolution pour rien en somme.
Webinaire, Université Saint-Joseph de Beyrouth, Faculté des Lettres et des sciences humaines, le 12 décembre 2020. Verbatim (extraits).
Il faut se
rappeler d’abord que la francophonie tient peu de la nécessité et beaucoup du hasard
dans cette partie du monde. Ici comme en Afrique, elle est le produit
contingent des aléas de l’histoire : le Liban est francophone, mais il n’aurait
pas suffi de beaucoup pour qu’il fût italianophone (l’italien rivalisait avec
le français au XIXe siècle), anglophone (l’issue de la Première Guerre mondiale
et les accords de Sykes-Picot auraient pu imposer d’autres partages en Orient),
voire turcophone si l’empire ottoman avait survécu à sa longue maladie et à la Grande
guerre. Cette contingence de la greffe linguistique française au Levant n’explique
pas à elle seule les difficultés actuelles du français sous nos latitudes, mais
il est bon de la garder à l’esprit pour mieux cerner la position de la langue
française au Liban en 2020.
[…]
Contrairement à
l’Algérie où elle a débarqué avec les fusils et les canons, la langue française
est entrée au Liban, dès le XVIIe siècle, par la porte du savoir et
de l’instruction. L’empire ottoman avait consenti au roi de France le titre de
protecteur officiel des pèlerins chrétiens se rendant à Jérusalem, une tutelle
protectrice qui s’est étendue progressivement à tous les chrétiens d’Orient, ce
qui a favorisé l’installation des congrégations chrétiennes dans la montagne
libanaise. Les Lazaristes, les capucins, les jésuites, les maristes, entre
autres congrégations, se sont employés dès lors à instruire des générations de
petits Libanais. Les établissements fondés par les missionnaires n’ont pas fait
qu’introduire le français dans cette partie de l’empire ottoman ; ils ont
joué aussi un rôle primordial dans l’enseignement de la langue arabe. C’est par
le truchement des congrégations occidentales que nombre de Libanais ont appris
à lire et à écrire leur propre langue (dans sa forme classique s’entend). Il
faudra attendre le XIXe siècle pour que la présence culturelle et
commerciale de la France au Liban prenne un visage plus franchement politique
et se traduise, notamment, par le soutien apporté à la communauté chrétienne
après les massacres de 1860 qui ont conduit à la mise sur pied de la
Moutassarifiyyat. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France a
œuvré pour la création du Grand-Liban que la communauté chrétienne, notamment
maronite, appelait de ses vœux. Il n’est pas illégitime d’exprimer des réserves
sur la politique de la France au Liban depuis le XIXe siècle, mais il serait
injuste de ne pas lui reconnaître qu’elle n’a pas mené au Liban de répressions
violentes et meurtrières comparables à ses campagnes militaires en Syrie entre
1925 et 1927, puis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Qu’elle prenne parti
pour les chrétiens, majoritaires à l’époque, ou qu’elle exerce un mandat sur le
Liban de 1920 à 1943, la France ne s’y est pas conduite en puissance coloniale
prête à tout pour asseoir sa domination. Il y a bien eu quelques incidents ici
ou là, dont le fameux 11 novembre 1943 qui a vu l’incarcération des dirigeants
libanais de l’époque dans la citadelle de Rachaya en réponse à leurs velléités
indépendantistes de plus en plus insistantes, mais cet épisode somme toute
folklorique n’a pas terni l’image plutôt positive du mandat français dans la
mémoire collective des Libanais. Une preuve parmi d’autres de ce regard
libanais sur la présence française : après l’explosion du 4 août 2020, une
pétition a circulé pour réclamer le retour du mandat français au Liban,
recueillant des dizaines de milliers de signatures ! 77 ans après
l’Indépendance, l’on en est réduit à réclamer le retour de la puissance
mandataire. C’est dire l’échec retentissant de la classe politique libanaise
depuis 1943 et, surtout, depuis 1990.
[…]
Le Liban n’est
pas l’Algérie. Il n’y a pas eu de sang – ou si peu – entre le Liban et la
France. Voilà pourquoi le pays du Cèdre s’est engagé avec ferveur dans l’Organisation
internationale de la Francophonie sous la houlette de Charles Hélou, président
du Liban entre 1964 et 1970, qui a contribué grandement à
l’institutionnalisation de la Francophonie avec le président français de
l’époque Georges Pompidou, mais aussi le président sénégalais Léopold Sédar
Senghor qui a joué un rôle déterminant dans la création de l’Organisation internationale de la Francophonie. […]
L’Algérie, quant à elle, refuse jusqu’à ce jour de prendre sa place dans
l’assemblée francophone, accusant la France, à tort ou à raison, d’utiliser la
Francophonie comme un levier politique pour perpétuer sa domination
néocoloniale sur ses anciennes possessions.
