Quelques pas dans la nuit (extraits)

 



Les chrétiens baptisent leurs enfants à l’eau bénite ; Rim a été baptisée aux larmes de sa mère, qui a éclaté en sanglots en apprenant la nouvelle : elle venait de mettre au monde une fille. (11)

Rim porte, elle, le prénom de sa grand-mère paternelle, Rim Khatib, alias Oum Marzouk, foudroyée par une crise cardiaque à l’âge de cinquante-sept ans alors qu’elle sarclait l’allée caillouteuse reliant sa modeste demeure au cimetière tout proche, comme si elle avait eu le pressentiment de sa fin imminente et qu’elle s’était hâtée d’aplanir l’ultime ligne droite qui la séparait du paradis. (11)

L’insolent avait jugé son statut de journalier similaire au leur, établissant une analogie intolérable entre sa situation de tâcheron rémunéré à la journée et celle de propriétaires vivant de leurs biens. Un pauvre comprend et excuse le mépris qu’il inspire aux riches ; il est intraitable si un semblable moins argenté s’avise de le considérer comme un égal. Saad venait de le découvrir à ses dépens. (18)

Elle détourne les yeux pour fixer la ligne de crête qui se découpe sur le ciel bleu nuit. Cette montagne qu’elle ne se lasse pas de contempler d’ordinaire, dont elle aime le surgissement majestueux, les teintes volatiles, les courbes légères, lui paraît soudain lugubre et étouffante. Le massif qui borde la vallée s’avère une prison qui l’enferme dans ses hautes murailles. (37)

Maher G. est allé chercher fortune sous le ciel d’Afrique ; pour toute fortune, il n’a trouvé que la mort. Il voulait réussir, rentrer la tête haute au pays ; il ne rentrera jamais, même les pieds devant. Il repose là-bas désormais, dans un cimetière marin où Rim n’ira pas se recueillir sur sa tombe. (41)

Elle jette un ultime coup d’œil sur les volets clos, le jardin, les arbres, le monceau d’herbes folles qu’elle n’a pas eu le temps de brûler. C’est fini. Maher et elle ont occupé six maisons différentes. Chacune porte un nom dans sa géographie intérieure. Il y a eu la maison du mariage, la première ; les maisons de Ghina, Taleb et Nour où sont nés chacun des enfants ; la maison de la mer à Sarafand ; et enfin cette ancienne ferme qu’elle quitte à présent, dont elle voit disparaître les murs blonds derrière les cyprès, qu’elle appellera désormais la maison de la mort. D’autres auraient dû suivre, africaines celles-là, plus grandes, plus cossues, mille fois inventées et rêvées par les enfants, tombées en ruines du jour au lendemain, balayées par le vent après avoir été bâties à chaux et à sable pendant les joyeuses veillées sous la treille du toit. (44-45)

Ses seuls moments de réconfort, c’est quand elle arrive à pleurer. Les larmes surgissent abondantes, douces, voluptueuses. Mais elles se tarissent trop vite, laissant dans leur sillage des muscles crispés, une gorge sèche, une sensation de néant. Il fait lourd. Il fait humide. Elle transpire à grosses gouttes. Sa robe colle à ses membres. Des émanations étranges se dégagent de sa peau moite. Elle est quelqu’un d’autre. Quelqu’un d’autre s’est emparé d’elle, qui sent cette odeur inconnue, acide. (48)

Elle a l’impression de ne plus coïncider avec elle-même, d’être le témoin distrait d’une existence approximative dont elle s’aperçoit, par intervalles, sans y attacher la moindre importance, qu’elle est la sienne. (64)

À peine quelques rues plus loin, elle se retrouve dans un quartier sale et sombre où des bâtiments informes, couverts de lézardes, se serrent au milieu d’une odeur rance d’immondices et de cuisine. Pas un arbre, pas un centimètre carré de verdure. Pas de trottoirs non plus, ni de réverbères pour éclairer les guimbardes cabossées et les adolescents rassemblés autour d’une radio qui écoutent de la musique occidentale en grillant une cigarette. Des faisceaux de fils électriques pendent anarchiquement entre les immeubles, des monceaux de détritus s’entassent dans les coins, qu’on va peut-être brûler comme on le fait dans les villages. Sur les balcons et devant les entrées des bâtisses, des hommes disputent une partie de tric-trac en fumant un narghilé, alors que leurs femmes, un fichu sur la tête, écossent des haricots, vident des courgettes, trient des graines de lentilles sur un plateau de fer-blanc. (71)

Alors qu’elle remonte une avenue, elle voit passer une troupe de mendiants couverts de loques : deux vieilles femmes, des hommes plus jeunes, des adolescents aux cheveux hirsutes ; quelques individus sont mutilés, amputés du bras ou de la jambe, les moignons à nu ; un garçon a le bas du visage et le cou entièrement brûlés ; un autre bouge la tête sans arrêt, une tête minuscule aux yeux hagards, les lèvres frémissantes comme s’il s’apprêtait à cracher ou à proférer une injure. (72)

Rim acquiesce, baisse la tête, s’éclipse. Elle est femme, elle est jeune : sa vie appartient à tout le monde. (102)

Ils ont toujours eu pour Soraya et son mari une déférence de classe faite de respect, d’admiration et de crainte. Rim ne veut plus voir cette attitude servile de son père et de sa mère, cette humiliation qu’ils acceptent sans rechigner parce qu’ils sont des fellahins et les G. des zawéts. Sa conscience politique est loin d’être éveillée encore, elle n’est pas animée par une révolte raisonnée contre un état de fait social, mais depuis quelque temps une répulsion nouvelle la soulève, une aversion confuse pour une réalité qu’elle peine à tolérer, dont l’évidence ne s’impose plus à elle comme une chose naturelle. (103-104)

Seule au milieu de la nuit, Rim lève le nez vers les étoiles et songe à Dieu, dernier survivant de ses anciennes croyances depuis que Maher l’a détournée de la prière. Il lui arrive de mettre en doute l’existence d’Allah, une pensée troublante qui ouvre un abîme sous ses pieds : elle mesure l’absurdité de l’univers privé de sens, frémit face à l’infini de l’espace, aux mystères des commencements, au néant d’après la mort. (109)

La haine. Au-delà de tout. Plus rien à perdre. La rage qui pulvérise d’un coup des années de peur, des siècles de soumission. (113)

Le véhicule se met en marche. Elle ferme les yeux en raidissant les membres pour essayer de calmer son souffle. Tout le trajet elle le fera les paupières closes, la gorge serrée, les mains agrippées aux accoudoirs telles des araignées sur le qui-vive. (114)

Elle avait honte de sa mère aux robes informes, de son père taiseux et fruste, vêtu invariablement comme un portefaix des souks. Elle regardait les nantis et elle avait mal, mal à en détester les siens, à en haïr son milieu, à rêver de devenir eux, rien qu’eux. Le spectacle le plus enivrant et le plus pénible à la fois était celui des petites filles de son âge dont les toilettes soignées et les manières coquettes la faisaient fantasmer pendant des jours. Elle rentrait chez elle, des images plein la tête, le cœur transpercé de mille échardes. Elle imitait leurs gestes, leur démarche. Elle s’attribuait leurs prénoms français ou américains, s’imaginait dans leurs maisons, leurs voitures, leurs salles de classe. Pourquoi eux et pas elle ? (123-124)

Elle évitait ses anciennes amies avec une brutalité cynique dont elle se surprenait à tirer plaisir, le même plaisir qu’elle éprouvait à snober ses semblables à l’université et ailleurs. (125)

Elle veut écrire à ses enfants. De sa propre main. Leur dire. Leur raconter. Quoi ? Elle ne sait pas encore, elle ne sait pas au juste. Elle le saura quand viendra le temps d’écrire, à moins que le temps de la mort ne soit plus rapide. (138)

Comment a-t-elle pu ? Était-ce elle d’abord ? Elle seulement ? Quelle force dans son bras, quel basculement, quelle absence ?... Sans arrêt elle revoit le geste, non pour le regretter, non pour s’horrifier d’avoir pu l’accomplir, mais avec perplexité et – elle a mis longtemps à le reconnaître – quelque chose comme, oui, une sorte de jouissance obscure qui lui fait peur : elle portait cela en elle, elle porte cela dans les profondeurs de son être. (138)

Les traits sereins, comme aplanis par une lumière invisible, elle leur fait un signe de la main qui semble dire aucune importance, plus rien n’a de l’importance désormais. (156)

De la représentation au réel: retour sur un massacre, 2014




La civilisation, c’est la justice. La culture, c’est la mémoire. Nous avons bradé la justice, nous avons perdu la mémoire.