Un autre
élément historique a facilité l’implantation du français au Liban, c’est la coexistence
paisible entre les deux langues arabe et française. L’acculturation francophone
ne s’est pas faite chez nous au détriment de l’arabe, ou du moins pas dans des
proportions telles que le lien entre les Libanais et la langue arabe s’en est
trouvé compromis. L’enseignement de l’arabe a toujours été encouragé dans les
établissements scolaires dirigés par les missions occidentales, et cela demeure
le cas aujourd’hui dans les écoles francophones où l’on attache beaucoup
d’importance à l’apprentissage de l’arabe classique, ce qui correspond
d’ailleurs aux exigences du programme officiel. Si l’arabe et le français ne
sont pas toujours également pratiqués au sein des familles pour des raisons
sociologiques sur lesquelles nous reviendrons, les deux langues sont valorisées
et inculquées de façon complémentaire dans les écoles. […]
L’histoire du
français au Liban explique donc le caractère décomplexé et serein de sa
pratique. Le locuteur libanais francophone est rarement en proie à des crises
identitaires l’amenant à remettre en question sa pratique quotidienne du
français. […]
Et quand bien même l’on serait mal à l’aise avec la francophonie pour des raisons idéologiques, l’on peut toujours se rappeler que le français n’appartient pas à la France mais fait partie du patrimoine universel. Les langues à vocation internationale comme le français ne sont plus la chasse gardée d’aucune nation ni d’aucun peuple. […] Ce n’est pas faire acte d’allégeance à la France que d’employer la langue de Molière. Rappelons-nous que les premiers écrivains libanais de langue française ont pris la plume à la charnière des XIXe et XXe siècles, pour revendiquer l’autodétermination du Liban - du Liban et plus largement de la Syrie et du monde arabe -, et non pas pour jurer fidélité et soumission à la France.
[…]
Le côté lumière a son pendant obscur toutefois. Les nombreux bénéfices et satisfactions inhérents à la francophonie vont de pair avec quelques désagréments, voire de vrais obstacles à l’épanouissement intellectuel, et c’est ce versant moins lumineux de la francophonie que nous allons tenter d’explorer à présent.
Il convient de rappeler d’abord que la France est le seul ancien empire colonial à n’avoir pas donné naissance à un pays pratiquant la même langue qu’elle, plus peuplé et plus grand en superficie. Le Royaume-Uni a accouché des États-Unis. L’Espagne a mis au monde le Mexique, la Colombie et presque toute l'Amérique latine. Le Portugal est à l’origine d’un pays, le Brésil, cent fois plus vaste et vingt-cinq fois plus peuplé que lui. Rien de tel dans le cas français. La France est demeurée le plus grand pays de langue française au monde. Cela a eu pour conséquence de positionner la France, et plus particulièrement Paris, comme le centre absolu et incontournable de la francophonie. Autrement dit, et pour donner une illustration concrète de ce phénomène sociolinguistique, lorsqu’on est un jeune auteur qui aspire à faire entendre sa voix, on doit obligatoirement passer par le système éditorial français pour exister et compter un tant soit peu. Or nul n’ignore le caractère hermétique des maisons d’édition parisiennes, en particulier pour les auteurs témoignant de sensibilités et de réalités non conformes aux références habituelles françaises. Et si par miracle, notre jeune écrivain parvient à trouver un éditeur, sa visibilité restera modeste tant qu’il n’aura pas été recensé par un grand média français et distingué par une instance de consécration parisienne, lesquels médias et instances consacrent peu les francophones, à moins qu’ils ne soient installés de longue date à Paris et qu’ils n’aient leurs entrées dans les institutions ad hoc. Il est symptomatique, par exemple, que les auteurs libanais les plus consacrés en France, à savoir Amin Maalouf, Andrée Chedid et Vénus Khoury-Ghata, se soient installés à Paris respectivement en 1976, 1946 et 1969, soit il y a 44, 74 et 51 ans ! Idem pour Wajdi Mouawad, qui a quitté le Liban au début de la guerre, a vécu en France puis au Québec avant de diriger le théâtre national de la Colline dans le vingtième arrondissement de Paris. Le message est clair : il ne suffit pas de publier un livre dans une maison d’édition parisienne, même prestigieuse, pour exister dans le paysage littéraire français, donc francophone. Il faut en plus résider ou effectuer des séjours fréquents à Paris, tisser des réseaux utiles, se ménager des entrées dans les institutions préposées au tressage des lauriers littéraires, et l’on aura peut-être une chance d’émerger un tant soit peu de l’ombre. […] Les auteurs francophones n’ont que la qualité de leurs textes pour les défendre, et la qualité pèse moins que d’autres paramètres sur le marché de l’édition.
Le pire ne réside pas là en réalité : il concerne
surtout la représentation que l’écrivain francophone est en droit, ou non, de proposer
de son pays. Cette représentation doit coïncider avec l’horizon d’attente de l’éditeur,
ou de ce que l’éditeur imagine être l’attente du lecteur occidental, et non pas
avec la perception subjective de l’écrivain francophone, qu’il s’agisse de la
guerre, de la femme, des conflits sociaux ou de tout autre thème. S’il existe des
éditeurs parisiens assez ouverts d’esprit pour accepter de se laisser
surprendre, et je peux en témoigner personnellement, la plupart attendront de
l’écrivain libanais qu’il valide ce que Pierre Halen nomme les « zones
imaginaires d’identification », à savoir les stéréotypes néo-orientalistes et les idées reçues,
et certainement pas qu’il les nuance par une perspective plus personnelle ou
plus subtile. De là à ce que l’écrivain francophone se mette de lui-même, de
façon plus ou moins consciente, à s’autocensurer et à produire des textes en
adéquation avec les souhaits des éditeurs, il n’y a qu’un pas que certains
auteurs peuvent être amenés à franchir. Cette sujétion volontaire fait écho à
une autre forme de soumission plus ou moins consentante, celle des écrivains
francophones à ce que Jànos Riesz et Jean-Marc Moura nomment l’hypotexte colonial et/ou
exotique si difficile à dépasser.
[…]
L’écrivain libanais de langue française n’a que Paris dont
les portes sont pratiquement closes, et s’il se résigne à être publié sur place
à Beyrouth, il sera condamné à n’être lu qu’au Liban, et encore, car, comme
nous le verrons, une grande partie du lectorat francophone libanais considère
avec circonspection la production locale. Il y a donc une forme de malédiction
qui poursuit l’écrivain francophone.
Pascale Casanova a bien expliqué ce phénomène dans La
République mondiale des Lettres, où elle distingue entre le centre où tout
se passe, et la périphérie où les francophones sont cantonnés au rôle de
spectateurs. Pour parodier Lafontaine, selon que vous
serez dans le centre ou dans la périphérie, les grands ordonnateurs de la
littérature vous rendront visibles ou invisibles. Or ces grands ordonnateurs, ce
ne sont pas seulement les éditeurs de Saint-Germain, mais tout le système
institutionnel et médiatique qui gravite autour de l’édition. On l’a vu
récemment avec l’explosion de Beyrouth : lorsqu’un journaliste français pense
opportun d’interroger des écrivains sur la catastrophe, ce sont rarement les
auteurs installés à Beyrouth qu’on sollicite, donc les témoins directs de
l’événement ; on leur préfère en général les écrivains établis en France
de longue date, non seulement pour des raisons pratiques de proximité, mais
aussi, et surtout, pour se conformer aux exigences de la société du spectacle
qui lie la valeur à la notoriété. […]
Il y a donc une hiérarchisation arbitraire de la littérature
francophone, qui a peu à voir avec la qualité des textes et beaucoup avec la
localisation des auteurs. […] Or rien n’est entrepris en France pour remédier à
ce déséquilibre, ni au niveau des maisons d’édition, ni au niveau
institutionnel (ou si peu), encore moins dans les médias. Songeons que Les
Soleils des indépendances, chef d’œuvre de la littérature francophone
africaine et de la littérature universelle, aurait pu ne jamais voir le jour
n’était l’acharnement de son auteur Ahmadou Kourouma. Le manuscrit avait été
refusé par toutes les maisons d’éditions de la place parisienne en 1966. L’année
suivante, Kourouma apprend par hasard qu’une revue canadienne cherche des
manuscrits francophones. Il envoie son texte, qui est accepté par l’éditeur
Georges-André Vachon. Le roman est publié au Presses universitaires de
Montréal, ce qui lui permettra ultérieurement de se faire remarquer en France
et d’être réédité aux éditions du Seuil. Pour un manuscrit sauvé grâce à des
circonstances extraordinaires, combien de manuscrits perdus à jamais, combien
d’écrivains méconnus parce qu’aucune disposition n’a été prise pour soutenir la
littérature francophone ? […]
La France,
cependant, ne porte pas à elle seule la responsabilité de cette situation. Les
pays francophones contribuent eux-mêmes, paradoxalement, à la marginalisation
de leur propre littérature. Dans le cas du Liban, aucun effort institutionnel n’est
fait pour promouvoir la création francophone, et les initiatives privées sont
trop rares pour compenser le désintérêt officiel. Mais le vrai problème ne se
situe pas au niveau des instances de consécration ou du manque de subvention et
de soutien. Il touche à ce que les psychologues appellent la haine de soi,
corollaire de la fascination pour l’autre. Soumis à l’aura symbolique de la
littérature française multiséculaire, nombre de Libanais, qu’ils se l’avouent
ou pas, qu’ils en prennent conscience ou non, rechignent à considérer la
littérature francophone locale comme digne d’intérêt. La plupart du temps, ils
en jugent sans même l’avoir lue, avec une condescendance parfaitement assumée. Un
dédain qui englobe d’ailleurs toute la francophonie. Je le constate chaque
année avec un cours que j’assure sur les littératures francophones du Maghreb
et d’Afrique noire. Mis à part les rares étudiants qui ont déjà eu l’occasion
de découvrir cette littérature, les réactions sont en général sceptiques. Les
yeux disent clairement ce que les bouches se gardent de formuler : qu’est-ce
qu’on vient nous embêter avec des auteurs non français, dont personne n’a
jamais entendu parler, et qui, en plus, font évoluer leurs personnages à
Kouroussa ou à Diagaramba au lieu de situer
leurs romans en France comme tout le monde ! Heureusement, au bout de quelques
semaines, au contact de Driss Chraïbi, de Fatou Diome ou de Kateb Yacine, leurs
regards changent et ils s’étonnent qu’on ne leur ait pas parlé plus tôt de
cette littérature riche et variée. En remontant un peu dans le temps, je me
souviens de l’époque où j’avouais, presque avec honte, que ma thèse de doctorat
portait sur la littérature libanaise francophone. Les réactions de mes
interlocuteurs allaient du : Ah bon, ça existe ? au Tu as
trouvé suffisamment de matière chez ces auteurs ? Il est certain
qu’avec une énième thèse sur Flaubert ou Claude Simon, j’aurais suscité moins
de commisération et plus d’admiration. Le prestige de ces monuments français
aurait rejailli sur ma petite personne. Mais il faut croire que la quête de
sens prend le pas parfois sur le besoin de reconnaissance. Plus tard, lors d’une soutenance de thèse à laquelle
je participais comme membre du jury, un professeur s’est exclamé avec
exaspération : Qu’est-ce que c’est que cette mode de la francophonie ?,
s’agaçant qu’on puisse considérer la littérature francophone comme un objet
d’étude en soi. C’était l’époque où les universités libanaises commençaient
frileusement à enseigner la littérature de langue française, au grand dam de notre
éminent professeur qui a bien évolué depuis, fort heureusement. Ce n’est pas le
cas, hélas, de ses compatriotes qui conservent dans leur majorité une réticence
de principe à l’égard de la littérature francophone. La littérature libanaise
de langue française est inégale, c’est entendu ; elle charrie parfois des
œuvres conformistes, des recueils de poèmes poussiéreux dans leur forme et leur
esprit, il lui arrive même d’être imprégnée d’une idéologie conservatrice,
sinon réactionnaire ; mais elle renferme aussi des textes d’une grande
originalité, beaux et puissants, qui méritent le détour. La rejeter en bloc n’est
pas seulement injustifié ; c’est une faute morale.