Texte publié dans Culture et barbarie - L'Orient Littéraire, n°100, Beyrouth, Editions de l'Orient des Livres, octobre 2014

Le 21 octobre 1990, à l’aube, des individus armés font irruption dans l’appartement de Dany Chamoun, opposant politique de renom. On l’entraîne vers un coin du séjour, on lui bourre le corps de balles silencieuses avant de mitrailler sa femme Ingrid. De leurs deux enfants accourus, alertés par le bruit, l’aîné, Tarek, sept ans, est abattu à bout portant. Julian, âgé de cinq ans, cherche à s’échapper. Il court en hurlant vers sa chambre, se jette sous son lit et rampe jusqu’au mur. On le tire par la cheville. L’enfant se débat ; il est immobilisé par une décharge qui lui ensanglante la tête et le thorax. Laissé pour mort, il expirera peu après dans l’ambulance. Les seules survivantes du massacre sont la gouvernante et la dernière-née du couple, un bébé d’un an, dont on ne saura jamais si elle a été épargnée par les tueurs, ou si, comme il était communément admis alors, les hommes ne l’avaient pas vue dormant dans son berceau.

Le récit de ce massacre, lu dans la presse, m’a bouleversé plus que tout autre depuis le début de la guerre. Ce n’était pas la tuerie la plus meurtrière pourtant. En quinze ans de conflit j’avais eu connaissance d’un tas d’autres massacres ; ma mémoire grouillait – grouille encore – d’une multitude de scènes imaginées à partir de relations orales ou écrites de carnages perpétrés dans différentes régions du pays : des dizaines d’hommes alignés contre un mur sommairement exécutés, tout un village exterminé à l’arme blanche, une explosion de voiture piégée faisant plus de cinquante victimes, des centaines de familles anéanties en quelques heures dans un camp de réfugiés...

Malgré l’atrocité de ces massacres, je ne me souviens pas de m’être jamais senti concerné par aucun d’eux. Peiné, oui, indigné, sans doute, effrayé quelques fois, révolté, stupéfait, mais jamais concerné en tant qu’individu. Ces événements ne me touchaient pas, ils me paraissaient lointains, pour ainsi dire irréels. Les signes linguistiques qui les désignaient dans les médias me semblaient renvoyer à un référent abstrait, une notion théorique relevant de l’Idée de la guerre. Pudeur ou défaut d’information, les comptes rendus de ces tueries étaient le plus souvent pauvres en détails et se contentaient de quelques formules laconiques : "seize habitants de S. ont été sauvagement assassinés dans leurs maisons par un commando non identifié", "les cadavres égorgés d’une famille ont été découverts dans un ravin sur la route de G.". Suivaient parfois, selon l’obédience du journal qui rapportait la nouvelle, des accusations directes ou voilées contre l’autre camp, des commentaires outrés sur le caractère "horrible", "odieux", "monstrueux", "abominable" ou "inqualifiable" du crime. La récurrence de ces adjectifs galvaudés et d’adverbes à l’avenant, associée à des conventions d’écriture au moins aussi rigides (on "déplore", "malheureuses victimes", "baignant dans leur sang"...), combinée à des prises de position politiques franches ou implicites, avait pour effet d’épaissir un peu plus la cloison symbolique dressée entre moi et les événements. Les faits rapportés étaient non seulement, dans la plupart des cas, réduits à quelques indications sur le lieu du massacre, le nombre des morts, leur confession religieuse, les instruments du crime, à l’exclusion de tout détail sur le déroulement et les circonstances de la tuerie ; ils étaient de surcroît farcis de clichés stylistiques et d’éléments idéologiques qui les rattachaient à la mythologie de la Guerre plutôt qu’à des faits avérés.

Avec le massacre du 21 octobre 1990 en revanche, s’il y eut profusion de commentaires, d’adjectifs et d’accusations plus ou moins voilées, il y eut dans la presse des comptes rendus précis de l’événement, ce qui était dû sans doute à la notoriété de Dany Chamoun et au contexte politique de l’assassinat. En lisant les journaux, je découvris, seconde par seconde, le déroulement concret d’une succession d’actes qui conféraient au récit une réalité matérielle irréductible. Le crime n’était pas vrai ; il était réel. Il me concernait. Je le voyais, je m’y voyais.

Ce qui m’a le plus marqué dans le récit du massacre, ce sont les détails touchant à la résistance du petit garçon et sa tentative de fuite. La panique de cet enfant, sa course éperdue, sa précipitation sous le lit, sa terreur au moment où la main de l’homme lui a agrippé la cheville, ses efforts pour s’en libérer, ses derniers instants de vie... Je n’arrivais pas à me défaire de ces visions. Il y avait en elles quelque chose d’incompréhensible, de littéralement impensable. Elles dépassaient les limites, non de la cruauté, ni de l’inhumanité, ni de l’abjection, mais simplement du possible. Le drame de Julian a reculé dans mon esprit la frontière du "possible". Possibles étaient pour moi, parce que connus, les massacres des civils, y compris "des enfants, des femmes et des vieillards", selon la trilogie de l’innocence consacrée par les médias ; impossible en revanche était cette scène où un homme traquait un petit garçon après avoir assassiné son frère sous ses yeux, le happait par la cheville, le tirait de sa cachette, restait sourd à ses supplications, sourd à ses appels au secours, vidait son chargeur dans son corps de cinq ans. Des faits similaires s’étaient sans doute produits auparavant, mais je n’en avais jamais appris que les bilans chiffrés, l’identité des victimes, l’endroit où ils avaient eu lieu, et quelques autres indications extrinsèques qui les situaient dans la représentation générale de la Guerre sans rien révéler, ou si peu, de leur réalité brute.

Mon désarroi était d’autant plus grand que le crime, je le savais d’expérience, allait demeurer impuni. Les assaillants et leurs complices ne seraient pas retrouvés. Même pas recherchés. Recherchés par qui d’ailleurs ? Les autorités légales à qui revenait cette tâche – et qui avaient amorcé un semblant d’enquête pour donner le change – étaient contrôlées depuis le début de la guerre par les différents partis engagés dans le conflit et leurs bases arrière régionales, donc par ceux-là mêmes qui commanditaient les assassinats et les massacres. Je ne pouvais espérer aucune réparation de ce côté-là : ni arrestation, ni aveu, ni procès, ni reconnaissance publique du crime.

Cet homme qui avait pourchassé un enfant jusque dans sa chambre, qui l’avait extirpé de son refuge et l’avait vu se débattre avant de l’achever de son arme silencieuse, cet homme, je n’avais même pas la consolation de me dire que sa mauvaise conscience l’accablerait de remords et qu’il souffrirait a posteriori de son acte. Tant d’issues s’offraient désormais à lui : il pouvait se persuader qu’il n’était qu’un simple exécutant, un sicaire loyal, que s’il avait refusé la mission, quelqu’un d’autre s’en serait chargé à sa place, sans parler des sanctions qu’il aurait subies. Il pouvait se convaincre qu’en participant à l’élimination de cet opposant et de ses descendants, il avait débarrassé la terre d’une engeance ennemie coupable d’avoir commis des massacres au moins aussi abjects, et susceptible, qui plus est, à la faveur d’un nouveau retournement de la situation politico-militaire, de rééditer ses crimes. L’opération à laquelle il avait participé, pour atroce qu’elle fût, aurait servi à épargner la vie de milliers d’innocents ! Tant de choses il pouvait se dire. Les ressources de l’autojustification sont inépuisables. Infiniment inventifs les accommodements avec la conscience.

Dans le meilleur des cas, pensais-je, l’homme qui avait poursuivi le petit garçon, qui l’avait arraché à son abri pour lui perforer le corps de balles, cet homme pourrait un jour venir à résipiscence, négocier une amnistie avec son Dieu, se jouer le jeu poignant de l’âme rachetée et prête à passer devant le Tribunal du Très-Haut. Je songeais aussi que l’individu allait probablement être liquidé par ses chefs, comme il est de coutume dans ce genre d’opérations où l’exécutant, malgré la chaîne préventive des intermédiaires qui le sépare du grand ordonnateur, en sait toujours trop, et constitue par conséquent une menace potentielle pour sa hiérarchie. Mais cette éventualité ne m’apaisait guère. Je ne voulais pas d’un homme mort. Je le voulais vivant, cet assassin, les yeux grands ouverts sur son crime. Mes fantasmes réparateurs me représentaient des scènes où je le voyais enchaîné sur une chaise, une lampe braquée sur lui. On lui montrait des photos de Julian avant le drame (gamin blond qui joue, qui pose avec sa famille, qui sourit à l’objectif), puis de Julian sans vie (cadavre livide criblé de balles), on exigeait de lui qu’il racontât son crime en s’arrêtant longuement sur chaque détail. On lui demandait d’imaginer son propre enfant à la place de Julian, soumis au même calvaire et voué au même sort. Seule sa repentance réelle et sincère aurait pu m’apaiser ; je l’imaginais tel que je brûlais de le voir : contrit, effondré, accablé par son acte, honteux de survivre à sa victime.

Mais il n’y eut pas de réparation. J’ai vécu seul avec la frayeur de l’enfant traqué, la course vers la chambre, la reptation affolée sous le lit, l’immobilité contre le mur, le souffle retenu, la sensation de la main posée sur la cheville, la lutte désespérée contre la force qui l’aspire, la vue du canon pointé sur lui, l’impuissance, les cris, les tirs, les brûlures, la brume acide qui brouille les images ultimes et enfonce dans les tumultes de la douleur, dernières attaches au monde.

Alors que jusque-là les vapeurs opaques du discours conventionnel (partisan, rhétorique, moral) m’avaient empêché de saisir dans leur réalité intrinsèque les crimes commis pendant la guerre, ce massacre m’a mis rétrospectivement, par déduction, face à la matérialité brute de tous les autres. Je me souviens par exemple que deux ans plus tard, lors de la commémoration du dixième anniversaire des massacres de Sabra et Chatila, j’étais à l’étranger en train d’écouter les nouvelles de la BBC. A la fin du journal, on annonça la rediffusion d’un reportage réalisé sur le vif au lendemain du carnage, puis j’entendis s’élever une voix d’homme aiguisée par l’émotion, au débit frénétique, qui décrivait le charnier découvert dans les deux camps ; il parla de fosses communes recouvertes d’une mince couche de sable, de corps exhumés par centaines, de cadavres égorgés, éventrés, mitraillés, tailladés ; il parla de membres épars que les secouristes recueillaient en plein soleil dans des sacs en plastique, ici un pied, là une main, une épaule, une tête, des membres qui pour beaucoup, ajouta-t-il, appartenaient à des enfants en bas âge, y compris des nourrissons. Je coupai la radio. D’un bond je me levai et ouvris la fenêtre. Avec avidité je me mis à observer l’animation de la rue, comme si j’avais voulu me fondre dans le spectacle ordinaire de la ville, dans ces silhouettes filant seules ou par paires avec leurs histoires si prodigieusement différentes de la mienne.

Sans en prendre conscience, je venais de me rappeler la mort du petit Julian, et ce souvenir intact, lancinant, avait déteint sur les images suscitées par l’émission de la BBC. Malgré les articles et les reportages que j’avais lus, vus ou entendus pendant dix ans sur les massacres de Sabra et Chatila, je n’en avais jamais perçu la réalité qu’à travers des images furtives, des représentations aussi figées et symboliques que des pictogrammes. Une force en moi me retenait de franchir ce stade de la signification au-delà duquel se déployait l’immense étendue d’une réalité crue où des êtres humains étaient poursuivis, rattrapés, acculés à un mur, immobilisés au sol, violés, mitraillés, égorgés, dépecés. Je voyais ces scènes à présent, je les voyais, les revoyais, et tremblais de la même stupeur ulcérée qui, deux ans plus tôt, s’était emparée de moi lorsque j’avais appris la mort de Julian ; les victimes avaient des visages désormais, des yeux, des bouches, des voix ; les victimes avaient existé avant d’être des cadavres entassés dans des fosses communes, elles avaient couru, elles avaient appelé au secours, elles avaient demandé grâce, elles avaient lutté en cherchant à fuir, elles s’étaient vues blessées, mutilées, elles avaient vu leurs proches exécutés sous leurs yeux ; entre le début de l’assaut et la retraite des assassins, un temps s’était écoulé sur lequel j’avais fait l’impasse jusque-là, qui constituait pourtant, par-delà les bilans chiffrés et les exploitations multiformes du massacre, l’identité ultime de l’événement ; la tuerie n’était plus un nombre à quatre chiffres, ni un nom de lieu ajouté à la longue liste des carnages et des génocides du vingtième siècle ; elle n’était plus un élément d’analyse politique rattaché froidement à d’autres faits d’histoire contemporaine dans le cadre d’un tableau de la situation géopolitique du Proche-Orient brossé par quelque spécialiste patenté sur un plateau de télévision ; elle n’était plus un instrument de propagande employé dans le but d’accabler la sauvagerie des uns pour mieux promouvoir la cause des autres ; elle n’était plus le thème d’un prêche moral pris dans les fadeurs d’un discours convenu et abstrait ; elle n’était plus le sujet d’une ode héroïque où la victime devenait martyre, la mort sacrifice, la douleur résistance, le sang élixir abreuvant la terre des braves dans l’attente d’une moisson de liberté.

La tuerie n’était plus rien de tout cela. Elle était devenue elle-même, une réalité nue et brute. Un massacre envisagé dans son déroulement concret.

Des comme Julian, petits ou grands, hommes ou femmes, il n’y en a pas eu des dizaines depuis le début de la guerre (et après sa fin officielle), il n’y en a pas eu des centaines, il y en a eu des milliers, des milliers d’âmes en peine qui errent dans les oubliettes de nos villes hâtivement reconstruites, attendant qu’un jour on veuille bien se rappeler leur calvaire et juger leurs bourreaux.

Il faut pardonner pour aller de l’avant, rétorquent les pragmatiques à l’intention des esprits chagrins qui réclament justice pour les innocents sacrifiés. Mais comment pardonner à des anonymes ? Comment absoudre des fantômes ? Pour dire « je vous pardonne », plus encore pour penser « je vous pardonne », il faudrait qu’il y ait quelqu’un derrière ce « vous », qu’il y ait quelqu’un pour se lever et répondre à l’appel de ce « vous ».

Je pense à toi, Julian, petit squelette gisant dans la montagne du Chouf. Je pense à toi en me disant que les vrais barbares, ce ne sont pas les hommes qui t’ont assassiné, c’est nous qui t’avons oublié. Nous qui avons laissé les criminels de guerre s’autoamnistier avant de faire main basse sur les institutions de la République. Nous qui avons participé au complot du silence, toléré l’intolérable, nous soumettant à l’infamie sans remuer le petit doigt. La civilisation et la culture, dont nous nous réclamons avec complaisance, ne sont pas affaire d’arts, de lettres, de raffinement, de bonnes manières ou que sais-je encore ? Elles se mesurent à la volonté de protéger les plus faibles et de rendre justice aux opprimés. La civilisation, c’est la justice. La culture, c’est la mémoire. Nous avons bradé la justice, nous avons perdu la mémoire. Je m’incline devant ton corps meurtri Julian, comme devant les tombes des innocents oubliés. Pardonnez-nous et dormez en paix. 

Culture et barbarie - L'Orient Littéraire, n°100, Beyrouth, Editions de l'Orient des Livres, octobre 2014


Tribulations d'un bâtard à Beyrouth, 2016 (extraits)




Grisé par l’alcool, bouleversé par sa propre voix, Yad devint lyrique, passionné, volubile. Il prit la main de Line, ajouta que de toute façon, quelles qu’elles soient, les identités ne sont jamais absolues ; elles n’ont rien d’essentiel ni d’éternel ; elles sont le fruit du hasard, des contingences ; à l’échelle des planètes elles ont la fugacité d’une goutte de rosée menacée par la montée du jour ; elles existent, certainement, elles structurent, façonnent, donnent des repères, mais aussi prégnantes soient-elles, elles n’ont pas toujours été, elles auraient pu ne pas être ou être différentes et, de toute manière, elles sont appelées à changer puis à disparaître définitivement ; elles ne méritent pas qu’on leur sacrifie son bonheur, encore moins sa vie. (21)

Des clients les observaient comme on observe en Orient, sans détour, sans vergogne, sans réaction non plus, benoîtement, ingénument, avec l’assurance de son bon droit de voyeur, droit inaliénable dont tout un chacun dispose pour scruter autrui jusqu’à la moelle. (24)

Line avait rejoint son rayon dans la bibliothèque des souvenirs, section fiction pour adultes. Leur histoire avait été victime de l’Histoire, c’était ainsi, il fallait l’accepter. (26)

C’était un garçon tranquille, avec une galette des Rois pour visage et des yeux clairs qui semblaient s’excuser de voir. (35)

Yad essaya de savoir qui avait la haute main sur le réglage du volume, le cheikh ne souhaita pas le lui dire ; il se contenta de pointer l’index vers le ciel, ce qui pouvait signifier les autorités religieuses de la ville, les institutions de référence à l’étranger, les associations ou organismes donateurs. Mais peut-être que ce doigt dressé du cheikh visait plus haut encore, songea Yad, le Très-Haut en personne qui aurait Lui-même exigé le réglage au maximum des haut-parleurs, car Dieu aime le bruit, comme chacun le sait, sinon pourquoi les églises et les mosquées se livreraient-elles à une telle surenchère de vacarme ? (58-59)

Les lieux de culte étaient engagés dans une guerre des décibels pour maintenir leur mainmise sur le territoire, et la mosquée du quartier, comme tous les sanctuaires de la ville, devait protéger son pré carré sonore contre les mosquées concurrentes et les clochers des églises voisines. Elle ne céderait pas une miette de son espace aérien. (59)