Les aprioris
négatifs envers la littérature francophone disparaissent comme par enchantement
lorsqu’un auteur reçoit un prix littéraire à Paris. Le petit serf anobli par le
grand seigneur, il n’en faut pas plus pour que ses semblables s’emballent et
reconnaissent à leur tour l’heureux lauréat. Si la France décrète qu’il est
bon, c’est qu’il est bon. Le cas d’Amin Maalouf est éloquent à cet égard :
même si l’auteur de Léon l’Africain avait suscité un intérêt bien mérité
à Beyrouth depuis ses débuts littéraires ; à partir de 1993, année où il a
remporté le prix Goncourt, il est reconnu parmi les siens comme un écrivain de
premier plan, et chacune de ses visites publiques à Beyrouth suscite un
engouement collectif. L’adoubement de la France a été perçu comme la preuve
ultime de sa qualité littéraire. L’écrivain libanais doit donc remporter un
prix littéraire à Paris pour être lu à Beyrouth. Le paradoxe, c’est que les
Français eux-mêmes, en partie du moins, relativisent les prix littéraires tant ils
connaissent les ressorts secrets et les jeux d’intérêts qui président à leur
attribution, contrairement aux prix anglosaxons qui sont beaucoup plus
transparents et honnêtes (les jurys du Booker Price en
Grande-Bretagne et du Pulitzer aux États-Unis sont renouvelés chaque année pour
éviter les conflits d’intérêts). Les Libanais eux, dans leur
majorité, accordent une valeur absolue à tout prix, a fortiori quand il vient de
France, et ne consentent à reconnaître une œuvre francophone que si elle a été
primée par un jury parisien. Voilà pourquoi l’on voit les écrivains libanais
francophones en mal de reconnaissance faire des pieds et des mains pour candidater
à des prix littéraires français, même mineurs, même inconnus, conscients qu’ils
sont de l’impact symbolique de ces prix sur leurs compatriotes s’ils venaient à
les remporter. Entre l’écrivain francophone et son compatriote, il faut un
intermédiaire en somme, et cet intermédiaire, c’est Paris. La situation est aussi
absurde que symboliquement violente. C’est la France qui décide, en définitive,
de ce que nous devons lire ou pas de nos propres auteurs.
La
survalorisation de l’ancienne puissance mandataire et la dévalorisation de soi
ne résument pas à elles seules les problèmes de la francophonie libanaise.
Il convient d’y
ajouter d’abord le manque de diversité sociale dans la famille francophone. Il
est vrai que plus de 60 % des élèves libanais effectuent leur scolarité en
français, et que ces milliers d’élèves scolarisés en français sont issus de
tous les milieux sociaux, y compris les plus modestes. Mais suivre un
enseignement scolaire en français ne fait pas de vous automatiquement un
locuteur francophone une fois devenu adulte. Et c’est là précisément qu’intervient
la différence sociale : à la sortie de l’école, les jeunes qui sont
capables de soutenir une conversation en français appartiennent, en règle
générale, aux couches les plus favorisées de la société libanaise. Plusieurs
raisons expliquent cette disparité ; en premier lieu, la pratique du
français est plus répandue dans les milieux bourgeois, si bien que les enfants
y sont exposés très jeunes au français comme langue vivante, et non seulement
comme langue scolaire, donc langue quasi morte. Autre raison de cette inégalité
dans la pratique du français oral : la qualité de l’enseignement du
français qui varie selon les établissements scolaires et les moyens dont ils
disposent pour l’apprentissage de la langue. Dans les écoles fréquentées par
les enfants de la bourgeoisie, les méthodes d’enseignement, les équipements,
les formations continues des professeurs et les effectifs allégés rendent
l’apprentissage du français plus efficace que dans les écoles à faibles moyens,
qu’elles soient publiques ou privées. De facto, le français est devenu la
deuxième langue, voire la première langue de la bourgeoisie libanaise.