Yad sentait surgir en lui des pulsions destructrices : il fixait les trombes déversées sur la route avec l’espoir semi-conscient qu’elles allaient tout noyer, tout emporter, qu’il ne resterait plus rien de son pays ; les villes et les villages seraient dévastés par des torrents d’eau et de fange ; la côte, la montagne, la plaine de la Békaa seraient purifiées comme la terre après le Déluge ; son peuple finirait sa course dans les caniveaux de l’histoire et il n’y aurait pas un crocodile sur la planète pour pleurer sa disparition. Il roulait et des visions apocalyptiques lui traversaient l’esprit, il voyait des immeubles charriés par les flots telles des tiges d’allumettes, il voyait des minarets et des clochers flotter comme des bâtonnets de mikado, il voyait des turbans, des soutanes, des tapis, des encensoirs, le tout poussé par les courants vers un destin terminal. (74)

Le garçon jovial disparaissait derrière la mine patibulaire d’un individu renfermé et misanthrope. Le silence de l’habitacle l’engloutissait ; il n’aspirait plus qu’à se retrancher dans sa cellule d’ermite parmi ses livres et ses pensées, totalement coupé du monde. Ses deux visages si contrastés semblaient se modeler l’un sur l’autre, comme on voit les penchants respectifs de certains couples s’exacerber au fil du temps. Il vivait en couple avec lui-même et son deuxième visage était l’absolu négatif du premier. (80)

Il s’obligeait à l’immobilité pour ne pas se trahir, contemplant Sarah avec cette espèce d’euphorie triste qu’il avait toujours éprouvée dans ce genre de situations : il était heureux, heureux de sentir dans ses entrailles les convulsions de l’amour, de voir vivre un être si désirable en se livrant aux vibrations d’une voix capable d’atteindre les profondeurs de son être ; et en même temps il découvrait avec amertume combien sa vie depuis des mois, voire des années, avait été privée de cette simple sensation de bien-être sans quoi l’existence n’était qu’une morne traversée des jours. (81)

Là où il croyait écrire un roman à quatre mains riche de plein d’aventures et de rebondissements, un roman-fleuve à l’embouchure incertaine qui allait les promener le long de mille rivages enchantés, leur histoire, en fait, devait bientôt échouer sur l’écueil d’une courte nouvelle à la chute aussi bâclée qu’absurde. (83)

Avant elle, il y avait eu Rouba, fille de son oncle Kazem, une fervente musulmane dont la piété tenait plus de la bigoterie monomaniaque que de la transcendance spirituelle. Rouba était déterminée à ramener dans le droit chemin les brebis égarées de la famille. Son charisme et ses capacités de persuasion étaient redoutables : elle avait réussi à retourner comme un gant l’ensemble de sa fratrie ainsi que ses parents, tous parfaitement areligieux jusque-là, voire antireligieux, les transformant en dévots au comportement exemplaire. Ses pouvoirs étaient aussi illimités que les peurs irrationnelles dont elle se servait pour conquérir les âmes dévoyées. (91)

Elle n’avait pas son pareil pour semer l’épouvante dans les esprits fragiles. Là résidait sa principale force, car autant on peut résister à la promesse d’un éden gorgé de splendeurs et de délices, autant il est difficile d’ignorer la menace d’une éternité de souffrances et de ténèbres. (93)

Les soldats d’occupation mis à part, c’était la première fois qu’il voyait des Israéliens en chair et en os ; il a fallu que ce soit dans une cabine d’ascenseur en panne, sans aucune possibilité de fuite. Comble de l’absurde, il tenait un bouquet de fleurs destiné à ses amis qui s’interposait bizarrement entre lui et le couple. (98-99)

En ce temps-là, les moniteurs des colonies de vacances n’avaient rien à voir avec les animateurs d’aujourd’hui, ces professionnels de l’éducation récréative qui font de leur mieux pour occuper intelligemment et sportivement leurs pensionnaires ; dans les années soixante-dix, les gamins, on les laissait tranquilles, on ne se sentait pas obligé de les occuper du matin au soir, ils avaient le loisir de s’ennuyer, de rêvasser, de meubler leur temps à leur guise ; la vie intérieure des enfants n’était pas étouffée sous une avalanche d’activités incessantes qui les préparaient à leur avenir d’adultes surmenés et surbookés. (106)

Yad tombait des nues. Le pourfendeur de musulmans était lui-même musulman ! Il se faisait plus royaliste que le roi, portant une croix grosse comme un glaive, sans parler de l’insigne des phalangistes imprimé sur tous ses tee-shirts. Son imposture, Yad était capable de la comprendre à l’époque, lui qui mentait sur sa religion, mais il ne comprenait pas ce besoin de persécuter ses semblables pour mieux se démarquer d’eux ! (110)

Yad sent leur haine poisseuse qui le recouvre, il pourrait la toucher, la pétrir dans ses mains comme du suif ou du cambouis. (114)

Du sommet de la colline, ils dominaient la vallée du Litani et, plus au sud, le mont Hermon (Jabal el-Cheikh en arabe), coincé entre trois pays : la Syrie, le Liban et la Palestine, alias Israël. Ce panorama exceptionnel aux désignations variées, c’était à la fois son premier livre de géographie et sa première leçon d’histoire. (120)

Yad refusa, non par héroïsme, mais par idéalisme, pour maintenir hors de l’eau, en dépit de tout, son petit paquet d’illusions sur ce pays qu’il n’arrivait pas à haïr. (142)

Si l’après-guerre lui a offert l’occasion d’être enlevé par des chiites au sud et des sunnites au nord, selon une symétrie parfaite qui comble son sens inné de l’équilibre, le premier enlèvement de Yad, c’est aux chrétiens du centre qu’il le doit, et il leur garde pour cela une reconnaissance infinie car il a pu, grâce à eux, faire très jeune l’expérience de l’incarcération, ce qui allait s’avérer d’une grande utilité dans sa vie d’adulte. (143)

L’homme harangua la classe d’une voix caverneuse. Il avait le crâne rasé, les joues replètes, une grosse croix autour du cou. Sa silhouette trapue dégageait une impression de puissance virile renforcée par ses jambes musculeuses et ses mains velues qui hachaient l’air comme des couperets tranchants. À la fin de chaque phrase, il se léchait subrepticement les commissures des lèvres, un coup à gauche, un coup à droite, le regard aussi insaisissable que celui de Paul quelques années plus tôt, un regard hermétique au monde, un de ces regards dont vous savez d’emblée qu’ils ne réagiront pas à vos sollicitations verbales ou muettes, qu’ils sont accaparés par une obsession trop exclusive pour vous renvoyer le reflet de votre présence, le regard de la passion obtuse et monomaniaque. (143-144)

Il y avait d’autres détenus autour de lui : un punk à la crête iroquoise rouge et bleue, arrêté devant le centre commercial Espace 2000 pour non-conformité avec les normes capillaires de la milice ; un Arménien de quatre-vingts ans coupable d’avoir insulté le chef du Parti dans un tripot de Borj Hammoud alors qu’il était en état d’ébriété (dont il ne semblait pas tout à fait sorti) ; un réfractaire au service militaire, lui aussi, venant d’une autre école, dont l’appartenance aux témoins de Jéhovah lui interdisait de toucher aux armes et qui passa son temps à prêcher la bonne nouvelle aux prisonniers en leur assurant que la guerre du Liban était un signe précurseur de la bataille terminale d’Armageddon. (157-158)

Il était écrit que son destin serait toujours lié à la terre qui l’avait vu naître, où il avait grandi bon an mal an, parfois intégré au point d’en oublier sa différence, souvent désintégré au point de ne plus savoir qui il était, ballotté entre une identité réelle par définition insaisissable, et une autre fantasmatique à laquelle on le renvoyait sans cesse, qui en disait plus long sur ses interlocuteurs que sur lui-même. (161)

Aucune de ces demoiselles ne s’éloignait brusquement en découvrant son identité religieuse. Les règles de la bienséance étaient respectées : elles poursuivaient la conversation pendant quelques minutes, un sourire figé aux lèvres, puis, avec des mouvements souples d’une loutre de mer, elles se retiraient pour aller voir ailleurs. Leurs réactions étaient tellement prévisibles que Yad ne s’en formalisait pas ; au contraire, il trouvait amusante cette similitude des comportements qui commençaient par un léger tressaillement vite contenu et se terminaient par un sauve-qui-peut diplomatique. (162)

Le lendemain, un 15 août, jour de l’assomption où Marie entra dans la gloire du Ciel, Chris, elle, fit exactement le chemin inverse : elle fut précipitée dans un gouffre dont elle ne soupçonnait pas l’existence. (167)

Yad venait voir des bourgeois coincés, un peu réacs, franchement racistes ; il découvrit un couple attachant, sympathique, tellement proche de lui et si éloigné de la représentation qu’il s’en était faite. M. et Mme Sabbagh s’attendaient à recevoir un musulman concentrant dans sa personne tous les attributs détestables du musulman médiatique ; ils virent un homme, tout simplement un homme. (171)

Extraits de Ramy Zein, Tribulations d'un bâtard à Beyrouth, 2016

Francophone blues, 2009



Texte paru dans Liban, des mots entre les maux, Paris, Riveneuve Continents, n° 9, octobre 2009


Jalil s’engage dans la rue Emir Bechir bordée par la mosquée el-Amine et la cathédrale Saint-Georges. Il tourne à droite au niveau de la Blom Bank et descend la rue Maarad jusqu’à la place de l’Etoile où s’élève la tour de l’horloge ; de là, il rejoint le palais municipal, fait un crochet par Foch et Allenby avant de se diriger vers Bab Idriss. Il cherche en vain les vestiges du vieux Beyrouth dans ces lieux flambant neufs : l’ancien balad a été vidé de sa population et transformé en zone touristique pour les plus riches ; les souks où affluaient jadis les miséreux et les nantis, les petites ménagères et les grandes bourgeoises, les provinciaux à keffieh et les cadres en costume, où se bousculaient des vendeurs à la sauvette, des mendiants loqueteux, des portefaix, des diseuses de bonne aventure, des cireurs de chaussures, où de larges secteurs étaient réservés aux marchands de légumes, aux bouchers, crémiers, pâtissiers, fripiers, artisans de toutes sortes, où des légions de gagne-petit se retrouvaient à l’heure du déjeuner dans des bouis-bouis rustiques qui résonnaient des voix d’Oum Kalthoum et de Abdel-Halim, ce cœur trépidant du vieux Beyrouth est devenu, à la faveur de la reconstruction, un décor d’opérette clinquant et artificiel où s’alignent des restaurants et des boutiques de luxe, avec çà et là une galerie d’art pour investisseurs avisés, un magasin de téléphones portables, une échoppe de souvenirs, une agence de voyages, une banque. Les autres quartiers de la capitale ne sont pas mieux lotis, où des centaines de vieilles demeures ont été rasées par les mêmes promoteurs immobiliers : on a détruit des joyaux d’architecture, des merveilles de grâce et d’harmonie, pour ériger à leur place des buildings sans âme destinés à la spéculation. En ce début de juin 2009, il est même question d’aménager en parking le jardin public de Sanayeh, dont les jacarandas et les eucalyptus ont vu défiler des générations d’amoureux et d’enfants depuis l’époque ottomane.

Jalil longe des gratte-ciel en chantier qui lui rappellent les tours de Dubaï, il pousse jusqu’à Aïn el-Mreyssé, monte la rue Graham en direction de Hamra, contourne le parc de l’ancienne ambassade de France où se dresse à présent l’Ecole Supérieure des Affaires, inaugurée en 1996 par MM. Chirac et Hariri. Il s’arrête un instant devant l’entrée principale de l’école située rue Clemenceau. Le pas hésitant, il s’approche du grand portail, regarde à travers la grille. Ses yeux s’acclimatent peu à peu à la pénombre. L’endroit est calme, désert ; il n’entend que des cris d’oiseaux, des bruissements de feuilles, des remuements dans les branchages. Une odeur d’humus et de résine lui parvient en même temps que des bouffées d’air humide. Ses mains s’agrippent aux barreaux ; il a envie de pousser le portail et de pénétrer dans le parc : il emprunterait cette allée qu’il distingue à droite du bâtiment central, il s’enfoncerait parmi les bosquets, flânerait à l’ombre des pins et des ficus.

Jalil se demande pourquoi cet espace vert n’a pas été aménagé en jardin public. Les locaux hérités de l’ambassade auraient pu accueillir une bibliothèque ou un centre culturel plutôt qu’une business school fréquentée par une poignée d’étudiants. À travers les barreaux du portail, il imagine une fillette juchée sur des rollers, un groupe de retraités assemblés autour d’un trictrac, un petit garçon déguisé en Zorro qui croise le fer avec une armée de fantômes ; un peu plus loin, assise sur un banc, une jeune femme est plongée dans la lecture d’une revue, ses pieds déchaussés ramenés sous elle, tortillant ses longs cheveux noirs d’une main fébrile. Un couple de lycéens débouche d’une allée, un joggeur les dépasse, des rayons filtrés par les arbres pianotent sur la surface aigue-marine d’un plan d’eau.

Un souvenir remonte à sa mémoire : des années plus tôt, alors que la guerre battait son plein à Beyrouth, il a traversé la ligne de démarcation pour venir déposer une demande de visa ici même, dans ce bâtiment de l’ancienne ambassade. Il a fait la queue pendant plusieurs jours de suite, sous la mitraille et les bombes, avant de pouvoir accéder à l’intérieur du sanctuaire. Des heures et des heures à attendre un tour qui ne venait pas, devant ce sinistre portail noir gardé par des paras français armés jusqu’aux dents. Lui et ses compagnons poireautaient en rang d’oignons, serrés les uns contre les autres pour se protéger des resquilleurs, l’oreille rivée aux bruits des combats dont ils redoutaient à chaque instant qu’ils s’étendent au secteur de l’ambassade. Quand un obus s’écrasait dans les parages, on se précipitait vers les immeubles de la rue Clemenceau, mais on ne pouvait pas rester longtemps à l’abri : la file se reconstituait à vue d’œil et il fallait la réintégrer au plus vite si on ne voulait pas perdre sa place. Certains profitaient de la confusion pour avancer de quelques têtes ; des querelles éclataient, on s’engueulait, on s’insultait, on se bousculait en prenant à témoin les soldats français qui toisaient la mêlée avec une parfaite indifférence. Les paras se moquaient de voir les indigènes s’étriper entre eux, pourvu qu’ils se présentent un à un à l’embouchure du goulot. Je ne veux voir qu’une seule tête, tonnaient-ils sous leurs bérets rouges. S’il y en a deux qui se présentent à la fois, on les renvoie dos à dos en bout de queue. Tenez-le-vous pour dit. Vous êtes en territoire français ici. Votre bordel, vous le laissez à la porte. Pigé ?

Pigé.

Ils n’aimaient guère le bordel, les frénséwiyés. Il n’empêche qu’un matin, pour ne pas se faire chouraver sa place, et aussi, peut-être, pour montrer à ces farauds de Français que les autochtones n’étaient pas des sauvages, un médecin à la retraite proposa de dresser la liste des personnes présentes selon leur ordre d’arrivée ; plus besoin de faire la queue pendant des heures, argua-t-il, chacun attendrait son tour tranquillement, sans stress ni bousculade. L’initiative fut acceptée par tous. Le docteur entreprit aussitôt de relever les noms des présents et ceux des retardataires qui continuaient d’affluer vers le portail. La queue n’avait plus lieu d’être : les gens formaient des cercles, discutaient, s’asseyaient sur le trottoir, allaient et venaient en grillant une cigarette. De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu une foule aussi détendue devant l’ambassade de France. 

A l’heure de l’ouverture, un béret rouge passa la tête par l’entrebâillement du portail, surpris de ne pas voir la file habituelle. Le médecin lui soumit la liste en lui expliquant que les demandeurs de visa allaient se présenter selon leur ordre d’arrivée ; il lui désigna le numéro 1, qui se tenait prêt à franchir le sas, puis les numéros 2 et 3 patientant un peu plus loin. Le soldat jeta un coup d’œil sur la liste où s’alignaient une centaine de noms en lettres latines. Moue dubitative. Plissement perplexe du front. Tressaillement énigmatique des sourcils. Bref conciliabule avec l’autre gardien. Le verdict tomba bientôt, implacable : C’est pas vous qui faites la loi ici, mettez-vous en rang, je ne veux voir qu’une seule tête.

L’effet de la sentence fut immédiat. D’une assemblée paisible et courtoise, la foule se métamorphosa instantanément en une meute de fauves prêts à s’entre-dévorer pour atteindre le portail de l’ambassade. Les mal classés montèrent à l’assaut (ils n’avaient rien à perdre), les mieux classés en firent de même (la meilleure défense c’est l’attaque), le tout sous le regard bleu céruléen des dieux de l’Olympe qui contemplaient le spectacle sans remuer un cil. Le vieux médecin avait beau rappeler ses compatriotes à l’ordre en brandissant la liste, sa voix fêlée était couverte par le raffut de la foule ; la cohue finit par se résorber en une file conforme à la volonté des gardiens : une seule tête à la fois. Le docteur et Jalil se retrouvèrent en queue de peloton.

Les paras, il est vrai, pouvaient faire preuve d’humanité en certaines occasions : ils dispensaient d’attente les vieilles dames, les personnes prises de malaise, les mères accompagnées de leurs bambins, mais aussi, selon l’humeur du jour, les jeunes femmes en tenue légère dont les tranches de peau lisse et les regards implorants avaient le don de faire fléchir ces colosses au cœur d’argile.