Cette frontière
sociale se superpose, sans toujours coïncider avec elle, à une autre ligne de fraction,
communautaire celle-là. En effet, pour les raisons historiques évoquées plus
haut, le français s’est davantage diffusé dans la communauté chrétienne que
parmi les autres. L’anglais est plus répandu dans les communautés sunnite et,
surtout, druze (dont les alliés, au XIXe siècle, étaient les Britanniques).
Quant aux chiites, s’ils ont été longtemps francophones, en partie grâce à
l’expatriation de nombreux chiites en Afrique dès le début du vingtième siècle,
tous les chiffres sur l’enseignement du français au sud du Liban, fief de cette
communauté, montrent un recul du français au bénéfice de l’anglais. Alors que
le français se maintient au nord, il est en perte de vitesse dans les régions
méridionales.
Une troisième disparité,
corrélée aux précédentes, concerne justement la répartition régionale de la
francophonie. Loin de s’étendre sur tout le territoire, la pratique
« vivante » du français concerne essentiellement les quartiers est de
la capitale et les cazas de Baabda, Metn, Kesrouan, Jbeil et Zahlé, ce qui
correspond en gros à la région que les correspondants français appelaient le
« réduit chrétien » pendant les années de guerre.
Cette réalité
géographique, sociale et communautaire n’est pas sans effets sur la position du
français au Liban. Conséquences sur l’image de la langue d’abord. Si le
français bénéficie d’un certain prestige au pays du Cèdre, où il est associé à
la culture, la littérature, la liberté, les droits de l’homme, il charrie
concomitamment une autre image, souvent simpliste et caricaturale, qui est
celle d’une langue pratiquée par les nantis, une langue de distinction et de
salon qui serait l’apanage d’une élite un peu désuète, un peu vieux monde, la
langue des « tantes d’Achrafieh » et des « chez nous à
Paris ». Bref, quand l’anglais fait jeune et dans le vent, le français
fait vieux, incarnant, à tort ou à raison, des valeurs, des orientations
politiques, une certaine vision de la vie qui, toutes, manquent de diversité,
ce qui porte préjudice à la francophonie.
D’autres obstacles
entravent la diffusion du français au Liban, parmi lesquels le caractère étriqué
du marché éditorial francophone. La dévaluation de la livre et la paupérisation
brutale de la société libanaise ont porté un coup dur à la presse de langue
française, mais aussi à la diffusion du livre français, aux maisons d’édition
et à la création littéraire francophones. Quand les romans libanais publiés en
France étaient vendus aux alentours de 30 mille livres en 2019, leur prix a
triplé et quadruplé depuis, alors que, dans le même temps, le pouvoir d’achat
des Libanais s’est littéralement effondré ; acheter un livre est devenu un
luxe ; autant dire que l’écrivain libanais francophone a perdu son marché
naturel, ce qui le place devant deux choix : renoncer à la publication
papier en attendant des jours meilleurs, ou miser sur le marché franco-français
en s’adaptant aux exigences éditoriales parisiennes, avec toutes les
difficultés relatives à la position de l’écrivain périphérique bloqué par un
plafond de verre, comme nous l’avons vu plus haut. Quoi qu’il en soit, il y a
désormais une forme d’indécence de la part de l’écrivain francophone à se
présenter devant le public libanais avec des livres hors de prix, a fortiori
lorsqu’il milite en faveur de la démocratisation de la langue française au pays
du Cèdre.
Une autre entrave
à la diffusion du français au Liban est la difficulté de son apprentissage,
surtout si on le compare à son rival anglais. Tous les professeurs de français
au Liban s’accordent à dire que l’enseignement de l’orthographe française est
une tâche ingrate tant cette orthographe fourmille d’incohérences,
d’aberrations et de chausse-trappes. Au lieu de consacrer leur temps à
développer les facultés de conceptualisation, de compréhension et d’expression
chez leurs élèves, les enseignants en sont réduits à inculquer des dizaines de
règles flanquées de centaines d’exceptions. Les complications de l’orthographe
française placent l’apprenant dans une position de stress linguistique qui
finit par le décourager, voire le détourner du français ; ce stress
accompagne d’ailleurs le francophone tout au long de sa vie, tant il est
difficile de maîtriser parfaitement l’orthographe française, y compris pour les
spécialistes, et c’est là une singularité mondiale dont la francophonie
pourrait tout à fait se passer. Au Liban, nombre de parents ont opté pour
l’anglais parce qu’ils sont persuadés que les épreuves du brevet et du bac sont
plus faciles en anglais qu’en français, et que les chances de réussite y sont
supérieures, ce qui est effectivement le cas selon les chiffres officiels. Quand
le très sympathique Bernard Pivot prenait son bâton de pèlerin pour organiser
des dictées en France et dans le monde, sans doute ne pensait-il pas aux
modestes enseignants des écoles reculées de l’espace francophone qui se
heurtaient et se heurtent encore à l’enseignement de l’orthographe française. Je
comprends que l’on soit attaché à l’orthographe traditionnelle, et j’y suis
moi-même attaché par la force de l’habitude, mais de là à sacraliser
l’orthographe au point de fermer la porte à toute tentative de réforme qui
faciliterait l’apprentissage du français, il y a une forme d’aveuglement
fétichiste et d’entêtement réactionnaire. Il faut se rappeler, d’ailleurs, que la
langue ne peut pas être réduite à son orthographe : une langue, c’est
avant tout un esprit, un lexique, une syntaxe, des proverbes, des expressions
idiomatiques, et non pas une graphie qu’on entend figer aujourd’hui alors
qu’elle n’a cessé d’évoluer au fil des siècles, pour le meilleur et pour le
pire.