Lorsqu’au bout de plusieurs jours d’affilée, Jalil se retrouva enfin dans le Saint des Saints, la salle barricadée où l’on délivrait les visas, face à une virago trônant derrière un hygiaphone, il crut être parvenu au bout de ses peines. C’était sans compter avec la vigilance scrupuleuse de l’administration consulaire. La guichetière, du bout des lèvres, lui signifia qu’il manquait un tampon sur un papier, un tout petit tampon sur un tout petit papier, mais sans lui, désolée monsieur, nous ne pouvons pas donner suite à votre demande, au suivant.

Jalil a finalement obtenu son visa, mais il n’en avait pas terminé avec les queues pour autant : chaque année en France, il devait se pointer à quatre heures du matin devant l’hôtel de police du 5e arrondissement pour renouveler sa carte de séjour, et chaque année, malgré toutes ses précautions, c’était la même histoire : il manquait toujours quelque chose à son dossier, ce qui l’obligeait à faire une deuxième queue pour le dépôt, et une troisième pour le retrait de la carte, soit en tout au moins trois journées gâchées, plus de vingt heures d’attente, souvent dans le froid et sous la pluie, avec cette angoisse permanente d’être refoulé in extremis après avoir fait le pied de grue depuis l’aube. Au renouvellement de la carte de séjour s’ajoutaient d’autres formalités du même acabit, comme la demande de « visa de sortie » que tout résident étranger, à l’époque, se devait d’obtenir avant de quitter le territoire français.

Jalil était persuadé que les choses avaient changé depuis. Or au mois de novembre 2001, en visite à Paris, il eut la stupeur de voir rue Miollis une queue d’étudiants qui s’étirait sur plusieurs dizaines de mètres. Il pleuvotait ce jour-là, la température avoisinait le zéro, et les jeunes étudiants se tenaient immobiles, grelottants, protégeant de leur mieux leurs précieux dossiers. Il apprit en interrogeant certains parmi eux que la file commençait à se former dès la veille à onze heures du soir. Aucun ne se plaignait cependant. Venus pour la plupart de pays où l’humiliation était le pain quotidien des faibles, où la violation des droits de l’homme prenait des formes autrement plus graves que les files d’attente et les tracasseries administratives, ils prenaient leur mal en patience ; la France pouvait disposer d’eux à sa guise du moment qu’elle leur entrouvrait les portes de son éden.

Jalil s’est laissé dire que les cartes de séjour se renouvelaient sur convocation désormais. À croire ses anciens camarades d’université installés à Paris, les étudiants ne font plus d’interminables queues pour déposer leurs demandes ; les longues files ont disparu rue Miollis et ailleurs en France, comme elles ont disparu devant le consulat français de Beyrouth : on n’ouvre pas davantage la porte aux étrangers, les conditions pour obtenir un titre de séjour ou un visa ne sont pas moins draconiennes, le traitement des dossiers n’a rien perdu de sa rigidité bureaucratique, mais les postulants sont mieux reçus, dorénavant, à l’entrée du paradis. Jalil en a fait l’expérience lui-même en ce mois de juin 2009 : après avoir appelé le 1214 pour obtenir un rendez-vous au consulat, il s’est retrouvé quarante jours plus tard dans une salle climatisée et pratiquement déserte ; il a patienté quelques minutes, installé sur un siège confortable, avant d’être appelé à un guichet où une dame avenante a examiné son dossier sans se départir un instant de son sourire d’hôtesse. Ce qui n’a pas empêché l’aimable guichetière de refouler Jalil sur-le-champ, d’une manière courtoise mais ferme, car l’un de ses « justificatifs » n’était pas conforme à la réglementation Schengen : le passeport valable jusqu’en 2013, le billet d’avion aller-retour, le certificat d’hébergement, la carte d’identité de l’hébergeant français, les relevés de comptes avec le cachet de la banque, le carnet d’épargne, la carte bancaire, les bulletins de paye, la fiche familiale d’état civil, les anciens visas, les titres de propriété immobilière, l’assurance voyage à hauteur de 30.000 euros couvrant les frais de rapatriement et l’admission d’urgence à l’hôpital, tout cela n’avait pas suffi, il manquait à son attestation professionnelle la « garantie de l’employeur que l’employé reprendra ses fonctions au Liban » à son retour de congé. Désolée monsieur, nous ne pouvons pas donner suite à votre demande. Jalil, penaud, céda sa place au suivant, un garçon agité de tics, pâle et nerveux comme s’il allait passer un oral devant un jury de concours.

- Est-ce que je peux vous aider ?

Un gardien a surgi d’une guérite et s’avance dans sa direction. Jalil le remercie d’un geste de la main. Il jette un dernier coup d’œil sur le parc de l’ancienne ambassade, puis il se retourne, cherche autour de lui, cherche en vain la silhouette d’un jeune homme de dix-sept ans, un dossier de visa sous le bras, prêt à tout pour rejoindre le pays de ses rêves. Il ne voit personne dans les parages, sinon les deux agents de sécurité qui surveillent l’entrée de la banque BBAC.

Jalil s’aperçoit qu’il lui reste un quart d’heure pour rejoindre l’hôtel Cavalier, rue Abdel-Baki, où il a rendez-vous avec le correspondant d’un quotidien français. Le journaliste souhaite l’interviewer sur « la francophonie libanaise dans le cadre de la désignation de Beyrouth comme capitale mondiale du livre par l’Unesco » (sic). Jalil a souri en apprenant l’objet de l’entretien, d’abord à cause de cette formule saugrenue de Beyrouth capitale mondiale du livre, ensuite parce qu’on ne l’a jamais interrogé sur autre chose que la francophonie au Liban, son statut d’auteur francophone, l’état du français dans le pays, sa vision de la francophonie et de son avenir. À croire que ses livres se réduisent à la langue qui les articule et que sa pensée se limite à sa situation de francophone.

Jalil se demande s’il aura la patience de débiter son sempiternel discours sur le sujet. Des bribes de phrases s’agrègent dans son esprit puis éclatent comme des bulles de savon : français implanté depuis des siècles. Culture et savoir. Passerelle entre les civilisations. Valeurs humanistes incarnées par la France. Villepin au Conseil de sécurité. Droits de l’homme. Barrage contre la déferlante anglophone…

Il va falloir se rappeler tout cela, composer des phrases joliment troussées, faire bonne figure. Faire attention aussi : Jalil se promet de tenir sa langue ; il se gardera de dire ce qu’il pense à ce journaliste, que les lecteurs francophones sont de plus en plus rares au pays du Cèdre, que le nombre de locuteurs francophones ne se maintient guère mieux, que même si le français comme langue d’enseignement est répandu sur tout le territoire, la francophonie libanaise est cantonnée en grande partie à une zone géographique bien déterminée, voire à une communauté particulière. Il ne lui dira pas que les milieux francophones, souvent bourgeois et conservateurs, sont loin de refléter la diversité socioculturelle du pays, pas plus qu’il n’évoquera la littérature libanaise de langue française, trop inégale à ses yeux, partagée entre des œuvres transgressives, substantielles, passionnantes, et des productions stéréotypées qui sacrifient à des canons obsolètes ou, pire, à la préciosité et au maniérisme. Il ne s’étendra pas davantage sur sa frustration d’auteur marginal dont les livres sont inaccessibles à la majorité des siens, ni sur sa situation de dépendance à l’égard des instances de consécration parisiennes, ni sur ces nationalistes bien-pensants qui lui reprochent son aliénation identitaire et son acculturation occidentale, comme si écrire en français impliquait obligatoirement le rejet de la culture arabe et qu’à l’inverse, l’usage de l’arabe excluait toute forme de mimétisme culturel.

A mesure qu’il s’éloigne de l’Ecole Supérieure des Affaires, la conviction s’ancre en lui qu’il devra se taire encore une fois. La boucler comme il l’a toujours fait pendant la guerre. Fermer sa gueule. Question de tranquillité et d’équilibre. La devise de Joyce est son viatique depuis les années noires du conflit : Exil, silence et ruse. Exil intérieur, silence drapé de prudentes paroles, ruse permanente avec force sourires et dérobades : il ne dira pas ce qu’il pense de la presse francophone du Liban, ni des tenants du tout arabe qui confondent langue et culture, ni de la manière dont les médias français couvrent l’actualité du pays, ni de la politique étrangère de la France, ni d’Israël, ni du Hezbollah, ni des Hariri, ni de rien du tout qui tienne à quoi que ce soit. Quand on est ce qu’il est, on tourne sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler. Ou alors on écrit une œuvre de fiction, une nouvelle par exemple, en prêtant ses opinions à un personnage imaginaire qu’on appellerait Amir ou Fouad.

Jalil traverse la place Barghout, rejoint la rue de Rome et s’achemine à pas lents vers l’église Saydet el-Wardiyyé. La francophonie, cher monsieur, c’est l’ultime rempart contre l’uniformisation culturelle du monde, c’est le triomphe de l’être sur le temps et l’histoire, c’est l’intelligence en partage… Oui, très bien ça : la francophonie, c’est l’intelligence en partage. Jalil se prépare à l’entrevue en se dirigeant vers Le Cavalier. Le soleil éclaire le fronton de l’église. Le sourire lui revient. Amer. Cynique.