La désaffection
à l’égard du français se ressent d’une manière plus marquée encore au niveau
universitaire. Sur le nombre pléthorique d’universités au Liban, seule une
toute petite poignée sont francophones. Et même les plus irréductibles des
universités francophones, comme l’USJ et l’USEK, multiplient d’année en année
les concessions à l’hégémonie anglosaxonne. Cela s’explique par les besoins du
marché, notamment international, mais aussi, sur le plan scientifique, par le
fait que la recherche aujourd’hui se fait principalement en anglais. Il est
désormais admis partout que la langue de la recherche scientifique est
l’anglais et qu’on doit publier des articles en anglais pour être audibles dans
son domaine.
On le voit
donc, la francophonie au Liban est confrontée à plusieurs défis qui
compromettent son expansion, voire, à plus ou moins long terme, sa pérennité.
[…]
Il serait bon
que les médias français se montrent moins rétifs à relayer les productions
littéraires de la périphérie francophone, à commencer par des médias censément
destinés à la francophonie comme Radio France Internationale et TV5, mais dont
les émissions culturelles ont pour principal objet de promouvoir les produits
soutenus par les grands groupes de communication français (ou suisses, belges
et canadiens pour TV5). Une chose est sûre en tout cas : on ne peut plus
continuer à faire comme si la francophonie n’existait pas, on ne peut plus
entretenir l’illusion que les écrivains francophones installés en France depuis
des lustres résument à eux seuls toute la francophonie, alors qu’ils sont l’arbre
qui cache une vaste forêt caractérisée par sa richesse et sa diversité.
Des efforts
peuvent être fournis également dans l’enseignement scolaire et universitaire en
France. Il faut savoir qu’en France, aujourd’hui, on peut effectuer toute sa
scolarité, puis préparer une grande école littéraire (hypokhâgne et khâgne),
sans avoir jamais entendu parler d’Ahmadou Kourouma. Je donne cet exemple
car je l’ai vécu personnellement avec une étudiante française en mobilité à
Beyrouth, brillante par ailleurs. Suivant l’un de mes cours, elle m’a avoué ne
pas connaître Kourouma, pas plus que les noms de la douzaine d’auteurs qui
formaient le corpus de la matière, ce qui donne la mesure de l’indifférence,
sinon du mépris, dans lesquels on tient la littérature francophone en général. L’ignorance de la
littérature francophone est telle que dans l’esprit de beaucoup d’éminents
universitaires et critiques littéraires français, la conviction est ancrée que
la littérature francophone est strictement référentielle, sociale et engagée,
et qu’elle n’est guère animée par un souci formaliste ou un regard
métalittéraire sur elle-même, ce qui dispense lesdits chercheurs d’intégrer les
écrivains francophones dans leur champ d’étude, alors qu’il suffirait de
s’intéresser à la création francophone pour s’apercevoir qu’elle n’est dénuée
ni d’ambition esthétique ni de distance critique sur elle-même.
À présent, et pour compléter ce tableau général sur la situation des francophones périphériques au pays du Cèdre, je me permets de vous livrer une illustration particulière à travers mon propre vécu au Liban. Je ne suis pas issu d’un milieu très francophone. Ma mère a fait ses études chez les sœurs et pratiquait le français, mais il n’était pas d’usage chez nous de parler un autre idiome que le dialecte libanais. Quant à mon père, ayant fait ses études de droit en français, il en avait une connaissance strictement livresque : le français était une langue morte pour lui, et s’il lui arrivait de dire quelques mots dans la langue de Molière, ou plutôt de Portalis, c’était pour faire une citation ou invoquer un proverbe. Longtemps le français n’a été pour moi qu’une langue scolaire, une matière parmi d’autres qu’on me dispensait à l’école. J’étais conscient toutefois que le français était auréolé d’un certain prestige au Liban. Sans que j’en saisisse le mécanisme sociologique, je constatais que cette langue était associée à des valeurs prisées par la société, comme la distinction, la culture, la modernité. Est-ce là ce qui a motivé mon intérêt précoce pour le français ? Sans doute en partie. Mais peu à peu, à mesure que j’apprivoisais cette langue étrangère qui ne l’était pas tout à fait, je me suis aperçu que je pouvais me l’approprier et l’utiliser comme outil d’expression, non pas orale (cela viendra plus tard), mais écrite. Pourquoi n’ai-je pas choisi plutôt ma langue maternelle, ce qui aurait été plus logique ? C’est parce ma langue maternelle, à savoir le dialecte libanais, ne s’écrivait pas encore, ni ne s’enseignait d’ailleurs. Il n’était ni codifié ni reconnu comme une langue à part entière. On m’avait conditionné à ne pas considérer comme possible l’expression écrite en libanais. L’écriture arabe ne pouvait qu’emprunter les voies de l’arabe classique qui m’était trop distant par sa morphologie et son caractère solennel, sacré et, pour ainsi dire, intouchable. Le français avait, de plus, l’avantage de son inconvénient : à savoir l’étrangeté. De fait, grâce à sa divergence absolue avec mon environnement linguistique naturel, le français me permettrait d’exprimer des peurs, des colères ou des désirs avec plus de liberté qu’en arabe, qui était associé à mon éducation et à la morale y afférente. Le français m’autorisait la transgression en quelque sorte, et jusqu’à présent d’ailleurs, dans mes livres, il me permet de dire des choses que j’aurais ressenti plus d’embarras à exprimer en arabe, qu’il s’agisse de questions taboues comme la sexualité ou de questions politiquement sensibles comme le communautarisme, la guerre du Liban ou le conflit israélo-palestinien. Le français est pour moi un outil de transgression en somme, ce qui est un paradoxe dans une société libanaise où il passe davantage pour être la langue de la convention, sinon de la réaction. J’ajouterai encore d’autres motivations à l’utilisation du français pour le petit garçon que j’étais : l’aspect ludique que je trouvais à manipuler une langue très différente de la mienne, ainsi que la volonté de me singulariser par une expression personnelle et originale dans un milieu majoritairement arabophone. Le français, c’était mon domaine exclusif, mon passage secret, ma porte dérobée. Peut-être mon choix du français, si choix il y a, a-t-il été motivé aussi par des facteurs d’ordre psychanalytique en lien avec l’imago du père et de la mère, mais ce n’est pas le lieu de m’étaler sur ces considérations hautement conjecturales. Voilà en tout cas comment le français est devenu ma langue d’écriture, indissociable de mon statut d’écrivain, avec toutes les joies et les difficultés que l’on connaît. Mon cheminement est à la fois singulier et banal, comme le sont tous les cheminements linguistiques dans un pays caractérisé par le multilinguisme. Je suis à l’image de tous mes compatriotes : le produit d’une histoire singulière qui tient beaucoup des contingences.
Webinaire, Université Saint-Joseph de Beyrouth, Faculté des Lettres et des sciences humaines, le 12 décembre 2020. Verbatim (extraits).
© Ramy Zein
Les chrétiens baptisent leurs enfants à l’eau bénite ; Rim a été baptisée aux larmes de sa mère, qui a éclaté en sanglots en apprenant la nouvelle : elle venait de mettre au monde une fille. (11)
Rim porte, elle, le prénom de sa grand-mère paternelle, Rim Khatib, alias Oum Marzouk, foudroyée par une crise cardiaque à l’âge de cinquante-sept ans alors qu’elle sarclait l’allée caillouteuse reliant sa modeste demeure au cimetière tout proche, comme si elle avait eu le pressentiment de sa fin imminente et qu’elle s’était hâtée d’aplanir l’ultime ligne droite qui la séparait du paradis. (11)
L’insolent avait jugé son statut de journalier similaire au leur, établissant une analogie intolérable entre sa situation de tâcheron rémunéré à la journée et celle de propriétaires vivant de leurs biens. Un pauvre comprend et excuse le mépris qu’il inspire aux riches ; il est intraitable si un semblable moins argenté s’avise de le considérer comme un égal. Saad venait de le découvrir à ses dépens. (18)
Elle détourne les yeux pour fixer la ligne de crête qui se découpe sur le ciel bleu nuit. Cette montagne qu’elle ne se lasse pas de contempler d’ordinaire, dont elle aime le surgissement majestueux, les teintes volatiles, les courbes légères, lui paraît soudain lugubre et étouffante. Le massif qui borde la vallée s’avère une prison qui l’enferme dans ses hautes murailles. (37)
Maher G. est allé chercher fortune sous le ciel d’Afrique ; pour toute fortune, il n’a trouvé que la mort. Il voulait réussir, rentrer la tête haute au pays ; il ne rentrera jamais, même les pieds devant. Il repose là-bas désormais, dans un cimetière marin où Rim n’ira pas se recueillir sur sa tombe. (41)
Elle jette un ultime coup d’œil sur les volets clos, le jardin, les arbres, le monceau d’herbes folles qu’elle n’a pas eu le temps de brûler. C’est fini. Maher et elle ont occupé six maisons différentes. Chacune porte un nom dans sa géographie intérieure. Il y a eu la maison du mariage, la première ; les maisons de Ghina, Taleb et Nour où sont nés chacun des enfants ; la maison de la mer à Sarafand ; et enfin cette ancienne ferme qu’elle quitte à présent, dont elle voit disparaître les murs blonds derrière les cyprès, qu’elle appellera désormais la maison de la mort. D’autres auraient dû suivre, africaines celles-là, plus grandes, plus cossues, mille fois inventées et rêvées par les enfants, tombées en ruines du jour au lendemain, balayées par le vent après avoir été bâties à chaux et à sable pendant les joyeuses veillées sous la treille du toit. (44-45)
Ses seuls moments de réconfort, c’est quand elle arrive à pleurer. Les larmes surgissent abondantes, douces, voluptueuses. Mais elles se tarissent trop vite, laissant dans leur sillage des muscles crispés, une gorge sèche, une sensation de néant. Il fait lourd. Il fait humide. Elle transpire à grosses gouttes. Sa robe colle à ses membres. Des émanations étranges se dégagent de sa peau moite. Elle est quelqu’un d’autre. Quelqu’un d’autre s’est emparé d’elle, qui sent cette odeur inconnue, acide. (48)