Liban, des mots entre les maux, Paris, Riveneuve Continents, n° 9, octobre 2009

© Ramy Zein


La Levée des couleurs, 2011 (extraits)


Au milieu de la nuit, une meute de chiens (ou de hyènes ? de loups ? de renards ?) se répand à Yarcoub, Siham les entend qui grognent et glapissent en parcourant les rues du village. L’un d’eux approche de la maison, longe le mur, s’arrête, hésite, se tourne vers le chêne, traverse le jardin en direction de Nada. L’herbe crisse sous ses pas, son pelage accroche un reflet de lune. Il se penche sur le petit corps, renifle la gorge fendue, reste longtemps ainsi, les épaules saillantes, les pattes écartées. Siham ne réagit pas. Elle demeure immobile, les paupières grandes ouvertes. (15-16)

Siham est pieds nus, elle marche sur des cailloux, des pierres, des ronces. Elle a l’impression que des miliciens les poursuivent, elle sent des ombres sur ses épaules, des souffles sur son cou, comme des effleurements de doigts, des frôlements de lames. Elle pourrait se retourner, se rassurer, mais elle n’ose pas. Elle serre fort la main de Karim, épie la mer entre les arbres et les coteaux, plaque courbe d’acier flamboyant, implacable, toujours aussi lointaine, comme si elle reculait à mesure qu’ils avançaient vers elle. (19)

Le camp est bondé de réfugiés. Des femmes et des enfants surtout. Elle les observe à la dérobée, saisit par bribes des regards éteints, des visages défaits, des corps en pyjamas ou en chemises de nuit, des pieds nus recroquevillés tels des moignons secs. Elle se dit qu’ils ont fui leurs villages comme elle, qu’ils ont vu ce qu’elle a vu, traversé les mêmes bois, les mêmes garrigues, les mêmes terres incendiées par les bombes, elle imagine leurs maisons abandonnées, là-haut, parmi les vignes et les figuiers, elle voit des vestiges de repas traînant sur des nappes à fleurs, des branches de bougainvillées qui projettent leurs ombres sur des armoires ventrues, des lits froissés, des corps inertes, disloqués, sans visage. (26-27)

Elle s’aperçoit qu’elle est blessée : elle saigne abondamment sous sa robe déchirée à l’épaule. Sans précaution, elle écarte le tissu et voit la peau ouverte, palpitante, rouge. La vision la captive. Une étrange sensation l’envahit, une joie morbide, une terreur voluptueuse, elle voudrait que la plaie se creuse et s’étende, elle voudrait se transformer en un minuscule insecte et plonger dans le cirque sanguinolent de sa chair. (30-31)

Ce que les attitudes s’évertuent à cacher, les corps le trahissent : les visages sont blêmes, les regards aux aguets, les silhouettes nerveuses, ramassées comme des poings en colère. Chacun fait semblant de ne pas voir chez l’autre ce qu’il s’efforce de dérober à ses yeux. (36)

Les bombes continuent de s’abattre sur le quartier. Elle s’abandonne peu à peu au fracas des explosions, aux secousses du sol, aux vibrations de l’air. Elle éprouve une sombre jouissance à être malmenée ainsi, comme pendant les nuits d’orage, lorsque le tonnerre gronde et qu’elle se sent bousculée, pénétrée au plus profond d’elle-même par la violence du monde. Elle aime cette sensation de déchirement intérieur. Il y a en elle une pulsion puissante et obscure qui la porte à la destruction, à l’anéantissement – de son corps, des autres, de l’univers. (39-40)

Quelque chose la trouble dans ces regards qui la scrutent où brille une lueur vivace, presque mauvaise. Elle se sent l’objet d’une curiosité malsaine, malveillante. Elle a l’impression qu’on veut la déposséder de sa mémoire. Elle résiste. Elle se tait. Ils ne sauront rien. Elle ne racontera rien, pas plus à ses camarades qu’aux adultes. Elle gardera pour elle les scènes de Yarcoub et la fuite dans la montagne. (42)

Elle apprend par cœur des vers d’al-Moutannabi et de Victor Hugo. Lorsqu’on la désigne pour la récitation, elle débite le poème sur un ton monocorde. L’enseignant lui reproche de déclamer sans « âme » ; elle voit ce qu’il veut dire, elle ne module pas assez, elle ne fait pas de gestes, elle ne bouge pas la tête, son regard est trop fixe. Elle n’arrive pas à jouer comme ses camarades qui rivalisent de manières et de mimiques. Elle en est incapable. Les textes ne lui disent rien. Ils ne la touchent pas, ne la concernent pas. Elle les trouve faux. Fabriqués. Forcés. Les réciter avec « âme » serait mensonge, une trahison de plus. Elle en veut au professeur de ne pas le comprendre. (57)

Elle a souvent envie de se boucher les oreilles en classe. Trop de mots, trop de voix qui parlent trop fort. Elle trouve la plupart de ses maîtres bavards et pédants. Ils s’écoutent parler, ils se grisent de leur éloquence, ils enfourchent des discours interminables fleuris de formules savantes et de métaphores pompeuses. Elle supporte mal cet étalage de verve et de vanité. Quand elle perçoit l’autosatisfaction des professeurs dans le débit de leurs phrases, leur manière précieuse d’articuler certaines syllabes, les inflexions chantantes de leurs voix, elle cesse de les écouter, elle baisse les yeux sur le pupitre ou regarde par la fenêtre. Elle n’aime pas les mots. Si elle le pouvait, elle s’en passerait sans retour. On n’a pas besoin de mots pour parler. (57-58)

La prière s’est détachée d’elle comme une peau morte. (59)

Elle se fond dans le relief accidenté du pupitre où se juxtaposent des rainures poussiéreuses, des taches grumelées, des bavures d’encre, des encoches au canif. Elle voudrait disparaître au cœur de cette planche vermoulue, se dissoudre dans la matière. Des contractions lui triturent l’estomac. Des explosions retentissent au loin qui vont peut-être se rapprocher. Elle les espère, anticipe leur fureur libératrice. (62)

Tout reflue chaque fois qu’elle pense à Maher, le temps se contracte, les lignes s’incurvent, forment des nœuds qui l’enserrent, la ligotent, l’étranglent. Souvent la sensation de l’homme précède son image, il l’envahit avant même qu’elle ne le voie. (66)

La matière la sécurise, elle trouve refuge dans les choses les plus infimes, les plus ordinaires ; le fluide qu’elles dégagent l’enveloppe comme une étoffe souple et moelleuse. Elle pressent qu’une communion est possible avec les objets. Elle touche les surfaces, elle s’enfonce les stylos au creux de la main, les porte à ses lèvres, se frotte les joues contre les livres. Elle voudrait s’introduire à l’intérieur de chaque élément. Elle voudrait être une créature microscopique pour disparaître dans l’infini de la matière. (66-67)

Il pleut sur la ville. La pluie martèle la tôle du préau, le vacarme humide pénètre Siham et la décompose. Elle aimerait que le ciel s’ouvre davantage, qu’il se déchire de part en part pour se vider sur le Collège. Elle trouve que les choses ne vont pas assez loin. Les éléments se retiennent quand elle les voudrait déchaînés. Debout sous la pluie, elle ferme les yeux. Elle ne voit pas les filles qui s’esclaffent en la désignant du doigt, qui singent sa raideur hébétée, sa tête tournée vers le ciel. Elle n’entend pas les cris de Sonia : la folle prend sa douche, la folle a oublié son shampooing. (68)

Quelquefois elle se détache d’elle-même, elle oublie qui elle est, ce qu’elle est. L’instant d’après elle réintègre son corps et s’aperçoit qu’elle est Siham : l’histoire de Siham est la sienne, toutes deux coïncident, elle est elle. Elle se retrouve, confuse, incrédule. Je suis ça. Ça est moi. Elle voudrait que ces moments se prolongent où elle n’est pas elle-même. Qu’ils se prolongent indéfiniment. Non pas mourir, même pas devenir quelqu’un d’autre, mais cesser d’être ce qu’elle est. (|68-69)

Siham écoute sans réagir. Le discours de père Seghan ressemble à ses sermons : beau, net, propre. Comme sa barbe rasée de frais. Comme sa soutane immaculée. Comme son bureau impeccable où chaque objet est à sa place. Aucun désordre. Aucune poussière. Une odeur d’encaustique et de bonne conscience. (72)

Tout porte sa trace autour d’elle, tout résonne de sa voix. Elle est la captive d’une prison immatérielle dont il est le geôlier sans mains et sans visage. (87)

Son corps rigide l’étonne comme un appendice inconnu, une verrue monstrueuse. Elle examine cette matière informe, cette chose laide, grasse, livide, souffrante, qui est elle-même. Elle voudrait la battre, la broyer, la réduire en poussière. Elle voudrait la serrer dans ses bras comme elle aurait serré Karim, la serrer et la consoler, la presser jusqu’à la vider de ses larmes, de sa mémoire. (115)