Elle a l’impression de ne plus coïncider avec elle-même, d’être le témoin distrait d’une existence approximative dont elle s’aperçoit, par intervalles, sans y attacher la moindre importance, qu’elle est la sienne. (64)
À peine quelques rues plus loin, elle se retrouve dans un quartier sale et sombre où des bâtiments informes, couverts de lézardes, se serrent au milieu d’une odeur rance d’immondices et de cuisine. Pas un arbre, pas un centimètre carré de verdure. Pas de trottoirs non plus, ni de réverbères pour éclairer les guimbardes cabossées et les adolescents rassemblés autour d’une radio qui écoutent de la musique occidentale en grillant une cigarette. Des faisceaux de fils électriques pendent anarchiquement entre les immeubles, des monceaux de détritus s’entassent dans les coins, qu’on va peut-être brûler comme on le fait dans les villages. Sur les balcons et devant les entrées des bâtisses, des hommes disputent une partie de tric-trac en fumant un narghilé, alors que leurs femmes, un fichu sur la tête, écossent des haricots, vident des courgettes, trient des graines de lentilles sur un plateau de fer-blanc. (71)
Alors qu’elle remonte une avenue, elle voit passer une troupe de mendiants couverts de loques : deux vieilles femmes, des hommes plus jeunes, des adolescents aux cheveux hirsutes ; quelques individus sont mutilés, amputés du bras ou de la jambe, les moignons à nu ; un garçon a le bas du visage et le cou entièrement brûlés ; un autre bouge la tête sans arrêt, une tête minuscule aux yeux hagards, les lèvres frémissantes comme s’il s’apprêtait à cracher ou à proférer une injure. (72)
Rim acquiesce, baisse la tête, s’éclipse. Elle est femme, elle est jeune : sa vie appartient à tout le monde. (102)
Ils ont toujours eu pour Soraya et son mari une déférence de classe faite de respect, d’admiration et de crainte. Rim ne veut plus voir cette attitude servile de son père et de sa mère, cette humiliation qu’ils acceptent sans rechigner parce qu’ils sont des fellahins et les G. des zawéts. Sa conscience politique est loin d’être éveillée encore, elle n’est pas animée par une révolte raisonnée contre un état de fait social, mais depuis quelque temps une répulsion nouvelle la soulève, une aversion confuse pour une réalité qu’elle peine à tolérer, dont l’évidence ne s’impose plus à elle comme une chose naturelle. (103-104)
Seule au milieu de la nuit, Rim lève le nez vers les étoiles et songe à Dieu, dernier survivant de ses anciennes croyances depuis que Maher l’a détournée de la prière. Il lui arrive de mettre en doute l’existence d’Allah, une pensée troublante qui ouvre un abîme sous ses pieds : elle mesure l’absurdité de l’univers privé de sens, frémit face à l’infini de l’espace, aux mystères des commencements, au néant d’après la mort. (109)
La haine. Au-delà de tout. Plus rien à perdre. La rage qui pulvérise d’un coup des années de peur, des siècles de soumission. (113)
Le véhicule se met en marche. Elle ferme les yeux en raidissant les membres pour essayer de calmer son souffle. Tout le trajet elle le fera les paupières closes, la gorge serrée, les mains agrippées aux accoudoirs telles des araignées sur le qui-vive. (114)
Elle avait honte de sa mère aux robes informes, de son père taiseux et fruste, vêtu invariablement comme un portefaix des souks. Elle regardait les nantis et elle avait mal, mal à en détester les siens, à en haïr son milieu, à rêver de devenir eux, rien qu’eux. Le spectacle le plus enivrant et le plus pénible à la fois était celui des petites filles de son âge dont les toilettes soignées et les manières coquettes la faisaient fantasmer pendant des jours. Elle rentrait chez elle, des images plein la tête, le cœur transpercé de mille échardes. Elle imitait leurs gestes, leur démarche. Elle s’attribuait leurs prénoms français ou américains, s’imaginait dans leurs maisons, leurs voitures, leurs salles de classe. Pourquoi eux et pas elle ? (123-124)
Elle évitait ses anciennes amies avec une brutalité cynique dont elle se surprenait à tirer plaisir, le même plaisir qu’elle éprouvait à snober ses semblables à l’université et ailleurs. (125)
Elle veut écrire à ses enfants. De sa propre main. Leur dire. Leur raconter. Quoi ? Elle ne sait pas encore, elle ne sait pas au juste. Elle le saura quand viendra le temps d’écrire, à moins que le temps de la mort ne soit plus rapide. (138)
Comment a-t-elle pu ? Était-ce elle d’abord ? Elle seulement ? Quelle force dans son bras, quel basculement, quelle absence ?... Sans arrêt elle revoit le geste, non pour le regretter, non pour s’horrifier d’avoir pu l’accomplir, mais avec perplexité et – elle a mis longtemps à le reconnaître – quelque chose comme, oui, une sorte de jouissance obscure qui lui fait peur : elle portait cela en elle, elle porte cela dans les profondeurs de son être. (138)
Les traits sereins, comme aplanis par une lumière invisible, elle leur fait un signe de la main qui semble dire aucune importance, plus rien n’a de l’importance désormais. (156)