Elle s’imagine là-bas, dans les flots sombres, seule, entourée d’un néant sans limite, si vaste qu’il engloutit la rumeur des eaux et les ténèbres elles-mêmes. Elle nage dans une encre visqueuse, une lave tiède qui l’immobilise progressivement et la tire vers le bas. Elle se sent raide, lourde. Des créatures à mâchoires rôdent sous elle. Elle n’a pas peur. Elle sourit. Elle sombre dans un rêve éveillé. (116)

Siham parle. Pour la première fois depuis des jours elle parle, des mots franchissent ses lèvres, sa voix résonne étrangement à ses oreilles, comme si elle entendait quelqu’un d’autre parler à travers elle. (118)

Plus elle l’écoute, plus Siham constate à quel point Tania ressemble à sa mère. La même grâce petite-bourgeoise, la même distinction maniérée et sermonneuse, la même façon d’employer des mots français comme des signes extérieurs de richesse. Elle fixe les boucles d’oreilles qui se tortillent sous les lobes étirés de la jeune fille. Un instinct obscur se réveille en elle. Elle a envie de planter là sa cousine. Elle a envie de la bousculer, de la gifler. Elle se voit en train de la saisir par les cheveux pour la jeter à terre. La violence, de nouveau, comme un sursaut vital, une planche de salut. (122)

Elle longe le rempart de la cité médiévale, découvre la mer révélée par les premières lueurs, l’oreille attentive à l’impact des vagues sur les roches, aux feulements du vent débités par les cris des mouettes et les touc-touc-touc des barques à moteur ; chaque pas l’enfonce un peu plus dans la rumeur des eaux, le grondement des ressacs, l’haleine marine chargée d’iode et de sel où point, au gré de la brise, un infime effluve de vase. Elle laisse sur sa droite une anse écumeuse, planète en ébullition dont les continents de mousse s’agrègent et se désagrègent à vue d’œil. (124-125)

Elle aime ce moment du jour où le port se réveille en douceur, le moindre bruit résonne comme dans un gymnase ou une église, avec quelque chose de minéral, de rocailleux, un écho infiniment pur qui ressuscite en elle des sensations lointaines, presque irréelles, dont les traces se dérobent à ses tentatives de les saisir, ou même de s’en approcher, tant sont volatils ces vestiges liés à son enfance, aussi fragiles que les lumières falotes des barques les soirs de brume. L’air est limpide au-dessus de la crique, les pierres de la jetée se colorent d’une teinte rosâtre qui glisse progressivement vers un blond de moins en moins doré, de plus en plus grège. Des canots rentrent, d’autres sortent, un essaim de mouettes se pose sur le plan déclive de la cale puis s’envole en direction de la tour carrée qui surplombe le goulet du port. (125-126)

Elle a mis longtemps avant d’oser articuler une phrase en français devant eux. Le jour où elle l’a fait, elle a éprouvé une sensation étrange, une sorte de désordre euphorique, comme si elle s’était dédoublée et qu’elle avait pénétré par effraction dans un espace infini dont elle n’avait pas soupçonné l’existence jusque-là. (130)

C’est lui qui, jour après jour, lui donne la force de marcher vers la nuit. (132)

Souvent aussi, ce ne sont pas même des souvenirs, juste des impressions liées à Yarcoub, des résonances tremblées, des reflets d’eau sur le mur chaulé de la terrasse, des odeurs furtives, un souffle dans l’oreille, une teinte, une lumière, une pénombre où grouillent des insectes invisibles, à moins que ce ne soient des soupirs cristallisés en murmures, des reproches inarticulés adressés à la survivante. (135)

D’où tire-t-elle cette confiance dans la vie, cette énergie entreprenante et loquace ? Quel est le secret de sa joie ? Siham s’en étonne, comme elle s’étonne de l’humeur allègre manifestée par certains couples au restaurant, surtout les jeunes amoureux qu’elle sert les dimanches à midi, si rieurs et bavards, si remplis d’un bonheur qu’elle ne leur envie pas, qui l’intrigue seulement, dont elle se demande parfois s’il ne s’agit pas d’une simulation ou d’une autosuggestion à deux. (152)

L’odeur de salpêtre et de poussière humide lui revient, les vibrations de l’air, le souffle des explosions, les secousses du sol ; elle entend le départ et l’arrivée des obus, le miaulement des roquettes, le rugissement lugubre des murs qui s’écroulent, elle revoit la poudre grise tombant des voûtes à chaque déflagration, la fumée qui s’infiltre par les bouches d’aération et les interstices de la porte, le jeu des torches électriques sur la tête des enfants, les uns terrorisés, les autres crâneurs, face livide, sourire goguenard, cachant mille silences sous leur forfanterie verbeuse. (155-156)

Elle se sent déboussolée par ce silence trop subit : elle ne parvient pas à se déshabituer des bombes. La nuit surtout, le roulement des canonnades lui manque, elle dresse l’oreille dans l’espoir secret d’entendre des explosions au loin. (159)

Rajéh, rajéh, yéthammar, rajéh lébnan. Siham supporte de moins en moins cette ritournelle diffusée sur toutes les ondes depuis l’arrêt des hostilités, que fredonnent ses collègues en cuisine, dont se gargarisent les clients éméchés du dimanche parce qu’elle leur promet la reconstruction mieux qu’avant et leur renvoie l’image flatteuse d’un peuple brave, uni dans la souffrance, renaissant toujours de ses cendres malgré la cruauté du destin. Elle est agacée par cette jubilation collective, ce patriotisme larmoyant, cette confiance béate dans l’avenir doublée d’une autosatisfaction à toute épreuve. L’idée de la reconstruction la met mal à l’aise, comme si elle pressentait que les murs redressés allaient servir de clôtures aux cimetières. (161)

Quelques jours plus tard, Siham apprend qu’une loi d’amnistie a été promulguée par le gouvernement. On a décidé de passer l’éponge sur les crimes perpétrés pendant la guerre : désormais aucun milicien ne pourra être poursuivi pour des faits commis entre 1975 et 1991. Les assassins, les égorgeurs, les tireurs embusqués, ceux qui ont buté des jeunes gens parce qu’ils s’appelaient Georges ou Mohammad, ceux qui ont déferlé sur des bleds isolés pour massacrer leurs habitants, qui ont embroché des nourrissons, exécuté des otages, traîné des corps derrière des Jeep, pendu à des grues, décapité à la hache, semé des voitures piégées au cœur des villes, pilonné des quartiers à faire crouler les immeubles sur les têtes des familles réfugiées aux sous-sols, tous, avec leurs instigateurs, se trouvent amnistiés par un trait de plume, pardonnés à jamais, sans aucun recours possible pour leurs victimes. (166)

Les assassins n’ont pas avoué leurs crimes, ils ne se sont pas manifestés pour reconnaître leurs actes et demander pardon. On a pardonné à des ombres, à des hommes sans visages. Les familles des victimes auraient peut-être supporté l’amnistie si les coupables avaient publiquement reconnu leurs torts. Il aurait suffi d’un aveu, un hochement de tête, un regard. Or rien de tout cela. Pas un mot, pas un signe. Du passé faisons table rase, on efface la guerre et on recommence. (168)

Les milices n’ont pas cédé la place à l’État ; les milices sont devenues l’État. Elles se sont partagé les institutions de la République comme elles se partageaient le territoire pendant la guerre. (169)

Depuis que des hommes massacrent des hommes, ce n’est pas l’impunité qui est l’exception, c’est la justice. (169)

Siham sent sur elle le regard pesant des soldats ; du haut de leurs tanks ou en poste aux check-points, les hommes la reluquent avec insistance, lèvres retroussées sur un demi-sourire, l’air railleur ou franchement canaille, des regards de mâles comme elle en a toujours subi depuis le Collège, qu’elle supporte de moins en moins à mesure que les années passent. Elle croit entendre des sifflements sournois, des commentaires ponctués de ricanements. (171-172)

C’était le no man’s land, un cœur sans vie entre les deux poumons de la ville. La nuit, on y entendait les aboiements des chiens errants qui fourrageaient dans les décombres ou pourchassaient des fantômes sous la lune. Les habitants des quartiers alentour respiraient le souffle des ruines, une exhalaison d’aunée visqueuse et de poussière humide qui était devenue l’odeur des vieux souks, l’haleine de la ville morte. (172)

À moins qu’ils ne vous abattent sur-le-champ si, par malheur, votre carte d’identité mentionne une communauté honnie à laquelle vous serez immanquablement identifié, aussi éloigné soyez-vous des attributs accolés à la communauté en question avec la sidérante brutalité de la bêtise. (173)

Siham est persuadée que le conflit couve sous la cendre, que derrière les signes de la paix revenue se cachent les symptômes d’un mal encore vivace. Dans sa tête il fait toujours guerre. (173)

Extraits de Ramy Zein, La Levée des couleurs, Arléa, 2011